France, 2019
Note: ★★★★1/2
Pour son Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma délaisse le milieu urbain de Bande de filles (2014) et s’acoquine avec les côtes bretonnes de la presqu’île de Quiberon. Dans ce quatrième long-métrage, elle poursuit son travail sur l’identité en adoptant, une fois n’est pas coutume, sa singulière démarche féministe et politique.
1770. La jeune peintre Marianne (incandescente Noémie Merlant) est sollicitée par une comtesse (Valeria Golino) afin d’exécuter en secret le portrait de sa fille Héloïse (ardente Adèle Haenel), promise à un Milanais. Cette toile a pour visée de sceller l’union à venir de cette dernière qui, par le passé, a refusé de poser en guise de protestation. Présentée comme sa dame de compagnie, Marianne devra alors user d’expédients pour glaner ici et là quelques expressions lui permettant de dessiner les traits de sa maîtresse à la dérobée. En voulant la piéger, elle finira par se draper dans le mensonge, celui de ses propres sentiments qui commencent à sourdre indiciblement.
Marianne est une femme courageuse. De celles qui nagent à contre-courant pour ne pas sombrer, emportée par l’inconstance des flots d’une vie désolée. Lorsqu’elle prend la mer pour Saint-Pierre-Quiberon afin d’exercer sa nouvelle fonction, une houle menaçante essaye de s’emparer de ses toiles vierges, l’exaltant à faire montre d’une grande témérité en se jetant à l’eau pour les lui reprendre. Une fois rendue à destination, il lui faudra grimper jusqu’en haut d’une falaise pour rejoindre la demeure de la comtesse, transportant sur ses épaules tout le fardeau d’une vie qu’elle traîne comme on traîne son ennui.
Héloïse est plus farouche et introvertie, bien que capable d’actes de folie momentanés (elle aime chanter, rire et danser). Face à la langueur de la mer, elle est cet animal en cage qui refrène ses pulsions, sa colère et sa rage à sa sortie du couvent. Après avoir quitté les Bénédictines, elle est condamnée à rester dans la maisonnée par sa mère dont la fermeté à vouloir piéger et enfermer sa beauté confère à cette dernière un rôle déterminant dans le développement de sa propre fille. Dès lors, Héloïse n’aura d’autres choix que de se construire dans l’adversité. C’est pourquoi elle court jusqu’au bord du précipice lorsqu’il lui est enfin permis de sortir pour la première fois. L’occasion pour elle de prendre une respiration, loin d’un quotidien anxiogène marqué par le décès de sa sœur tombée du haut d’une falaise. Aucun cri ne s’est fait entendre. S’agit-il d’un accident, d’un suicide ? Quel qu’en soit la raison, personne ne semble avoir prêté une oreille attentive à sa détresse. Jusque dans la mort, le silence des femmes fait écho à leur inexorable souffrance.
Si elles évoluent dans un monde où l’oppression patriarcale est toujours de mise, elles n’en restent pas moins nourries par des envies. Se baigner est notamment pour Héloïse un moyen de se libérer d’un poids, d’un carcan sociétal qui l’étouffe. Elle ne peut savoir si elle sait nager car elle n’a pour ainsi dire jamais eu le choix de pouvoir essayer. C’est d’ailleurs pour cette raison que les hommes se font rares dans le film, offrant de cette façon aux femmes l’opportunité de s’abandonner à leurs désirs les plus inavoués. De fait, il se dégage une impétueuse solidarité entre elles, n’hésitant pas à se serrer les coudes pour grossir les rangs et ce, bien au-delà du simple rapport de classe. Ainsi, lorsque Sophie (une domestique Luàna Bajrami ) tombe enceinte, Héloïse et Marianne usent de subterfuges pour l’aider à avorter. Elles la feront suer lors d’une course effrénée, lui concocteront un bouillon médicinal et elles la suspendront à une corde les pieds dans le vide. Ces méthodes peu orthodoxes déroutent et soulignent ainsi l’absurdité d’une époque où il ne fait pas bon être une femme. On se dit qu’on a la chance de vivre dans une société moderne où il est dorénavant possible de décider pour son corps, où le droit à l’avortement est un acquis… Et puis on pense aux États-Unis où il a récemment été remis en cause et à tous ces autres pays où le viol et le mariage forcé sont traditions.
Grâce à la modernité de son discours, la réalisatrice parvient à inscrire son film dans le présent, compte tenu de la lente évolution des mœurs. Elle explique très justement : « Ce n’est pas parce que les problématiques sont anciennes qu’elles n’ont pas d’actualité ». Portée par une volonté de justice et d’équité, elle réhabilite le corps des femmes, leur psyché, leurs doutes comme leur force, à l’image de ce foulard cachant leur féminité (lèvres, nuques), mais dégageant leurs yeux, astreints de faire face à un désir qu’il leur est impossible de vivre pleinement. « Regarder, c’est faire face à la réalité » dira Héloïse. Regarder, c’est aussi s’affirmer.
Une étincelle ne fait pas le printemps.
En situant son film dans une époque surannée, Sciamma questionne l’ordre établi et tente de comprendre à quel moment la vapeur s’est renversée. Ici les diktats de la mode n’ont pas encore régenté le corps des femmes, relayés par les publicités et les réseaux sociaux. La nudité est belle car elle est présentée dans son plus simple appareil, magnifiée par l’absence de fioritures (les poils sous les bras d’Héloïse ne choquent pas). La sensualité qui émane de l’œuvre est alors imputable aux cadrages qui laissent deviner les courbes et les formes bien avant de les montrer. D’ailleurs, la cinéaste crée du suspens dès le début du film en repoussant l’apparition à l’écran des héroïnes (on entend Marianne avant de la voir). Elle joue également sur des faux-semblants au moyen d’un plan resserré sur les pieds d’une femme que l’on suppose être Héloïse alors qu’il s’agit de Sophie (elle porte dans ses bras la robe verte de sa maîtresse). L’utilisation des miroirs permet aussi de jouer sur la nature équivoque de leurs sentiments amoureux. Une fois le foulard retiré et le doute levé, les langues peuvent alors se délier.
À l’écoute des moindres faits et gestes d’Héloïse, Marianne contemple, admire et scrute les secrets complexes de sa beauté qu’elle retranscrit fidèlement dans sa chambre une fois la nuit tombée. Elle s’y est aménagée un espace de travail, caché par un drap servant de tromperie et de parade à l’amour. Dans un premier temps, elle dessine les contours apparents de sa maîtresse puis, elle esquisse au fusain quelques traits plus discrets, de même qu’un sourire quand elle se laisse aller. Le portrait prend forme à mesure que les deux amantes apprennent à se connaître et à se révéler l’une à l’autre. Une fois la toile terminée, Marianne la lui dévoile tout comme le secret qui l’accompagne. Plus question de farder la vérité, elle tire sur le drap comme on enlève un pansement sur une blessure qui n’a pas fini de cicatriser, affichant ainsi sa vulnérabilité. Piquée par les remarques critiques d’Héloïse, elle rature la peinture (le sein en feu traduit une féminité rudoyée) et se décide à en exécuter une autre, cette dernière acceptant pour la première fois de poser pour elle.
Lorsque la comtesse s’absente pour quelques jours, leur idylle peut enfin poindre, bien qu’il leur soit difficile de consommer leur relation à deux. C’est comme s’il fallait qu’il y ait un témoin, sorte de combustible non relié à l’autorité, pour qu’elle puisse exister. La domestique se retrouve alors spectatrice et complice de leur amour sans jamais le juger (symbolique récurrente du chiffre 3). Sa neutralité est soulignée par le beige de ses habits en opposition avec le rouge ardent de la robe de Marianne et le vert flamboyant de celle d’Héloïse. De plus, quand Marianne se retrouve seule, elle apparaît nue devant une cheminée (brûlée par le désir) entre deux toiles blanches, pleine d’espoir mais sans avenir, futurs témoins d’un amour impossible. Ce chiffre impair symbolise également l’indécision face au choix qu’elle devra faire. Alors que Sophie est sur le point d’accoucher, Héloïse et Marianne l’attendent dehors, séparées de nouveau chacune d’un bord et l’autre de la porte. Une fois à l’intérieur, une mère et sa fille préparent l’accouchement à venir de la jeune servante. Ce sont alors trois générations de femmes qui se retrouvent en plongée dans un même plan, sous un même toit et dans le même lit (celui d’une naissance).
Le talent d’écriture de Céline Sciamma a déjà permis de belles rencontres cinématographiques entre le public et la critique (Tomboy 2011, Quand on a 17 ans 2016, Ma vie de courgette prix du scénario à Cannes en 2016). Portrait de la jeune fille en feu ne fait pas exception à la règle grâce à un souci du détail (costumes, photo, cadrages) et à une dialectique implacable. La cinéaste structure son nouveau métrage comme une tragédie grecque (prologue, épisodes, épilogue) où la construction narrative, plutôt classique, permet au spectateur de découvrir pas à pas le désir latent que les jeunes femmes explorent à tâtons. En outre, elle puise dans les écrits classiques, la force et le moyen d’étayer son argumentaire, notamment dans une (re)lecture du mythe d’Orphée par Héloïse. Lorsqu’elle demandera à Marianne de se retourner, elle fera le choix du poète, préférant vivre le souvenir d’une relation idéalisée plutôt que celui d’un amour déchu. Personnifiant le héros grec, la peintre, quant à elle, fera le choix de l’amour inconditionnel, passionnel mais voué à l’opprobre. La blondeur angélique de l’une contraste avec la noirceur de l’autre dans une alternance de scènes de jour et de scènes de nuit. Héloïse surgit même de temps à autre sous une forme fantomatique : inaccessible, insaisissable et imperceptible. Une apparition impossible d’ancrer dans le réel, tout comme leur amour.
Portrait de la jeune fille en feu faisait partie des trois films présélectionnés pour représenter la France aux Oscars en 2020. Il a malheureusement dû s’incliner face aux Misérables de Ladj Ly qui n’a pourtant rien à lui envier. À la manière de Jane Campion dans La leçon de piano (1993), Céline Sciamma filme le bord de mer breton avec la grâce, l’élégance et le lyrisme de cette œuvre solaire. Chaque scène est un tableau rendant hommage à ces femmes dont le talent n’a jamais pu passer à la postérité, gracieuseté de ce Grand Siècle à la petite mentalité : mariage forcé, avortement caché… Malgré toutes ces injustices, ces femmes restent déterminées à laisser une trace et cherchent à inscrire ces inégalités dans l’histoire (l’accouchement de Sophie en peinture). C’est l’artiste contemporaine Hélène Delmaire qui a été choisie pour retranscrire l’émotion de ces œuvres féminines oubliées longtemps condamnées au secret, non pas qu’elles soient insignifiantes ou impénétrables, juste habitées par l’infortune d’avoir été réalisées par des femmes.
Subrepticement, Sciamma utilise la technique et l’espace pour nous illustrer le sort qui leur est destiné. En effet, les lignes de fuite des plans les empêchent de sortir du cadre préétabli par la société. Fenêtres, boiseries et encadrements de portes sont autant de décors différents dont l‘unique finalité est d’enfermer les corps dans leurs lieux de vies. En outre, faire un film presque sans musique force le spectateur à être à l’écoute des corps et des cœurs de ces femmes soumises (ce que l’homme n’arrive pas souvent à faire). L’émotion alors palpable, permet à la réalisatrice de délivrer son message avec une plus grande clarté. Néanmoins, il a fallu repenser les codes du mélo dans l’enchaînement de scènes, privées d’un liant comme d’un renfort mélodique, où le bal des images trouve son rythme dans une chorégraphie de plans séquences qui atteignent leur paroxysme lors d’un final magistral. Sans jamais brûler la chandelle par les deux bouts, la réalisatrice fait montre d’une économie de moyens, usant de lenteur dans un montage sans ellipse pour mettre en exergue la montée du désir, loin d’être exsangue, de ces deux jeunes femmes que tout oppose. La fluidité de la caméra témoigne alors de leur proximité qu’un champ contre champ inopportun serait venu briser, décrédibilisant le propos souhaité.
Dès lors, les nombreux plans séquences traduisent une continuité émotionnelle qui sied très bien au cheminement personnel des deux jeunes femmes tandis que les mœurs agrestes de l’époque persistent et restent. Certes les décors et les costumes attestent d’un passé historique substantiel, cependant, la fresque amoureuse de Céline Sciamma n’en demeure pas moins intemporelle. En effet, les thèmes abordés résonnent en nous, à l’instar de ce chœur de femmes en communion autour du feu, s’unissant pour faire front à la domination masculine persuadée d’agir en toute probité. S’unir, c’est désobéir, bomber le torse et relever sa tête pour affronter les iniquités de ce monde. S’unir, c’est tenir la main de l’autre, celle de ce bébé à qui l’on doit promettre de résister, survivre et perpétrer. Qu’il est dur de vivre en pénitence sans avoir fauté. Qu’il est dur d’être une femme.
Durée: 2h02
Ce film a été vu dans le cadre du Festival Cinémania 2019.
Quelle magnifique critique!
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