Perfection anarchique d’un éternel incompris…
C’est terminé. La civilisation ? Morte. L’espoir ? Enterré. L’humanité ? Disparue, annihilée dans une orgie anarchique sauvage engendrée par des générations d’abus. Tel est le constat de Godard dans Weekend alors que Corinne et Roland, un couple de bourgeois, qui part de la ville pour le weekend, et se retrouveront dans un chaos indescriptible, grand bond en arrière de la civilisation et grand bond en avant du gouffre alors qu’embouteillages, violence et factions révolutionnaires se manifesteront devant leurs yeux et les nôtres, ébahis devant cette société qui ne semble pas si lointaine et où pourtant tous les repaires ont disparu.
Godard n’a plus de temps à perde. Au diable la retenu, on frappe d’abord et on explique ensuite. Véronique le disait à Francis dans La Chinoise :
– Toutes les connaissances authentiques sont issues de l’expérience immédiate.
Et Francis de rétorquer :
– Tu penses qu’on peut faire une révolution pour les autres ? Tu peux participer à une révolution ; tu ne peux pas l’inventer !
Au diable ces considérations théoriques ; on secoue, on brasse, on frappe, et Godard suit cette logique anarchique dans sa mise en scène furieuse et libre. Avec Weekend, en 1967, Godard offre son dernier film ‘dans le système’ (mais furieusement contre) jusqu’à Tout va Bien en 1972. Cette radicalisation et ce constat amer, inéluctable, sont annonciateurs de sa période vidéo et de son travail au sein du groupe Dziga Vertov. Désormais, son œuvre sera pamphlet révolutionnaire (fin de cinéma qu’il disait à la fin de Weekend). Ses thématiques sont toujours là (Décolonisation, lutte des classes, réflexivité et intertextualité qui amène à l’action), mais constituent dorénavant le ciment de l’œuvre. Ce n’est plus le cinéma, mais l’action qui intéresse Godard. Les plans-séquences étirés à l’infini sont moins illustrations techniques qu’armes de mobilisation massive. Ils nous sont enfoncés dans la gorge : les intertitres nous attaquent, nous agressent, la musique nous laisse sur nos gardes… Tout pour nous rappeler que ce n’est que cinéma, que ce que l’on voit peut et doit exister en dehors de l’œuvre…
Weekend est un hommage vibrant au cinéma autant qu’un magnifique doigt d’honneur à son intention. Comme dans tout Godard, tout est cinéma, chaque plan, chaque phrase, ne pourrait s’imaginer être imbriqué ailleurs que dans un film de Jean-Luc Godard. C’est là où réside où se terre le grand paradoxe du cinéma de Godard ; un cinéma qui, dans sa radicalisation la plus poussée, voudrait se refuser à exister, voudrait se fondre dans son propos, mais un artiste et un pamphlétaire qui n’existerait sans lui, qui ne saurait s’exprimer autrement. Théâtre brechtien d’une telle distanciation qu’on peine à définir ce que l’on voit. Prémonitoire de Mai 68 à bien des égards, pas étonnant que le déroulement du film se situe pratiquement uniquement à l’extérieur; Godard le sait, la révolution se fait dehors, avec le peuple. Grand admirateur de Mao, de la révolution culturelle et du livre rouge, Godard, plus que jamais, se fait professeur, didactique. Finis les gants blancs, le spectateur s’assoit et écoute, à la merci de ce que le créateur daigne bien vouloir lui présenter. Sans concession, sans compromis, à l’image de l’œuvre de l’artiste et de la pensée de l’homme qui sera un outsider toute sa vie, dans tous les domaines…
Comment réagir devant l’effroyable constat que rien n’a changé depuis 45 ans ? Le constat, plus effroyable encore, que nous sommes dans une société qui paraît aussi dénuée d’humanité que celle que Godard dénonçait, la révolte en moins. Dans Weekend, Godard se battait encore, comme sa société allait d’ailleurs le faire dans les mois suivants. Ils entretenaient encore de l’espoir pour les leurs, pour un monde meilleur. Aujourd’hui, la société tant décriée par Godard semble inéluctable, une évidence, celle-ci (comme le cinéma de Godard) s’est refermée sur elle-même, confortée dans son monde autant qu’aigrit par ce qui l’entoure et par le capitalisme, plus en santé que jamais. Au mieux, cette société prêche aux convertis et au pire, elle a abandonné depuis longtemps un combat que plus personne ne veut désormais mener. Quand Godard termine son film sur Fin de Cinéma, c’est plus que la fin d’un pan majeur de son œuvre qu’il annonçait, mais la prémonition de la fin d’une vision de société, qui ne serait plus jamais pareille, et qui paraît aujourd’hui si lointaine qu’il semble inconcevable qu’elle n’ait jamais existé à part pour une poignée d’illuminés. Pourtant, ce sont ses illuminés, dont Godard faisait et fait encore partie, qui sont peut-être le seul espoir qu’il nous reste, en société comme au cinéma…