2014: Bilan de l’année documentaire

Malgré les sorties en salle le plus souvent discrètes dont il fait l’objet, le documentaire demeure un genre incontournable pour le grand écran. Et ce, à de nombreux niveaux. Au Québec, 28 longs métrages documentaires québécois sont « officiellement » sortis en salle… si on exclut donc toutes les primeurs festivalières et les présentations évènementielles. Le chiffre se maintient dans ces eaux depuis quelques années, dépassant parfois même celui des fictions québécoises. À ce nombre s’ajoutent les productions internationales sorties ici, parmi lesquelles se sont démarquées 20,000 Days on Earth (Iain Forsyth et Jane Pollard), gagnant à Sundance et finaliste aux BAFTA et aux Independent Spirit Awards, le fascinant Jodorowsky’s Dune (Frank Pavich) malgré sa réalisation assez sommaire, ainsi que la révélation – à la fois le film et le personnage de la photographe secrète – Finding Vivian Maier, que j’avais beaucoup aimé en festival l’année précédente.

De prisons en prisons

N’oublions pas non plus les nombreux festivals qui nous permettent de dégoter quelques pépites. Je pense entre autres au Festival du Nouveau Cinéma (FNC), aux Rendez-vous du cinéma québécois (RVCQ), au Festival international du film sur l’art (FIFA) même si l’on a tendance à s’y perdre. Évidemment, pour le genre, on compte beaucoup sur les Rencontres internationales du documentaire (RIDM), dont la 17e édition afficha plus de 62 000 entrées (en plus de l’impact professionnel des 25 000 entrées de son petit frère, le Doc Circuit, seul marché documentaire francophone en Amérique du Nord). On y a pu découvrir le magnifique et déchirant Juanicas de Karina Garcia Casanova, qui a finalement reçu deux mentions, ainsi que le Grand Prix national, Sol de  Susan Avingaq et Marie-Hélène Cousineau. Un de mes coups de cœur est sans hésitation le film de Steve Patry, De prisons en prisons. La réalisation est classique, mais le parcours troublant de ces rescapés de la vie, la montée en puissance dramatique, et la sensibilité dont le film témoigne en font une grande œuvre.

 

Que ta joie demeurreEn salles, nous avons eu droit à des approches très variées. La charge politique de Dominic Champagne, épaulé par Pierre-Étienne Lessard, Anticosti : la chasse au pétrole extrême, côtoyait le concept inclassable composé de tableaux signé Denis Côté, Que ta joie demeure – en fait dont on questionne quasiment l’appartenance au genre documentaire.

 

 

L’école étant un filon inépuisable d’histoires riches (les affres de l’enfance et de l’adolescence, la question de l’éducation et de la transmission, la mini-société que représente une classe, la vision d’adultes en devenir, etc.), deux films ont marché sur les pas des High School (F. Wiseman), Être et avoir (N. Philibert), et chez nous La classe de Madame Lise  (S. Groulx), Première année (C. Laganière), 538 fois la vie (C. Baril)… et j’en passe! Il était très intéressant de comparer La marche à suivre de Jean-François Caissy, auréolé d’une sélection au festival de Berlin, avec Secondaire V de Guillaume Sylvestre, tant les démarches étaient à l’opposé : utilisation brillante du hors-champ dans le premier, réalisation frontale pour le second ; l’anticonformisme structurel de l’un qui refuse le traditionnel « une année dans la vie de… », la recherche d’efficacité de l’autre ; dans les deux cependant, les tensions relationnelles qui se déploient, mais aussi une prise de parole franche et rafraîchissante de la part des jeunes.

 

Simon Beaulieu poursuit un questionnement identitaire québécois, mais après Godin, il s’est radicalisé  – tant dans la forme que le propos – avec Miron, un homme revenu d’en dehors du monde. Sa collaboration avec les cinéastes expérimentaux Karl Lemieux et Daïchi Saïto ont fait sortir le documentaire du classique film d’archives. Dans le genre conceptuel, Danic Champoux réalise un film qui paraît simplissime – une série d’entrevues sur fond blanc, cependant agrémentées de quelques « apparitions » visuelles et sonores mystérieuses – et pourtant foncièrement profond. De son Autoportrait sans moi jaillit une grande humanité, avec, pourrais-je dire, quelque chose de cosmique.

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À l’international, ont fait parlé d’eux Eau argentée, Syrie autoportrait (excellentes critiques en France), Iranien (pourtant mal aimé de mon collègue Eloi Mayano-Vinet), La Cour de Babel (succès-surprise en France, encore une histoire d’école!), The Overnighters (que j’ai moyennement aimé, malgré un storytelling surprenant), le controversé Atlas et bien sûr le remarquable et troublant Citizenfour. Enfin, plongeant dans les dessous du monde de la finance internationale (un sujet dans l’air du temps, et à raison), Master of the Universe a été proclamé meilleur documentaire européen (European Film Awards). Frederick Wiseman, qui semble tourner plus vite que son ombre, a proposé un nouveau film-fleuve, National Gallery, tout juste après At Berkeley. Par contre, il semblerait qu’Errol Morris ait déçu avec The Unknown Known (s’est-il fait bouffer tout cru par Donald Rumsfeld?) mais je n’ai pas pu juger sur pièce.

The Unknown Known

Pour revenir au Québec – mais c’est symptomatique d’un nouvel ordre global – aujourd’hui dans le paysage audiovisuel mouvant, force est de constater que cinéastes, producteurs et distributeurs doivent rivaliser de créativité pour que les films vivent sur grand écran, alors que souvent les documentaires ne restent qu’une ou deux semaines à l’affiche. Alors que nous sortions de l’époque où l’on retrouvait des documentaires télé squatter les salles obscures, les frontières entre petit et grand écran se brouillent à nouveau, mais de manière plus éclatée, en ce sens qu’une même œuvre long métrage se retrouve sous des formes adaptées aux différents médiums. En 2013, Carré rouge sur fond noir des jeunes Santiago Bertolino et Hugo Samson était télédiffusé – dans une version quelque peu modifiée et sous le simple titre Carré rouge – le jour où il sortait en salle. Il me semble tout de même que tout le monde en a profité, comme en témoigne la bonne cote d’écoute d’une part, et sa longévité en salle d’autre part. En 2014, Nation, huis clos avec Lucien Bouchard (Carl Leblanc) a d’abord été télédiffusé avant de sortir quelques semaines plus tard dans une version longue inédite au Cinéma Excentris. Le dernier long métrage que j’ai produit en 2014, sélectionné aux RIDM, Les derniers hommes éléphants, réalisé par Daniel Ferguson et Arnaud Bouquet, se retrouve ainsi dans une version cinématographique sous-titrée pour les salles et les festivals et une version avec doublage et l’ajout d’une narration pour la télévision (faut-il rappeler que près de la population québécoise a du mal à lire?).

 

Ceci dit, une grande partie des œuvres documentaires qui se sont retrouvés dans les belles salles sont des films de cinéma dont certains ne trouveront jamais leur place à la télévision conventionnelle, de par leur sujet, leur approche, dans quelques cas leur radicalité formelle. Ces œuvres offrent un regard sur le monde, mais pas de la même manière qu’un grand reportage. Je ne cesserai de souligner que le genre documentaire doit lutter contre de nombreux préjugés. On a tendance à vouloir le caser dans une forme unique, alors que le documentaire est, en bout de ligne, aussi varié que la fiction : investigation, portrait, fresque historique, film-poème, film expérimental (comme ceux qui sortent du Sensory Ethnography Lab tels que Leviathan ou Single Stream, mais aussi les documentaires-collages de Dominic Gagnon plus proche de nous) et autres. Des films comme Bà Nôi de Khoa Le, sorti cette année, franchissent les frontières catégoriques, entre le film familial et une expérimentation multiple de l’altérité. D’autres, qui se posent dans une attention des gestes, se foutent du temps qui passe, tant sur le plan de la thématique que du rythme. On pense à Des adieux de Carole Laganière ou Le pas de la porte d’Iphigénie Marcoux-Fortier et Karine van Ameringen, deux films qui, à leur manière, conjurent la mort. Si on ne laisse pas ces œuvres faire leur travail de repousser le vortex d’une vie de consommation, pas seulement matérielle, mais consommation du temps et fuite du moment, nous ne pourrions plus sortir de nos vies-machines et de nos compulsions. Mais ça, n’est-ce pas le rôle plus large de la culture? Je vous invite à relire cet article de Nathalie Petrowski qui nous rappelle que sa place dans nos vies québécoises est de plus en plus menacée…

 

http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/nathalie-petrowski/201412/17/01-4828981-soigne-ta-chute.php

Le nez

Mais maintenant place à 2015! Nous avons hâte aux sorties du Profil Amina de Sophie Deraspe (en compétition au prestigieux festival Sundance), Le Prix à Payer d’Harold Crooks (TIFF Canada’s Top Ten), Le nez de Kim Nguyen (qui a fait l’ouverture des RIDM) et Le sel de la mer de Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado, entre autres.

Le documentaire de cinéma n’a pas dit son dernier mot.

 

 

En complément, la liste des 22 meilleurs documentaires de 2014 selon IndieWire :

http://blogs.indiewire.com/theplaylist/the-22-best-documentaries-of-2014-20141218?page=5

Dans son Bilan 2014 du Voir, 5 documentaires à voir :

http://voir.ca/cinema/2014/12/08/bilan-cinema-2014-5-documentaires-a-voir/

Le palmarès des RIDM 2014 :

http://www.ridm.qc.ca/fr/programmation/palmares

Celui de Hot Docs, le plus grand festival documentaire en Amérique du Nord :

http://www.hotdocs.ca/conference/festival_awards/

Et la liste des 15 demi-finalistes à l’Oscar du meilleur documentaire :

http://variety.com/2014/film/news/15-documentaries-land-on-oscars-short-list-1201368807/

 

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