Autriche, 1997
Note : ★★★★ 1/2
Sollicitant chez de nombreux cinéphiles une noirceur insoupçonnée, Funny Games est une œuvre phare dans l’histoire du cinéma qui remet en question la moralité de certaines formes de divertissement. Ce thriller psychologique réalisé par Michael Haneke se distingue par sa capacité à explorer de manière introspective notre fascination curieuse pour la violence.
Crever le jaune
Haneke exploite les conventions traditionnelles du genre de l’horreur en offrant un traitement subversif de celles-ci, redéfinissant ainsi les codes du cinéma contemporain. Pour ce faire, il emprunte des références culte ancrées dans la mémoire des amateurs de films d’horreur, avertissant dès les premières scènes qu’un danger imminent guette la famille. Les arbres, la rivière, la symétrie, la sinuosité des routes : cette scène rappelle directement l’introduction de The Shining (1980), où une famille nucléaire fait également route en voiture vers sa destinée fatale vers des lieux plus isolés. Haneke tisse habilement son récit en utilisant des représentations familières pour accentuer l’impact de la rupture de ton à venir.
Œuf miroir
Le personnage de Paul (Arno Frisch) agit comme un miroir de Haneke, s’assurant ainsi de la continuité de la trame narrative en faisant des commentaires sur le film lui-même. Lorsque Georg (Ulrich Mühe) implore son agresseur d’abréger ses souffrances, Paul s’adresse directement à nous.
« Vous pensez que c’est assez? Je veux dire, vous voulez une vraie fin? Avec un développement plausible de l’intrigue. N’est-ce pas? ».
Force est d’admettre : Paul a raison. Haneke nous fait comprendre que la violence n’existe ici que parce que nous, le public, la demandons. Il s’adresse directement aux spectateurs par le biais de son double interprété par le personnage de Paul. Il nous demande ce que nous désirons de lui en tant que réalisateur de films d’horreur, puis évite de nous donner des dénouements satisfaisants ou des résolutions conventionnelles. Le malaise qui en découle est amplifié par la cruauté des actes perpétrés et la manière dont les tueurs défient activement l’identification du public envers les héros. Il nous ramène à notre complicité passive avec la violence dans un contexte contrôlé comme au cinéma. Haneke remet en question notre moralité en tant que consommateurs de films violents dans un monde postmoderne déjà très violent.
Le personnage de Paul occupe une place centrale dans l’élaboration de cette dynamique. Il nous lance un regard complice et un clin d’œil. Le réalisateur nous exhorte à remettre en question notre propre implication dans l’expérience. Ainsi, Michael Haneke nous offre une critique acerbe de la fascination pour la violence. Les actes de cruauté barbare constituent une pierre angulaire de l’œuvre du réalisateur. Pourtant, ils se déroulent principalement en dehors du cadre. Pourquoi ce choix délibéré? Peut-être dans le but de ne pas céder à la violence stylisée habituellement présente au cinéma.
Œuf battu
Comme Haneke l’affirme en entrevue : il est bien plus excitant d’entendre le craquement des escaliers que de voir le monstre une fois la porte ouverte.
En privant ainsi le public de ces images, le réalisateur utilise le pouvoir des associations cognitives pour matérialiser ce qui se déroule hors champ. La personne qui écoute le film se trouve forcée d’imaginer les scènes violentes de manière plus personnelle et subjective.
Lorsque Anna (Susanne Lothar) doit se déshabiller devant ses agresseurs, de nombreux réalisateurs auraient probablement profité de la nudité d’une actrice séduisante pour sexualiser l’horreur. Haneke décide plutôt de couper le plan au niveau des épaules, afin de filmer l’expression d’humiliation sur son visage. À travers son regard, toute l’horreur de la séquence est dépeinte, mettant ainsi en évidence le traumatisme psychologique de la violence plutôt que son aspect physique.
Dans Funny Games, les deux jeunes hommes peuvent sembler respectables avec leur apparence aisée et leurs bonnes manières. Derrière cette façade bourgeoise se cachent des monstres dévorants. La symbolique des gants blancs que portent Paul et Peter (Frank Giering) est également pertinente pour analyser la nature du caractère des personnages.
L’expression « mettre des gants blancs » ou agir avec circonspection résonne parfaitement avec les personnages qui tourmentent la famille. Ils restent polis lorsqu’ils torturent et leur ton est glaçant de détachement. Le film pose un commentaire sur la nature hypocrite de la société qui condamne la violence, mais la médiatise lorsqu’elle est divertissante. Cela met en évidence l’artificialité de la bonne conduite bourgeoise dans une société de consommation.
Œuf tourné et retourné
La scène de la télécommande est extrêmement puissante sur le plan symbolique, car elle brise les codes cinématographiques auxquels nous nous sommes tant habitués. Anna réussit finalement à s’emparer du fusil posé sur la table et tue Peter. Immédiatement après, Paul trouve la télécommande de la télévision du salon et rembobine le film que nous, spectateurs et spectatrices, sommes en train de regarder.
Haneke et Paul jouent avec nous ici. Lorsque Anna tente de tirer sur Peter mais échoue, Paul lui dit qu’elle n’aurait pas dû faire ça :
« Tu brises les règles du jeu », dit-il.
Cette subversion est intéressante, car Anna brise également les règles du cinéma en agissant ainsi, en ne respectant pas l’ordre normal du récit. À quoi bon agir d’une manière spontanée qui ne suscite même pas d’excitation pour le public ? Cela ne servirait aucunement le scénario selon Paul, qui est conscient de la nature de la fiction. Il n’y a pas de véritable espoir d’un destin différent, car en tant que réalisateur, Haneke tire toutes les ficelles.
Les discussions franches entre les deux agresseurs sur le rapport entre la fiction et la réalité mettent en lumière le caractère introspectif du film, invitant les spectateurs à réfléchir à leur propre responsabilité morale en tant que public. Haneke transcende le simple divertissement et prétend nous convier à un rôle actif dans la création même du récit. Pourtant, en brisant le quatrième mur, il nous rappelle qu’Anna était destinée à offrir un casseau d’œufs aux voisins. Il retourne le miroir et nous force à admirer notre reflet en tant que voyeuristes passifs.
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Durée : 1h48
Crédit photos : Criterion.com