France, 2024
★★★★
À l’œuvre, on connaît l’ouvrier. Voilà un proverbe qui plairait sûrement à Pascal Bonitzer, ancien critique aux Cahiers du cinéma et scénariste des plus grands films de Téchiné. Alors qu’à l’accoutumée il dépeint des personnages issus de milieux sociaux homogènes, dans Le tableau volé, son 9ème film, il confronte le monde des ventes aux enchères et des galeristes à celui moins clinquant, et surtout plus modeste, d’une famille alsacienne qui vivote péniblement.
Au début des années 2000, un tableau d’Egon Schiele a été retrouvé dans une banlieue mulhousienne par un spécialiste d’art moderne d’une grande maison de vente. Une découverte d’autant plus surprenante que l’on croyait cette peinture détruite pendant la Seconde Guerre mondiale en raison des exactions perpétrées à l’encontre des familles juives, dépossédées de leurs biens personnels. Tel fut le sort funeste réservé à de nombreuses œuvres appartenant à l’art dégénéré, un terme employé par les nazis pour désigner toute forme d’expression moderniste qu’Hitler condamnait en vertu de son obsession maladive pour la dégénérescence humaine et ce, malgré d’indéniables qualités artistiques. Si par chance certaines créations furent sauvées, elles ont souvent été données en guise de pourboire à des petits collabos administratifs. C’est ainsi que la toile miraculée de l’artiste autrichien s’est retrouvée entre les mains d’un partisan hitlérien vivant reclus dans une maison en viager de l’Est de la France. À sa mort, les nouveaux propriétaires provenant d’un milieu prolétaire découvrent alors par hasard qu’un trésor se cache derrière ces Tournesols inspirés de Van Gogh.
De ce fait divers dont il s’inspire librement, Pascal Bonitzer tire une satire sociale rondement menée, notamment grâce à des dialogues articulés au cordeau par des acteurs dirigés avec brio. Alex Lutz (Vortex) incarne magnifiquement l’audace et la condescendance parisienne dans le rôle désobligeant du commissaire-priseur André Masson, aux côtés de son ex-femme Bertina (lunaire Léa Drucker), également experte chez la maison Scottie’s où la jeune stagiaire Aurore (énigmatique Louise Chevillotte) ment compulsivement. D’un naturel déconcertant dans la peau de Martin Keller, le jeune Arcadi Radeff est, pour sa part, saisissant de justesse en ouvrier dépassé par les événements.
C’est par une lettre de l’avocate de la famille (Nora Hamzawi) qu’André Masson (homonyme du célèbre peintre) apprend l’existence de la toile de maître que l’on croyait perdue. Il faut dire qu’en plus de 30 ans, aucune œuvre de cet artiste expressionniste n’a été retrouvée. De fait, lorsqu’il invite Bertina à le suivre pour authentifier le tableau, ils sont persuadés à 99% que c’est un faux. Un nuitard qui possède un Egon Schiele, c’est impensable. Et pourtant! Sachant qu’en France, un service du ministère de la Culture est chargé de la restitution aux héritiers des œuvres spoliées, André prend alors contact avec la famille Wahlberg, expatriée à New-York depuis plusieurs années.
Non sans délicatesse, Pascal Bonitzer n’a de cesse d’illustrer l’incommunicabilité de deux milieux disparates dans des jeux de lumières tantôt ternes tantôt lumineux, oscillant entre indigence et opulence, sobriété et superfluité. Les vastes espaces chics des bureaux et de l’appartement de Masson contrastent avec le décor hétéroclite du domicile des Keller, celui d’une habitation de province où les objets sont entassés sans attrait particulier. Là-bas, la caméra cadre parfois du sol, au même niveau que les personnages écrasés par la dureté de leur condition quand dans le monde marchand, elle est à hauteur d’homme, où l’on juge en regardant de haut. C’est en quittant la capitale, par un travelling latéral sur les maisons au bord de la route que l’on prend alors toute la mesure de ce décalage social, défilant sous nos yeux comme des diapositives, dans une succession de clichés naturalistes venus figer dans notre psyché la triste réalité d’une France dépréciée. Loin des murs jaunis et décrépis de la chambre d’ami où il restait endormi, le tableau retrouvera de son éclat lorsqu’il sera éclairé d’un rouge muséal, entraînant une réflexion sur la représentation de l’art. Et si la substantielle beauté d’une œuvre était imputable à l’endroit où elle est exposée? Sans apporter de réponses claires à ce sujet, le cinéaste a au moins le mérite d’éveiller les consciences sur les préjugés dont nous portons tous les stigmates.
Recadrer les préjugés
Mieux vaut ne pas se fier aux apparences comme nous l’enseigne le réalisateur. À l’instar de ses personnages, il use, à bon escient, de jeux de miroirs pour mettre en exergue l’ambivalence de leur personnalité respective. Il scrute au microscope leurs contradictions et l’hypocrisie derrière lesquelles il peut être si confortable de se draper au moyen de nombreux plans fixes sur les visages. Le légataire Wahlberg semble ému de retrouver le tableau de son aïeul pour néanmoins s’empresser de le vendre dès qu’il l’aura récupéré. De son côté, André recadre en permanence sa stagiaire tout en lui notifiant l’importance d’être poli, dans son enseignement précis des rouages d’un métier codifié où pour réussir, il faut posséder. Le paraître? C’est la clef. Il en sait quelque chose, lui qui bichonne ses montres de luxe dans des coffrets au lieu d’accrocher les toiles posées négligemment sur son buffet, préférant être cousu d’or qu’être cousu d’art. Quant à Aurore, elle cherche à plaire en inventant des histoires, comprenant rapidement qu’il lui faut jouer un rôle pour s’en sortir, au risque de prostituer sa personnalité puisqu’il faut vendre à n’importe quel prix. Mais pour prouver quoi, à qui? Pour échapper à sa condition? « Vous n’avez pas inventé la honte » lui dira son mentor, loin de se soucier du qu’en-dira-t-on dont il se moque éperdument : « J’ai l’habitude d’être haï, ça fait du bien aux neurones ».
Hommage à L’hypothèse du tableau volé de Raul Ruiz pour qui Bonitzer a scénarisé plusieurs films, ce dernier raccourcit le titre de l’œuvre mais déploie une intrigue haute en couleur, grâce à son indéniable talent de conteur. C’est qu’il est de ces dialoguistes hors-pair qui savent manier les mots. Ici la culture côtoie l’épure au moyen d’un maigre squelette de mise en scène qui a toutefois le mérite d’entrelarder ses scènes de répliques aussi truculentes que cocasses ayant fait le sel de son cinéma. In fine, Le tableau volé semble doté d’une simple toile de fond sur laquelle il projette les disparités de deux mondes composés d’illusions, à l’image d’un labyrinthe de verre où il peut être facile de se perdre. En témoigne ce couloir vitré par lequel transite l’ouvrier pour rencontrer l’héritier après avoir grimpé un long escalier, celui même de l’ascension sociale. Entre mensonges et faux-semblants, le cinéaste brosse un portrait au vitriol du marché de l’art, débordant de personnages aussi exaltés qu’intimidants face à Martin, curieux de rien, qui ne triche pas au jeu comme dans son quotidien. C’est un homme droit dans ses bottes, les mêmes qu’il enfile pour aller besogner à l’usine. Un homme simple comme on dit, mais un homme heureux, fidèle à un rang qu’il ne souhaite pas quitter, pour tout l’art du monde.
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Durée : 1h31
Crédit photos : Pyramide Distribution