Comme le feu : Désillusion de la jeunesse

Canada, 2024
★★★★

On entend parler de Comme le feu depuis son passage à la Berlinale en février dernier, où il a gagné le Grand Prix du jury international de la section Generation. Après ses excellents Les démons et Genèse, le réalisateur Philippe Lesage était attendu de pied ferme avec ce film qui traite encore une fois de l’adolescence … , mais pas que !

 

Le jeune Jeff (le très crédible Noah Parker) est invité par son ami Max (Antoine Marchand-Gagnon) et sa famille, Albert (Paul Ahmarani) le patriarche et Aliocha (Aurélia Arandi-Longpré) la sœur, dans le chalet reculé d’un grand réalisateur et ancien collaborateur d’Albert, Blake (Arieh Worthalter). Enthousiaste à l’idée de rencontrer l’une idole du cinéma, Jeff nourrit également le désir de se rapprocher d’Aliocha dont il est amoureux. Ce qui commençait comme un séjour joyeux et plein d’espoir s’envenime rapidement alors que la rivalité et les egos meurtris prennent le dessus, dévoilant la véritable nature de chacun.

Bien que plusieurs personnages traversent ce film choral, Phillipe Lesage ne manque pas de rappeler par son cadrage, que les personnages principaux sont avant tout les jeunes et plus spécifiquement Jeff et Aliocha. On le voit par exemple dans une scène où Albert et Blake discutent dans la chambre d’Aliocha. La caméra place les adultes hors-champ en les cachant derrière un coin de mur et s’attarde plutôt sur les jeunes qui échangent des regards gênés. Ce procédé est utilisé à plusieurs occasions, amenant toujours notre attention au bon endroit parmi la multitude de personnages et de thématiques abordées. Dans ce film, le réalisateur cerne plus particulièrement le sujet de la déconstruction de la masculinité en mettant en scène des duos de personnages qui s’opposent et s’assemblent à travers le récit.

JEFF / BLAKE – Sacrifier nos mentors

L’une des oppositions les plus évidentes est la rivalité entre le jeune et l’adulte, entre l’élève et le mentor. Contrairement aux autres films de Lesage, où le monde de l’enfance et de l’âge adulte est strictement séparé, Jeff est en transition vers la majorité. Plein d’espoir, il tend la main vers un mentor pour lui apprendre ce que ça veut dire qu’être adulte. Lors de leur premier moment seul, Jeff est timide et vulnérable devant un homme légèrement dans l’ombre, faisant dos à la caméra. Au propre comme au figuré, Blake ne montre pas son vrai visage et il est difficile pour le spectateur de lire ses intentions. Comme Jeff, c’est au fil des évènements qu’on apprend à connaître l’homme derrière l’artiste et, malheureusement pour le jeune élève, c’est la désillusion totale. Loin du mentor ouvert et généreux qu’aurait pu souhaiter Jeff, Blake entretient plutôt une rivalité entre eux, créant peu à peu une distance physique entre les personnages, ce qui illustre leur opposition. Dans le récit, cette manière de questionner nos modèles et notre façon de les célébrer (ou non) est très actuelle, aux vues des débats médiatiques autour des comportements toxiques, voire criminels de certaines personnes de pouvoir (artistes, homme d’État ou autres). Dans Comme le feu, cette relation défaillante entre les deux personnages est sous-tendue par un jeu de performance de la masculinité qui est transmis de génération en génération.

JEFF / MAX – Reproduire la masculinité toxique

Grâce à l’utilisation de longs plans-séquences, le spectateur a l’occasion d’observer attentivement les personnages et leur environnement, comme le font les jeunes qui scrutent les adultes. On peut citer les incroyables scènes de souper qui permettent non seulement de sentir le poids de chaque seconde, mais aussi de scruter les réactions des autres personnages aux échangent tendus entre le duo Albert et Blake. Comme le souligne Philipe Lesage en entrevue dans Ciné-Bulles : « On observe deux modèles opposés de la masculinité à travers Albert et Blake, qui demeure néanmoins tous deux des figures paternelles fortes, voire étouffantes ». En effet, Blake présente une masculinité plus « alpha » d’un homme des bois qui chasse et pêche alors qu’Albert est plus intellectuel, sensible et névrosé. En l’absence d’autre modèle de masculinité, Jeff et son ami Max se calquent sur ce qu’on leur propose. De manière analogue à Albert et Blake qui se campent de chaque côté de la table, dans une dynamique guerrière, Jeff et Max font de même dans la chambre qu’ils partagent au chalet. Dans une scène, eux aussi se font face d’un bout à l’autre du cadre et s’échangent des reproches passives-agressives, ce qui mine considérablement leur relation. Imitant les adultes, ils n’arrivent pas à concevoir leur amitié d’une autre manière que dans la compétition. Mais pourquoi se battent-ils exactement ? Pour gagner en pouvoir bien sûr, mais aussi pour posséder la ressource, ce que représente Aliocha dans le film.

ALIOCHA / MILLIE Une féminité en puissance

En effet, la jeune femme fascine les autres personnages par sa liberté, sa force créatrice, sa jeunesse et certains voudraient la posséder ou la contraindre. C’est le cas de Blake et Jeff qui, par exemple, prennent plaisir à la photographier ou à observer des photos d’elle dans une optique d’objectification. Or, elle est l’inverse d’un objet passif puisqu’elle est une des seules personnes qui ose agir. C’est elle qui tente de réanimer Eddy après sa noyade. Elle est aussi la seule qui ose tenir tête à Blake plus d’une fois, en refusant ses avances ou en lui jetant un verre d’eau au visage. Elle est entière et ça dépasse totalement le modèle masculin traditionnel. On peut penser à son frère, qui lui demande de couvrir son corps, ou à Albert qui semble impuissant aux troubles de sa fille. De plus, le pouvoir féminin est également mis en scène dans la relation qu’Aliocha entretient avec Millie (Sophie Desmarais), particulièrement dans la scène de danse sur Rock Lobster. Elles prennent les devants et dansent toutes les deux, partageant une même énergie joyeuse qui devient immédiatement contagieuse. Ensemble, elles créent cette scène mémorable et en deviennent les principaux sujets. Le choix des costumes participe aussi à ajouter de la symbolique entre les personnages, puisqu’Aliocha arbore un petit haut et un chemisier blanc tandis que Millie porte un col roulé et des pantalons noirs. L’une est présentée comme le miroir de l’autre, le passé qui fait place au futur dans un esprit de collaboration à l’opposé des dynamiques présentées entre Jeff et Blake. Ce plan-séquence, couplé au choix de la finale avec Aliocha, montre le désir du réalisateur de prouver la nécessité des approches féministes et de déconstruire la masculinité.

Grâce à sa musique et un montage très lent, Lesage crée une ambiance lancinante qui nous invite à la contemplation et à l’observation d’échanges simples entre personnages. Néanmoins, le film est loin d’être une coquille vide avec des acteurs géniaux et plusieurs pistes de réflexion pertinentes sur la transmission et le type de modèle qu’on souhaite être pour la jeunesse.

***

Durée : 2h35
Crédit photos : Maison 4:3

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