États-Unis, 2021
Note : ★★★ ½
Sam Levinson collabore avec Zendaya qui était à la tête d’affiche de la série HBO primée, Euphoria. Le cinéaste met en images ce qui s’avère être une expiation violente et viscérale du mal-être qui peut ronger une relation à l’apparence symbiotique.
Le film qui sortira le 5 février et que l’on pourra visionner sur Netflix offre davantage qu’une simple histoire de querelle conjugale; c’est une véritable leçon de cinéma. Tourné en pleine pandémie, Malcom & Marie parvient à nous piéger dans cette luxueuse demeure californienne au milieu de ces deux individus coincés eux aussi au milieu du cinéma et de leur amour en péril. Levinson exploite avec aisance le huis clos en nourrissant cette bombe à retardement, notamment par ses jeux d’opposition avec les dispositifs de mise en scène. C’est sur une trame sonore remarquablement choisie que se déroule cette valse entre amour et haine.
Noir et blanc, bien et mal, juste et injuste : jouer avec les oppositions
Le film donne l’impression qu’il s’agit d’une discussion, mais il s’agit en fait d’un exercice libératoire des hantises et des rancœurs longtemps gardées dans chacune des voûtes psychologiques des personnages. Le réalisateur semble travailler avec les oppositions; il n’y a aucun juste milieu dans cette œuvre, celle-ci est absente de modération, c’est tout ou rien, c’est blanc ou noir, il n’y a pas de gris. Tourné avec de la pellicule noir et blanc, le film se pose déjà dans une forme d’opposition; pellicule versus numérique, noir et blanc versus couleur. De tels choix sont certes des choix esthétiques et/ou narratifs, mais ils mettent aussi la table à ces jeux d’opposition qui sont au cœur de la tension dramatique.
Le film débute avec une tension qui n’apparaît pas progressivement; elle est plutôt ponctuelle, agressive et percutante. Elle vient de l’incident déclencheur auquel le spectateur n’était pas convié; la soirée de première du film de Malcolm. Soirée où il a négligé de remercier sa douce moitié pour toute son implication dans ce projet qu’ils auraient bâti ensemble. C’est une bombe qui explose dans cette luxueuse maison isolée par les arbres et la végétation. L’alternance entre les gros plans sur les visages, sur les corps morcelés des protagonistes lors des moments amoureux et les plans larges et immobiles des scènes de disputes, donne un rythme effréné au film. Tout comme les personnages, le spectateur a du mal à reprendre son souffle. Cette opposition proche/loin est symptomatique de l’instabilité du couple fragilisé. Lors des nombreuses scènes de confrontation, l’un est focus tandis que l’autre est hors focus par la caméra, l’un est du côté droit du cadre et l’autre est à gauche. La composition de l’image reflète ces moments où les deux se repoussent presque instinctivement.
La maison : lieu gestationnel de ce déchirement amoureux
Le passage de la caméra entre l’extérieur de la maison vers l’intérieur annonce dès le début du film l’intention du réalisateur, celui de nous montrer un moment cathartique d’une relation qui bat de l’aile. Autrement dit, on s’apprête à percer les membranes physiques de la maison pour percer le sac péricardique et accéder aux cœurs de Malcolm et Marie.
La caméra apparaît comme le point de vue des spectateurs. Elle ne fait pas qu’acte de représentation, mais incarne une pulsion voyeuriste, ce plaisir de regarder sachant que nous ne pouvons pas être vus. Le huis clos, en plus de permettre la confrontation, affranchit les protagonistes de la logique spatiale et temporelle. La demeure isolée par les arbres et hautes herbes est encerclée par un néant incarné par l’absence d’un horizon, d’une perspective d’échappatoire. L’unique lien qui rattache le monde extérieur, de ce qui devient la scène des méandres amoureux, est ce chemin qu’emprunte la voiture dans la scène d’ouverture. De l’extérieur, la maison semble carrée, simple et facile de s’y retrouver, mais aussitôt à l’intérieur, le domaine se transforme en un labyrinthe dans lequel Malcolm et Marie tentent de se rejoindre et de trouver une issue leur couple. Les constantes batailles qui se déroulent au cours de cette nuit prennent une tournure kafkaïenne à cause de l’aspect inextricable de la demeure. Celle-ci est désormais le théâtre de leurs confrontations. Levinson place Malcolm et Marie à différents niveaux de l’image; Marie fume en avant-plan tandis que l’autre est en arrière-plan. Il y a une alternance entre une image qui est parfois plane et parfois profonde, tout comme les conversations qu’ils entretiennent tout au long de la nuit. Ces constants écarts dans le cadre illustrent le clivage entre les deux individus et le blocage auquel ils font face. C’est une discussion dans laquelle chacun a son propre langage.
L’aspect théâtral de l’espace tient aussi du fait que l’isolation des lieux empêche les protagonistes de fuir la représentation qu’incarne leurs ébats colériques. Ils sont placés malgré eux devant le regard des spectateurs. Marie sort et s’amuse à disparaître momentanément dans les bois qui entourent la maison sans jamais la quitter. Le réalisateur joue avec le hors champ et le hors cadre qui rappelle les déplacements dans l’espace de Malcolm et Marie. Il n’y a que deux types d’interactions dans le film : violentes et amoureuses. Chacune d’elle ayant son propre angle d’attaque, elles incarnent une force antagoniste. Les interactions violentes lors des ébats colériques placent les personnages l’un face à l’autre, en opposition. Ils sont chacun d’un côté de l’axe et se déplacent en tournant autour de l’autre comme deux lutteurs sur un matelas. Les regards se croisent et ne se lâchent pas. Ils sont bilatéraux et se choquent, alors que dans les moments amoureux, les deux ne se regardent jamais directement.
Le scénario est puissant et met de l’avant le jeu d’acteurs qui est louable; toutefois, l’histoire semble parfois stagner. Le jeu de John David Washington est remarquable, mais c’est celui de Zendaya qui s’est particulièrement démarqué. Malgré la tension qui nous tient en haleine, le conflit n’évolue pas. Les transitions sont brutales et l’histoire progresse à peine. Peut-être que le discours domine la diégèse, mais il n’empêche que la dimension plastique et technique du film empiète sur l’évolution dramatique. Les échanges sont parfaitement orchestrés et les personnages se font violence par le mysticisme relevant des courtes répliques et par la cruauté incommensurable des longues répliques qui font acte de torture.
Le cinéma qui parle de lui-même
Au milieu de cette intense dispute, Sam Levinson glisse non seulement un éloquent discours sur le cinéma actuel, mais remet aussi en question la position de l’artiste dans la nature d’une œuvre. La principale question soulevée est celle de sa politisation. Une œuvre peut-elle être apolitique? Peut-on regarder et concevoir l’œuvre et l’œuvre seulement? Ce sont des questionnements que le cinéaste soulève. Celui-ci exprime surtout une volonté de dépolitiser l’œuvre notamment dans la scène où Malcolm réagit à la critique du L.A. Times. Au cours de ce long monologue, Levinson exprime son discours avec conviction par l’intermédiaire de Malcolm. Cela semble être une revendication pour une dissociation entre l’artiste et son œuvre. Pourquoi associer directement l’identité de l’artiste à son film? Autrement dit, pourquoi l’œuvre ne pourrait-elle pas exister en tant que produit dissocié et individuel? C’est une interrogation que soulève l’artiste, tout comme la question des enjeux politiques et sociaux qui sont traités. Levinson prône surtout une structure égalitaire dans le processus de création de Malcolm & Marie, basé sur la collaboration dans un esprit d’équité et de solidarité. Ce qui se dégage de ce film est surtout cet amour du 7e art et cette admiration pour le cinéma de Spike Lee, pour n’en nommer qu’un. Il faut considérer le cinéma d’abord comme une manifestation de l’intérêt de créer et d’innover. Levinson se positionne en tant qu’artiste et il reconnaît clairement son statut privilégié. Il parle avec honnêteté de sa position de choisir de politiser ou non une œuvre. Levinson et par le fait même, Malcolm, reconnaissent le privilège qu’ils ont en tant qu’artiste de créer et innover, sans toutefois ignorer le fait que cet intérêt de création n’est pas donné aux spectateurs. L’auteur procède à une habile mise en abîme. Malcolm révèle en lisant dans la critique de son film que sa scène d’ouverture intradiégétique est identique à celle du film dans lequel Malcolm existe. Cette forme de métadiscours est intéressante: Levinson parle de son film par l’intermédiaire de Malcom.
Malcolm & Marie est une œuvre audacieuse qui se démarque par une esthétique irréprochable. Malheureusement, l’histoire semble davantage être un acharnement qu’une démarche réparatrice. Ayant tous les éléments présents dans le film, le scénario aurait pu être moins étriqué, mais il demeure que les manières de représentation sont superbes et que Malcolm & Marie demeurera décidément un film à voir.
Bande annonce originale anglaise :
Durée: 1h46
Crédits photos: Netflix