Juanicas

Un film personnel, d’apparence tragique et pourtant lumineux – ♥♥♥♥

Il n’est pas habituel de critiquer un film auquel on a participé lors d’une étape de développement. Je connaissais son histoire, ses enjeux. Exercice critique délicat, sinon impossible. Or, le développement dramatique et le traitement de Juanicas sont tels qu’ils m’ont transporté – tout comme le public de cette deuxième projection aux RIDM – au-delà de toute connaissance préalable du sujet. Par la force de son cinéma, j’ai apprécié le film en tant que simple spectateur, comme si je découvrais l’histoire pour la première fois, fasciné par son déroulement et la sensibilité du montage.

Si le film touche aux maux psychiques, de la bipolarité à la dépression, affectant une famille sur plusieurs générations, Juanicas ne répondra jamais aux raisons qui ont pu mener à une telle descente aux enfers, offrant plutôt complexité, sensibilité et courage dans son rapport à la maladie. Contrairement à certains «documentaires familiaux» qui lavent leur linge sale à la caméra, ce qui est remarquable ici, c’est la posture de la réalisatrice, Karina Garcia Casanova, qui cherche à créer le dialogue, à comprendre, sans le désir d’accuser, mais avec ce que l’on perçoit comme une profonde bienveillance, malgré les troubles qu’elle subit elle-même.

«Karina filme pour l’école» dit sa mère, Victoria, au début. Plus tard, Karina rétorquera à son frère «Je vais faire un film avec ça». Le tournage aura pris huit ans au final. Faire un film étudiant – l’intention de départ – n’apparaît pas comme un véritable moteur, l’intuition de la réalisatrice étant plus forte que tout. Il fallait qu’elle filme, qu’elle creuse. Besoin instinctif pour dépasser une histoire familiale que l’on découvre progressivement, dans un brillant déploiement, terrible de violence accumulée mais sourde.

Les figures de la mère et du frère sont ambigües, jamais démonisées. Comment une femme si enjouée et d’apparence aimante a-t-elle pu négliger ses enfants? À un moment donné, avec un naturel désarmant, Victoria dit à des copines de cours «Ma fille fait un film sur moi parce que je suis maniaco-dépressive». Presque un moment tendre. Et comment ce garçon si brillant et lucide a-t-il pu autant déraper? Il dira à sa sœur un «Tu ne me connais pas, toi» qui fait froid dans le dos. Le film s’attache à la vérité de ces instants surprenants, étonnamment lucides, et ainsi jette le trouble. L’impact n’en est que plus fort.

La caméra «film de famille», intime et brute, force la proximité. Des conversations sur une porte fermée, dans un plan vidéo low-res, sont plus marquantes que n’importe quelle mise en scène : ici, le dialogue devient silence, attente, sur un brouillard visuel. Par la suite, les ellipses de temps sont souvent effarantes, ce qui donne l’impression de cette progression implacable. En contre-point, Juanicas est parsemé de souvenirs – sont-ils vrais? – en pellicule Super 8, qui évoquent le sentiment d’une innocence perdue… d’où émerge une douce et triste émotion.

Le film comporte plusieurs couches, que nous pourrions discuter plus longuement, tel que le terrible abandon du système public médical en trame de fond. C’est aussi un film d’immigration, de nouveaux départs; l’œuvre elle-même est l’occasion d’un renouveau pour chacun des personnages. Mais pour que renouveau se fasse, il faut mettre la lumière sur les relations malsaines, même si aimantes, qui régissent le cœur de la famille. On se surprend à espérer ainsi que la cinéaste puisse se construire finalement, sur ses propres bases, un avenir. La scène du mariage en témoigne et nous donne espoir. À la fois quête de libération et lettre de réconciliation, plus fort que n’importe quel documentaire didactique, Juanicas nous trouble et nous bouleverse.

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