Québec, 2019
Note: ★★★
Il y a des livres ou des films que l’on rencontre à des périodes particulières et qui résonnent étrangement en nous. Kuessipan est l’un d’entre eux. Il y a des oeuvres qui vous marquent au fond, toujours. Kuessipan n’est pas tout à fait de celles-là. Reste que le film existe, en chair et en émotions. Riche et incarné, il se penche sur plusieurs sujets fondamentaux. Des sujets qu’on peut résumer en un mot : humains. L’amitié entre deux jeunes filles aux ambitions divergentes, le rapport à son territoire et à son identité, les premiers amours, le rapport du groupe et de l’individu. Un film ambitieux, qui porte à l’écran des acteurs non-professionnels, et qui trouve sa source – d’inspiration et sa légitimité – dans la prose de Naomi Fontaine, auteure d’un roman éponyme dont certains textes sont tirés. Prose poétique qui confère au film sa cohérence, solide fil littéraire porteur discret d’émotions.
« Et ces autres vies, je les ai embellies »
Pour entrer dans Kuessipan, il y a beaucoup de portes. J’en ai moi-même empruntées plusieurs. À commencer par celle de l’écriture. Mikuan – Sharon Fontaine-Ishpatao impressionnante de naturel – vit l’écriture comme une acte de liberté et de développement de soi, un espace d’affranchissement de son déterminisme. Seule innue du groupe de son atelier d’écriture, elle y porte fièrement sa différence et y rencontre Francis (Étienne Galloy).Ils engagent une histoire d’amour qui a tout du cliché mais qui parvient tout de même à émouvoir. Mais ce n’est pas le côté romantique qui a raisonné en moi. C’est le récit, tout en non-dits, de la découverte de l’autre et de son clan. Évidemment, et de la bouche même de la productrice Felize Frappier et de la réalisatrice, Myriam Verreault, Kuessipan parle d’échanges des cultures, d’acceptation de la différence entre communautés autochtones et communautés blanches. Bien sûr la question de la tradition est abordée, à travers les générations des parents qui s’expriment quasi exclusivement en langue innue dans le film, qui perpétuent un artisanat de bijoux de perles pour la mère, la chasse à l’orignal pour le père. Bien sûr, il y a ça. Mais, les sujets de Kuessipan ont une portée universelle. Derrière la romance adolescente et maladroite, il y a la question de l’intégration d’un étranger, l’universel(le) étranger – étrangère, dans un cercle autre. Il y a l’envie de comprendre et les difficultés à le faire. L’envie de trouver une place dont la définition est inconnue. Il fallait peut-être la naïveté du personnage de Francis pour porter ce rôle, sans vraie envergure qui s’apparente plus à un auxiliaire pour faire éclore les autres personnages et évoluer les dynamiques. Objectif qu’il remplit avec plus ou moins de finesse, mais il est un intéressant intermédiaire pour véhiculer la différence. On pensera particulièrement à la scène du repas de Noël, riche de ses tabous. En revanche, on essayera d’oublier la faiblesse de la scène de rupture, pétrie de lieux communs. Mais là encore, Francis ne tire pas son épingle du jeu, mais Mikuan, oui.
La réserve de Platon
L’humour de Mikuan est tranchant et jouissif, tout en restant discret. Le rire est très présent malgré les drames qui se nouent dans le film. On rit beaucoup en famille, en groupe, ensemble. La force de la communauté est indéniable. La famille est une unité de mesure dans ce film qui oppose deux modèles d’éducation et leurs conséquences. Mikuan et Shaniss (époustouflante Yamie Grégoire), l’une encadrée, et l’autre pas. En évitant le manichéisme dans le dessin de ses personnages, la réalisatrice dresse les portraits de deux femmes en devenir, en quête d’elles-mêmes, dans la confrontation parfois, avec amitié toujours. Mikuan et Shanis sont deux visions du monde. Le relation va évoluer à mesure qu’elles sont devant des choix. Deux destins qui s’affirment à travers la place faite à l’éducation, à la connaissance. C’est certainement ce que voulait clarifier à grand coup de caricature l’étonnante scène dans laquelle ce brave Francis reconduit Mikuan à la réserve. Ils engagent une conversation sur la petitesse de la réserve, l’impression de s’y trouver en vase clos. D’être déterminé par elle. Alors que Mikuan écrit ceci : « La ville s’arrête là ou la réserve commence » ou encore « Je crois qu’il est possible sans s’en rendre compte que le lieu qu’on habite, déteigne sur soi ». Francis lui, se lance dans une explication lacunaire, hasardeuse et totalement opportuniste scénaristiquement de l’allégorie de la Caverne. Si ce passage avait pu être coupé au montage, on s’en serait facilement passé. D’autant que la métaphore est assez claire et que la dialectique du dedans et du dehors, des mondes finis versus les infinis de la connaissance se tissent naturellement à travers le film par des biais bien plus subtils tenant aux interprétations des deux jeunes filles.
L’erreur est humaine
Le film présente à plusieurs reprises quelques insistances visuelles ou narratives, peut-être pour s’assurer que tout soit bien compris, réaffirmer à ceux qui en doutait qu’on est capable de se détacher du cliché quand on fait un film dans une communauté. Ces insistances relèvent de maladresses formelles et ne parviennent pas à combler quelques failles du scénario. À parfois vouloir trop montrer, on en expose les ficelles qui doivent rester dans l’ombre pour que la magie du cinéma opère. Quelques scènes trop longues, mais le plus souvent précipitées, ne laissent pas assez s’installer l’ambiance ou l’émotion, qui auraient toutes deux demandé un peu plus d’aisance dans les cadrages et les lumières. Un léger problème de rythme qui vient rompre l’émotion pourtant portée par de beaux élans et des actrices remarquables et qui s’ajoute à quelques écueils de scénario. Loin de moi l’idée de divulgacher ici la fin du film, mais le drame final s’apparente plus à un règlement de compte scénaristique qu’à une véritable décision narrative. Une porte de sortie en forme d’évacuation d’urgence pour retrouver un ressort narratif. Mais on ne s’arrêtera pas là, car mû par une force qui lui est propre, Kuessipan et ses actrices, continuent leur route. Droit au cœur.
Au cœur
Kuessipan ne se résume pas à ses faiblesses. Au contraire, il va droit au cœur. À celui des spectateurs en les plongeant dans l’intimité de ses personnages. Les plans dans la maison de Mikuan ont quelque chose de maternels et d’enveloppant qui filtre à travers la dureté ambiante. Il ne s’agit pas ici de beauté esthétique, mais de chaleur humaine. Une chaleur et une authenticité qui se retrouvent dans la puissante relation d’amitié qui unit les deux protagonistes. Une relation vraie qui s’éprouve aux rites de passage, d’arrachement presque, que les deux jeunes filles traversent. Une relation qui parle de ce qu’est grandir, en somme. Dans le film, s’empilent à la manière de poupées russes, de grands sujets, les uns dans les autres : la communauté, la famille, l’amitié, l’identité. Des sujets qu’il est difficile de tous traiter en moins de deux heures, mais que, malgré quelques maladresses, la réalisatrice parvient à porter à l’écran avec pertinence. C’est un film sur l’identité, celle de tous et toutes qui se posent des questions sur leur relation entre leur racines, la possibilité de l’ailleurs, l’importance de suivre son instinct et les efforts que cela prend de se construire avec le lot de ruptures que cela implique.
Kuessipan est une histoire de cœur, et de couple, au sens de paire. Couple d’amoureux, couple d’amitié, paire de frère et sœur – de sang ou de choix -, racines et ailleurs, communauté et individus, passé et futur, déterministe et émancipation. Un film bien binaire me direz-vous ? Pas du tout, car ici, rien n’est absolu, rien n’est noir ou blanc. Mais simplement, vivant.
Durée: 1h57