France, 1965
Note : ★★★★
Première œuvre qui s’effectue sous le signe de l’assurance, de la virtuosité même, Compartiment tueurs met en branle sous une forme matricielle les considérations thématiques (et esthétiques) fondamentales de Costa-Gavras. L’intranquillité sourde qui traverse l’ensemble de son œuvre s’infuse dès le générique du film, séquence inaugurale qui présage un climat parsemé de relents du film noir et dominé par l’inquiétude. 1965 est la date qui voit Costa-Gavras naître. Naissance qui exige une entrée en scène triomphale, l’arrivée du réalisateur s’effectuant après les séismes artistiques de la Nouvelle Vague. Entre le montage expérimental d’un Resnais, les ardeurs politiques d’un Godard et les intrigues tortueuses d’un Chabrol, le réalisateur originaire de Grèce est forcé de concevoir une œuvre inébranlable afin de distinguer son nom de ceux, plus bruyants, des jeunes insurgés de la Nouvelle Vague. Bénéficiant de l’appui du binôme Montand–Signoret — rencontrés sur des tournages où il était assistant —, Gavras s’assure un départ flamboyant, qui condense une grammaire à la fois lucide et débridée, à mi-chemin entre les méthodes conventionnelles de la tradition française et l’irrévérence de la nouvelle génération.
Avec comme point nodal le meurtre d’une vendeuse de parfum dans un compartiment de train, le long métrage s’ancre dans une perspective de traque ; forces policières qui poursuivent l’assassin, assassin qui chasse et exécute témoin après témoin. Et au centre de ce capharnaüm de manœuvres contraires, un mystérieux passager : l’inconnu du compartiment, pièce clé du casse-tête policier. Adjoint de son nouveau partenaire Jean-Lou (Claude Mann), l’inspecteur Graziani (Yves Montand) est amené à sillonner les souterrains urbains, à la recherche de suspects qui, étrangement, semblent disparaître avant même que la police ne puisse les interroger.
C’est tout d’abord la versatilité technique du jeune metteur en scène qui fait mouche, aisance caractérisée par la liberté des formes adoptées. Les prises de vue ne s’engourdissent d’aucune emphase esthétique, jouissant d’un découpage au diapason du climat ; tantôt nerveux et instable — sollicitant l’emploi d’une caméra épaule —, tantôt clinique, méthodique. Force est de constater que, malgré l’absence de surenchère stylistique, les compositions parviennent continuellement à innerver l’image d’un rythme particulier, puisant dans le déséquilibre des éléments spatiaux. Jusque dans les plus banals champs-contrechamps se poursuit la recherche d’une voie de monstration originale.
Protéiforme, l’approche de Costa-Gavras l’est indéniablement, lui qui multiplie les ingéniosités et les bifurcations formelles. Analepses répétées, monologues intérieurs exprimés en voix off, emploi de la demi-bonnette — objectif à deux zones de netteté : les procédés, habilement déployés, confinent à une atmosphère claustrophobe, où l’inquiétude, tel un leitmotiv, se dessine sur chaque silhouette. Même les visages connus subissent alors d’intrigantes métamorphoses.
Parallèlement aux mouvements d’appareil qui se meuvent souplement en des espaces majoritairement clos, le scénario parcelle de zones d’ombre le meurtre commis et exploite les irrégularités des témoignages, accumulant les vérités tronquées ou déformées comme autant de preuves de l’opacité des évènements. Ramifié, le récit se constitue par l’addition de points de vue narratifs, brodant une histoire qui entrecroise les trames des personnages centraux, entre les suspects, les informateurs et l’inspecteur. De fait, les pistes qui se développent offrent autant de visions éclectiques d’une humanité qui se délite lentement.
Car si les ambiances que peaufine Gavras assurent une image caractéristique des thrillers étasuniens, c’est dans la galerie de personnages uniques que s’incarne la singularité de Compartiment tueurs. Figures de proue de la déliquescence moderne, ces personnages autour desquels gravite la narration forment les ébauches d’un portrait sociétal grinçant. Se confondent les mondes d’un bourgeois déshérité (Jacques Perrin), d’une comédienne déchue (Simone Signoret), d’un maniaque sexuel (Michel Piccoli), d’un vétérinaire manipulateur (Jean-Louis Trintignant), d’un commissaire ignare (Pierre Mondy), et de bien d’autres. Curieux amalgame qui conjugue des interprétations brillantes à un scénario excellemment construit, sans cesse entretenu à son point névralgique — devenant, pourrait-on dire, symbole de la fragilité de la société qu’il explore.
Filé en creux des personnages, l’humour surgit par pointes inattendues. Comme en réaction à l’univers macabre qui se révèle lentement, peuplé de trompe-l’œil et de trahisons, Gavras érige une mécanique comique glaçante, qui renvoie constamment à la déstructuration du monde ambiant. Si le système policier se trouve caustiquement moqué, que son incurie fait l’objet d’une satire poignante — que matérialise le succulent Bob Vaski (interprété avec brio par Charles Denner) —, la mordante diatribe jouit surtout d’une représentation incisive des défaillances humaines. Et si l’on peut définitivement imputer à l’œuvre un manque de précision dans la nature du commentaire élaboré — ce que corrigera par la suite le réalisateur grec avec des films tels Z ou Missing —, nul ne peut passer outre le savoir-faire que dégage cette parfaite hybridation de genres, serpentant entre une investigation ténue, une romance décomposée et une série de mises à mort qui ne laisse voir que des motivations futiles, ultime preuve d’un monde décadent par désœuvrement.
Avec des agencements mélodiques envoûtants, accords martelés frénétiquement, Gavras se révèle être l’artisan d’une proposition prodigieuse, qui n’a de limites que son énergie et de barrières que son inventivité. D’un long métrage progressant conjointement aux déplacements des personnages, habitué à avancer au même rythme que les trajectoires des protagonistes, la conclusion, qui éloigne le spectateur de l’action par un lent et crépusculaire travelling arrière, n’aurait pu être plus évocatrice. Amertume et désenchantement s’y côtoient avec mélancolie ; les personnages, d’ordinaire bavards, s’effacent dans un silence parfait. Plus rien ne vit, sinon la caméra qui s’extirpe de la tristesse. La dernière page est tournée, l’œuvre est achevée, et les humanités sont considérablement entamées.
Bande annonce :
Durée : 1h35
Crédit photos : PECF
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