Close : Couper le mâle à la racine

Belgique, Pays-Bas, France, 2022
Note : ★★★★

Fier représentant de la Belgique à la prochaine saison des Oscars, Close est un des grands favoris de cette 95ème cérémonie dans la catégorie meilleur film international. Son jeune réalisateur Lukas Dhont (auteur du magnifique Girl), dépeint avec une bouleversante tendresse, les répercussions que peuvent avoir les mots et leurs maladresses sur la psyché d’un enfant démuni et en grande détresse à l’aube de sa puberté.

Blond comme les blés, brun comme les nuits, Léo et Rémi se complètent. Du haut de leurs 13 ans, ils jouent en cachette aux chevaliers mais vivent au grand jour un amour qui n’a pas encore de nom. Le soir, ils se racontent des histoires à dormir debout, s’assurant que Morphée tarde à pointer le bout de son nez. Puis, à la nuit tombée, ils finissent immanquablement l’un contre l’autre, collés telle une moule à son rocher. Insouciants, ils s’élancent dans les champs de fleurs ou sur leurs vélos, le cœur en peloton de tête d’un bel eldorado. Ils vivent l’instant présent avec toute la candeur que leur âge leur confère, courant sans connaître leur point de chute puisqu’être ensemble est leur seul but. Lorsque l’été touche à sa fin, ils effectuent leur rentrée au collège où une nouvelle étape dans leur vie scolaire et personnelle les attend. Comme à l’accoutumée, Léo pose machinalement sa tête sur l’épaule de Rémi mais à leurs dépens, ils vont quitter la quiétude de la ferme horticole pour découvrir la cohue des bancs de l’école, siège de nombreuses intimidations perpétrées par des tourmenteurs en vue d’asseoir leur réputation. Dès lors, afin de se protéger d’éventuelles représailles liées à une sexualité qu’il n’a même pas encore eu le temps d’explorer, Léo prend une décision dont il ne mesure pas, à ce moment-là, toute la portée.

Je ferai de toi un homme, mon fils.

Dans une première partie bien sentie, le metteur en scène retrace avec émotion la candide relation unissant Léo et Rémi, juste avant qu’ils ne subissent des avanies aussi cruelles que banales en raison des preuves d’affection physique qu’ils s’échangent. De nombreux cadrages resserrés sur les visages autant que sur l’intériorité des personnages viennent alors souligner cette proximité qui dérange. Inséparables depuis l’enfance, ils jouent ensemble, ils mangent ensemble et dorment ensemble, sous l’œil complice et bienveillant de leurs mères respectives. À quel âge considère-t-on qu’il est de bon ton que deux garçons arrêtent de se prendre la main pour ne pas attirer l’attention? S’il est commun pour une femme de faire la bise à tout un chacun, comment justifie-t-on qu’un gamin doive, à un moment donné (lequel?), apprendre à ne plus tendre la joue mais la main? C’est là le signe d’une intimité que la société tend à répudier. Mais c’est quoi au juste être un garçon?

Pour certaines personnes, parler avec le cœur « ça fait fille », au même titre qu’avoir une voix aiguë, des cheveux longs et un corps chétif. Après tout, c’est bien connu qu’un homme, un vrai, ça ne pleure pas. Ça doit rester fort et maître de ses émotions. Autant de clichés que le cinéaste tente de déconstruire en mettant de l’avant les bienfaits de l’éducation et les dangers de la réclusion, sans nécessairement faire de son film un récit initiatique homosexuel de même qu’un pamphlet contre l’intimidation en milieu scolaire.

Détention d’émotions

« Vous êtes en couple? ». Une question plutôt banale si vous êtes un adulte hétéro accompli et sûr de lui. Mais pour un adolescent de 13 ans, en pleine découverte de son corps et de ses émotions tout juste dénudées, c’est une autre paire de manche. Lorsqu’une bande de filles interroge Léo et Rémi sur l’accointance qui les lie, il leur est difficile de conserver la même proximité une fois leurs yeux dessillés. De peur d’être marginalisé, le blondinet se tourne alors vers un groupe de jeunes sportifs auquel il tente diligemment de s’identifier. Pour ce faire, il va intégrer une équipe de hockey dans le but de normaliser son image, s’efforçant de paraître bien en étant de plus en plus mâle. Il se cache alors, tout en retenue et en discrétion derrière son casque grillagé, comme une bête apeurée au fond de son terrier. Si en apparence sa tenue de sport le protège des coups, son étroitesse comprime son corps de même que ses émotions. Le souffle court, ce petit être solaire finit par en manquer pour pouvoir exulter, cherchant à occuper la glace comme on occupe la scène. Tel un Bambi effarouché essayant de se relever, les jambes coupées par la culpabilité, il enfile son costume, maquille ses pensées et travestit son cœur de façon à rasséréner le regard d’autrui, incommodé par sa relation fusionnelle qui transgresse les codes sociaux traditionnels. Il anhèle. Le pied sur la pédale, il réfrène ses désirs et ses envies, dans la crainte que ses gestes soient scrutés, épiés et sujets à de mauvaises interprétations.

Rémi, lui, déverse sa colère, blessé par cet éloignement soudain qu’il ne comprend pas. Comment un geste banal posé et permis des centaines de fois peut, du jour ou lendemain, devenir interdit? Il tape, il pleure, à l’exemple d’un enfant grondé indûment. L’injustice ressentie est d’autant plus grande qu’elle n’est pas expliquée. Qu’a-t-il fait de différent par rapport à la journée d’avant? Qu’a-t-il fait de mal à part exister dans une société qui n’est toujours pas prête à voir deux garçons s’aimer, même d’un amour platonique? L’un cherche l’épuisement physique (une thématique déjà évoquée dans Girl) pour tenter d’amoindrir son sentiment de responsabilité quand l’autre trouvera son salut ailleurs.

Mâle éduqué.

Close décrit l’éveil amoureux et identitaire dans ce qu’il a de plus tendre et de plus rude à la fois, questionnant l’indicible moment où bascule notre connexité au monde de l’intime et de l’infime. En effet, le réalisateur n’a pas son pareil pour portraiturer la fébrilité associée à cet âge charnière où de nombreux chamboulements ont lieu, amenant son lot de découvertes, de questionnements et d’adaptation. C’est qu’il connaît bien son sujet puisqu’il a très jeune, lui-même souffert du regard d’autrui, l’exhortant à se couper de plusieurs de ses amis. De fait, il utilise sa propre expérience pour raconter la façon dont la culpabilité peut sourdre lorsque l’on ne répond pas aux codes de l’hétéronormativité. Il a notamment été influencé par le livre Deep Secrets de la psychologue Niobe Way dont l’étude portant sur 100 garçons de 13 à 18 ans témoigne, au fil des ans, de la pudicité ressentie par ces derniers à l’idée de parler de leurs sentiments avec un ami du même sexe. En grandissant, il n’est pas rare d’éprouver de la gêne, voire de la honte à l’idée d’être perçus comme des êtres faibles et fragiles. Lukas Dhont représente alors l’adolescence comme un dur apprentissage où les hommes sont assujettis à une ligne de conduite dictée par les diktats d’une masculinité toxique qui, dépourvue de la spontanéité inhérente à l’enfance, les force à conscientiser leurs émotions au lieu de les vivre pleinement sans se poser de questions.

Pudique chronique en milieu bucolique.

Qu’il est beau d’aimer à un âge où seule l’innocence fait rage, habitée d’une insouciance qui finira par s’étioler à l’efflorescence de l’adolescence. Qu’il est beau de croire que ces amours sages perdureront, une fois le corps pénétré à la puberté de pensées adultérées par les supposées bonnes mœurs de la société. Certains reprocheront au réalisateur son outrance à vouloir filmer la beauté de l’âge tendre dans le cadre bucolique des champs de fleurs de tulipes. Mais cette joliesse qui agace, n’est-ce pas là le signe fâcheux que les adultes ont oublié l’enfant qui sommeillait en eux? Cette naïveté qui froisse, le cinéaste l’affiche justement pour l’opposer à l’âpreté d’un monde auquel les gamins ne sont pas toujours préparés. Dans cette dichotomie assumée, l’image est baignée d’une belle lumière de fin d’été lorsque Léo, lui, se noie dans un flot de mensonges. En outre, le fait d’aimer tant filmer la nature est une jolie façon de planter son décor en parlant du cycle inexorable de la vie, à travers chaque saison qui récolte son lot d’écueils mais sème tout autant de l’espoir (personnage du frère et du père). Amoureux des belles images, Lukas Dhont peaufine l’esthétique de ses films pour dévoiler son message. Si son cinéma est souvent comparé à celui de Xavier Dolan, la seule parenté visible s’arrête à leur jeune âge. Lorsque le québécois surligne les traits à outrance dans un visuel démonstratif et verbeux, le belge, quant à lui, préfère mettre l’accent sur un univers contemplatif, truffé de personnages taiseux dans des séquences où les dialogues sont réduits au silence vu que le moindre des regards filmés se fait bavard. Une épure des plus appréciables.

La météo des sentiments.

Dans son procédé filmique, le metteur en scène aime user de répétitions pour décrire les actions itératives de ses personnages. Ainsi, de nombreux travellings ponctuent le métrage, notamment lors des balades à vélo ou des courses à pied dans les champs, lorsque le cœur des enfants bat la chamade. Empreint d’une musicalité soignée à chaque plan, ce mouvement fluide de la caméra s’apparente, tout au long de l’œuvre, à un baromètre émotionnel capable de mesurer le degré d’affect entre les deux garçons et la pression ressentie dans leur relation. Un modus operandi qui permet également aux spectateurs d’identifier rapidement leurs habitudes, pour mieux les préparer à la brutalité de l’absence à venir lorsque la rupture amicale s’enclenche. Avec un perdant et un gagnant. Un dominé et un dominant.

Mâle dans son corps, mâle dans sa peau.

Venu présenter son film en novembre dernier dans le cadre de la 28ème édition du Festival Cinemania, Lukas Dhont s’est confié sur la chance qu’il a eu de trouver ses  acteurs. « Il faut toujours prendre le transport public » lâche-t-il, non sans une certaine ironie, après avoir rencontré Eden Dambrine (Léo) dans le train. « Je voyais déjà un monde derrière ses yeux. Je me suis dit que j’allais le regretter si je ne lui parlais pas ». Par la suite, les essais se sont déroulés sous forme de duos et la dynamique entre les deux garçons s’est révélée décisive dans la répartition des rôles (Gustav de Waele incarne Rémi). Les femmes ne sont pas reste dans cette histoire atemporelle où les mères veillent en alternance. À commencer par le personnage de Sophie. Le metteur en scène confie : « J’avais 18 ans à la sortie de Rosetta (Frères Dardenne, 1999). Émilie Dequenne a déjà été à leur place et je savais qu’elle saurait comment se comporter avec eux ». Quant à Léa Drucker, il avait très envie de travailler avec elle après avoir vu Jusqu’à la garde (Xavier Legrand, 2017).

Grand prix ex æquo avec Des étoiles à midi de Claire Denis au dernier festival de Cannes, Close n’a pas démérité sa récompense. Si le schéma narratif proposé souffre parfois d’un manichéisme complaisant, force est de constater l’efficacité du procédé qui dénonce les travers d’un modèle normatif unique. Le réalisateur questionne sans ambages et avec une justesse troublante, la violence de l’apprentissage des codes de la masculinité hégémonique, associés de coutume à cette notion de puissance et de performance. À sa manière, le film met ainsi en exergue l’étendue du patriarcat, comme en témoigne cette séquence où la maîtresse interroge ses élèves en classe sur leurs aspirations futures, révélant une propension nette chez les garçons à rêver de métiers axés sur la virilité et la compétition. Au programme : regards désapprobateurs, intimidation et algarades de camarades car il faut ressembler aux autres afin de ne pas souffrir d’être qui on est, dans une cour de récréation qui porte mal sans nom puisque les enfants y subissent de nombreuses pressions. Une certitude découle alors de cette observation, celle de devoir éduquer pour prévenir la déréliction d’autres jeunes garçons à qui on a ôté la légitimité d’exister tels qu’ils sont.

« Un parapluie ouvert est un beau ciel fermé »  Xavier Forneret

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Durée : 1h45
Crédit photos : Menuet Producties

Ce film a été vu dans le cadre du Festival de films Cinemania 2022.

Pour poursuivre dans le travail du réalisateur, visitez notre sélection de 5 beaux plans de Girl de Lukas Dhont.

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