Marcel Jean : La Cinémathèque par conviction

Un peu plus tardivement que ses consœurs montréalaises, les salles de la Cinémathèque québécoise reprennent du service. Un décalage qui s’explique par la mission de l’endroit, à la fois référence pour les cinéphiles québécois mais aussi lieu de conservation et de valorisation du patrimoine cinématographique. Cinémaniak rencontrait Marcel Jean, directeur général d’un lieu aux richesses souterraines.

Cinémaniak : Quel a été votre parcours et en quoi consiste votre rôle de directeur général de la Cinémathèque québécoise?

Marcel Jean : Je m’occupe d’une équipe assez importante dans un lieu qui est plus qu’une salle de cinéma. Une cinémathèque, c’est aussi un lieu où on conserve, où on préserve la cinématographie. Nous avons une collection très importante, qui est en quelque sorte la face cachée de l’endroit. La salle de projection, c’est la partie visible, mais le gros des activités d’une cinémathèque relève de l’invisible. C’est cet ensemble-là que je gère. La petite institution culturelle qu’est la Cinémathèque a pour mission de préserver et promouvoir le patrimoine cinématographique canadien et québécois, ainsi que le patrimoine mondial dans le cinéma d’animation, une spécialité qui nous est propre. Mon rôle est donc d’établir la stratégie pour coordonner le tout au sein de l’équipe. Je suis dans le milieu du cinéma depuis très longtemps ; j’ai commencé comme critique dans Le Devoir en 1984, donc il y a plus de 30 ans.

C : Est-ce que vous diriez que c’est le fait d’avoir passé toutes ces années-là dans le milieu qui vous a amené à vouloir exercer ces fonctions?

MJ : J’ai fait un peu de tout en ce qui concerne le cinéma. J’ai réalisé, scénarisé, produit, dirigé un festival, j’en dirige toujours un (le Festival international du film d’animation d’Annecy)… c’est donc absolument naturel. C’est parce que je crois aux missions de ces institutions publiques que j’ai accepté le mandat de la direction générale de la Cinémathèque en 2015. La préservation du patrimoine ça me parait important. C’est ce qui m’a amené à la Cinémathèque québécoise : la mission correspond à mes valeurs.

C : Comment envisagez-vous l’avenir en tant que directeur de la Cinémathèque après la période de grands bouleversements sociaux et économiques qui s’est amorcée en mars? 

MJ : En fait, c’est très difficile de faire des plans à long terme dans la mesure où on ne connaît pas l’évolution de la maladie localement ou internationalement pour les prochains mois, voire les prochaines années. On ne sait pas quand le vaccin sera rendu disponible. Ce qu’on sait, c’est que la société ne peut s’arrêter à partir de maintenant ; il faut donc apprendre à vivre avec le virus et avec le danger. C’est dans ce contexte-là qu’il faut dorénavant s’ajuster. Mais je dirais que même si ce qui se passe actuellement nous affecte, ce n’est pas au même degré que nos collègues. Comme je le disais tout à l’heure, la Cinémathèque québécoise n’est pas seulement une salle de projection. La présentation en salles c’est la partie visible de l’iceberg, mais les activités de la Cinémathèque renferment beaucoup d’autres choses : des expositions, ainsi que tout un travail de documentation des films, par exemple. Une grosse partie des activités au cours des dernières années a été d’améliorer la présence du cinéma québécois en ligne. On a agi en ce sens, en créant ou en améliorant plusieurs centaines de pages Wikipédia consacrées au cinéma québécois. On a mis des tas d’images en ligne, on travaille beaucoup à rendre des connaissances disponibles, à écrire des textes de fond. Pendant le confinement, on a publié un livre sur l’histoire du cinéma expérimental au Québec. On s’apprête aussi à lancer en septembre un nouveau site web qui va nous permettre d’avoir beaucoup plus de documentation et d’information. La restauration de films est devenue de plus en plus importante dans nos activités ces dernières années. Nous avons restauré et numérisé plusieurs dizaines de films. On va continuer à le faire, puis on les rendra disponible en ligne, tel que nous l’avons fait pendant le confinement. On a donc toute une série d’activités en dehors de l’exploitation de nos deux salles de cinéma que nous allons poursuivre peu importe la manière dont la situation évoluera. 

Maintenant, on veut – et c’est important pour nous – que les salles de cinéma reprennent, et que nos salles de cinéma reprennent. Disons qu’on est moins à la merci des impératifs commerciaux. En respectant les règles des autorités en matière de santé publique, notre salle de 150 places devient une salle de 40 places. On peut vivre avec ça. C’est un peu dérangeant pour nos spectateurs parce qu’une salle de 40 places, c’est petit, rapidement complet. On va donc changer nos habitudes de programmation afin de présenter les films deux ou trois fois, et nous voulons également projeter le même film simultanément dans nos deux salles afin d’offrir une chance au plus grand nombre de voir le film. La dimension de nos activités qui est rendue un petit peu plus compliquée et qui se rapproche beaucoup de ce que font nos collègues, c’est le Centre d’art et d’essai de la Cinémathèque (CAECQ), c’est-à-dire les nouveautés qu’on projette le plus souvent, dans la petite salle du deuxième étage. Cette salle-là a maintenant une capacité de 20 places. L’été est de toute façon une période difficile pour cette salle-là parce qu’on y projette des nouveautés du cinéma indépendant québécois, documentaires ou longs-métrages indépendants. Ce ne sont pas des films d’été. Ces films-là trouvent davantage leur public à l’automne, souvent après le FNC ou les RIDM. Janvier, février et mars est toujours le meilleur trimestre de l’année pour le Centre d’art et d’essai. Alors, la décision qu’on a prise concernant ce dernier est de ne pas le rouvrir avant la fin du mois d’août. Nous ne voulons pas concurrencer le Cinéma Moderne sur les mêmes films ; à notre avis, il n’y a pas assez de films pour qu’on fasse double-emploi. 

C : Comment envisagez-vous le déroulement des événements qui se tiennent habituellement en vos murs, comme les festivals, si les restrictions en place se maintiennent? 

MJ : Le Festival du nouveau cinéma (FNC) nous a déjà annoncé qu’il ne se tiendrait pas à la Cinémathèque cette année. Les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) seront là, mais pas dans les mêmes proportions qu’à l’habitude. Les RIDM, tout comme les Rendez-vous Québec Cinéma (RVQC), occupaient tous les espaces de la Cinémathèque et y organisaient des discussions, des fêtes, toutes sortes de choses. C’est sûr que ce sera plus modeste cette année. Dans le contexte actuel, on peut difficilement imaginer les RVQC avoir lieu tel qu’on les connaît. Vous savez, quand on entre dans la salle Norman McLaren et que c’est bondé, qu’on est épaule contre épaule… 

Le bar, pendant la semaine des Rendez-vous, est très populaire. (Rires) On peut imaginer que si la situation n’évolue pas considérablement, ce genre de choses-là ne sera pas possible l’an prochain. Cela étant dit, il peut encore y avoir des projections. C’est une situation qui n’est pas simple pour les festivals. Je suis moi-même le directeur artistique du Festival d’Annecy en France. Nous venons de finir notre édition en ligne. C’est un très gros festival, nous avions 15 600 accrédités en ligne. L’an dernier, il y avait 13 000 personnes, 13 000 festivaliers avec une accréditation. Pour l’édition de juin 2021, est-ce que les Américains, les gens de partout dans le monde seront prêts à voyager dans les mêmes proportions qu’avant la COVID-19? Pas sûr. S’il a lieu sur place, aurons-nous que 5000 personnes au lieu des 13 000 reçues en 2019? Peut-être. Et est-ce qu’il faudra avoir une portion en ligne? Probablement.

C : En tant que directeur artistique d’un festival, qu’est-ce que vous pensez d’une version en ligne, sans les rencontres qui accompagnent et font le charme d’un festival?

MJ : C’est clair qu’on y perd… on perd ces rencontres, le plaisir qu’on a à se retrouver tous ensemble et à échanger sur le cinéma. Il est possible d’avoir certains échanges en ligne, mais on n’y retrouve pas la convivialité qu’il y a lorsqu’on est sur place. C’est la dimension dont on va devoir faire le deuil. Les sondages indiquent que les gens comprennent qu’il faut faire les choses en ligne, et les gens sont prêts à le faire… tout en ayant très, très hâte de pouvoir se retrouver en personne. La Cinémathèque est membre de la Fédération internationale des archives du film. Normalement, nous aurions eu un congrès au Mexique au mois d’avril. Le soir, tu manges avec le directeur de la Cinémathèque de Barcelone. Le lendemain, tu prends un verre avec le directeur de la Cinémathèque de Toulouse. Ensuite, tu te retrouves avec les gens de Berlin et de Bruxelles. Ce congrès a été annulé puis a été remplacé par une assemblée générale annuelle qui s’est tenue sur Zoom. Ça n’avait rien à voir. Discuter permet de créer des liens, d’avoir des idées… pour ensuite préparer des partenariats. Il y a des échanges qu’on ne peut pas avoir de la même manière via Internet. Ce n’est pas aussi efficace que de se retrouver en personne avec quelqu’un puis de le convaincre de quelque chose.

C : On comprend l’importance, voire la magie de la rencontre, des échanges que cela permet pour penser le cinéma tous ensemble. Faute de mieux, Internet permet de maintenir un lien, si ce n’est d’en créer de nouveaux. Pour quelle raison la Cinémathèque n’a-t-elle pas ouvert en même temps que les autres cinémas? 

MJ : Les projections ont repris le 5 août. À la différence des autres établissements qui programment en fonction de ce que les distributeurs rendent disponible, nous devons soit faire venir les DCP de l’étranger, soit préparer des copies de nos collections qu’il faut donc sortir, inspecter et parfois réparer. Il y a donc une semaine de manipulation souvent avant que la copie puisse être projetée. Après cette longue interruption de 20 semaines, nous avions besoin de quatre semaines de travail pour avoir tous nos films prêts pour le mois d’août et éventuellement pour septembre et octobre. Ceci explique pourquoi nous ne pouvions pas ouvrir en juillet.

C : Qu’advient-il de votre programmation?

MJ : En premier lieu, la programmation est désormais mensuelle plutôt qu’aux deux mois, du moins pour le mois d’août. On sait quelles sont les conditions maintenant, mais on ne le sait pas encore pour septembre. Ensuite, on travaille pour l’instant à deux séances par jour, une l’après-midi puis une en début de soirée. On a besoin de plus de temps entre les projections pour faire le ménage de la salle, pour appliquer les diverses mesures sanitaires. Il y a donc une heure d’intervalle entre les projections. La programmation, elle, est une espèce d’hybride. Nous allons reprendre certains cycles qui étaient prévus pour avril, par exemple, puis on va positionner d’autres choses à travers ça. Il y a des cycles qu’on repousse à un peu plus tard, notamment celui sur Claude Gagnon. Claude est un cinéaste québécois qu’on considère majeur et c’est sa première grande rétrospective… on veut bien faire les choses. Ça se fera donc un peu plus tard, en espérant des salles plus appropriées.

C : Dans une société en proie à tant de bouleversements et devant tant d’incertitude, considérez-vous que la culture est un service essentiel?

MJ : Oui, c’est clair, et je pense qu’on l’a bien vu pendant la pandémie. Qu’est-ce qui a permis aux gens de garder le moral? On a vu combien les agents culturels ont été extrêmement généreux et dynamiques, notamment les distributeurs – je pense aux Films du 3 Mars par exemple, qui ont rendu disponible une partie de leur catalogue gratuitement. J’ai vu la même chose chez des distributeurs français. Combien de musiciens ont donné des prestations en ligne? La culture a joué un rôle très, très important pour le moral de la population. Je pense qu’il faut que ce soit reconnu. Le revers de cette générosité c’est que beaucoup de gens se sont imaginés encore une fois que la culture est gratuite, mais ça ne l’est pas. Ce n’est pas parce que les artistes, les gens du milieu de la culture sont généreux qu’il faut oublier le fait qu’ils doivent et méritent d’être rémunérés. Leurs productions, ça coûte de l’argent. Pour moi, la culture est absolument essentielle, encore plus en période difficile. Si on pense à l’Office National du Film du Canada par exemple, l’ONF, qui a été créé en 1939, au début de la Deuxième Guerre mondiale. Qu’est-ce qu’ils ont fait comme productions pendant la guerre? D’une part, ils ont fait des films pour documenter l’effort de guerre, ce que les soldats canadiens faisaient afin d’expliquer à la population qu’il fallait faire des sacrifices, un peu comme les vidéos sur le lavage de mains ou sur le port du masque qu’on a pu voir. D’autre part, ils ont fait des films qui étaient des chansons populaires, des films autour de chansons traditionnelles pour que les gens puissent les regarder, puissent chanter pour oublier pendant un moment la situation difficile. Se regrouper, avoir du plaisir ensemble : c’est ça qui était considéré comme essentiel pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et fondamentalement, l’idée n’a pas changé. La culture, c’est un élément rassembleur majeur.

Retrouvez la programmation de la Cinémathèque québécoise !

Entretien : Sophie Leclair-Tremblay
Photographie : Prune Paycha
Cinémaniak remercie chaleureusement Marcel Jean ainsi que toute l’équipe de la Cinémathèque québécoise.

Retrouvez nos autres entrevues du dossier TOU.TE.S EN SALLES avec Mario Fortin, administrateur des Cinémas Beaubien, du Parc et du Musée ici, avec Aude Renaud-Lorrain, directrice par intérim du Cinéma Moderne ici, avec Vincent Labrecque, directeur technique du Cinéma du Parc ici et avec Anne-Julie Lalande, gérante et responsable technique du Cinéma Moderne ici.

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