France, 2021
Note : ★★★★1/2
Après avoir été présenté en séance spéciale lors du dernier Festival de Cannes, Vortex s’offre enfin une sortie en salle au Québec. Le mal aimé Gaspar Noé nous revient en forme avec cette surprenante proposition cinématographique qui, viscéralement, captive autant qu’elle épuise le spectateur dans sa lente et curieuse façon de filmer l’implacabilité de la vie jusqu’à son dernier souffle. Celle d’un couple dont les amours périclitent ostensiblement, usées par le temps qui étire tranquillement un cortège d’itérations quotidiennes les conduisant inexorablement vers la mort. Lui (sidérant Dario Argento), est un historien du cinéma au cœur fragile. Elle (insaisissable Françoise Lebrun), est une ancienne psychiatre en accointance avec Alzheimer. L’autre, c’est leur fils toxicomane (troublant Alex Lutz), témoin de l’inévitable décrépitude de ses parents en proie à une solitude à laquelle il ne s’était pas préparé. D’ailleurs, qui de nous s’y prépare vraiment ?
On ne badine pas avec la mort
La vie est une courte fête qui sera vite oubliée. Comme à l’accoutumée, le synopsis du dernier Noé tient en une phrase, annonçant ici la couleur d’un sujet angoissant et tabou. Qu’on se le dise, il n’est pas aisé de parler de la mort comme on parle de l’amour. Essayez d’en débattre en soirée, vous allez vite sentir une gêne s’installer après avoir lancé la conversation. La société a d’ailleurs tendance à taxer de rabat-joie ceux qui veulent en discuter. Mais la joie, elle réside dans cette faculté à pouvoir l’accueillir comme une richesse capable de nous apporter une certaine sagesse. Pourtant, les gens ne veulent pas l’envisager et encore moins s’y confronter. On s’en cache, on s’imagine même qu’on s’en protège en ne la nommant pas, comme si l’évoquer allait précipiter son arrivée. On s’obstine à ne pas regarder la vérité en face, mais la réalité, c’est que le temps passe. Aussitôt né, le chronomètre est enclenché et la minute où l’on perd de vue le présent, il est facile d’être dépassé par les choses à venir. Alors que nos premiers pas n’ont pas été faits, que nos premiers mots n’ont pas été prononcés, on se retrouve contraints de prendre un train en marche dont la destination, malgré quelques arrêts impromptus, est courue d’avance. Impossible de se défiler. On a le temps, se dit-on, mais le temps de quoi ? On court après lui sans être en mesure de le saisir et d’apprécier de simples plaisirs journaliers, dont l’absence, à terme, peut mener à l’usure. C’est que l’inéluctabilité de la destinée de l’homme effraie. On parle peu de la mort pour ne pas gêner ou apparaître déprimé alors qu’on va tous un jour devoir l’affronter. Ne pas en avoir conscience, c’est vivre dans le déni. Mieux vaut pour l’humain d’être au courant qu’il n’a pas de prise sur la mort comme sur le temps. Que sa visite soit désirée, improvisée ou annoncée, elle ne peut en aucun cas être reportée. Elle doit faire partie de notre vie, semble nous dire le cinéaste qui dédie son film « à tous ceux dont le cerveau se décomposera avant le cœur ».
Seule contre nous
Pour sa présentation spéciale au dernier Festival du Nouveau Cinéma (sa dernière visite remonte à la sortie de Love en 2015, notre entrevue ici), le réalisateur avait préparé une petite vidéo dans laquelle il invitait gentiment les spectateurs à appeler leurs parents au sortir de la projection. Nul doute que ces derniers ont entendu son message au regard de la sincérité qui s’en dégage. Après avoir accompagné dans sa dernière demeure sa mère atteinte d’Alzheimer, Gaspar Noé a de surcroît été victime d’une hémorragie cérébrale en décembre 2019. Comme beaucoup de quinquagénaires, il s’est alors retrouvé face aux enjeux parfois douloureux de la vieillesse, en devant gérer la dégénérescence physique et psychique d’un de ses parents. Une situation lourde à porter que beaucoup de gens trouvent encore honteux et impudique d’exposer publiquement. En effet, il est facile de se sentir dépassé par la maladie dont on ne connaît pas toujours les tenants et les aboutissants. Avec brio, le réalisateur fait du personnage du fils, un alter ego lui permettant de traiter avec discernement de la difficulté à affronter la sénilité d’un proche dans la sérénité. Bien souvent, les adultes d’âge moyen n’ont d’autres choix que d’endosser le rôle occupé au préalable par leurs parents, notamment lorsque se pose la question d’un relogement en maison de retraite (Celle-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom). Un changement qui bouleverse l’ordre naturel des choses et déséquilibre la cellule familiale. L’enfant devient le parent qui recommence à être un enfant (scène de l’hôpital allongé sur le lit). Souvent précipité, ce départ atrabilaire en foyer est un pas de plus vers l’inconnu qu’il est nécessaire d’apprivoiser, tandis que le deuil de son ancienne vie n’a pas encore été fait. Il faut comprendre la difficulté à vider le fouillis inextricable d’un appartement où la providence a fait son nid pendant de nombreuses années. Des posters sur les murs (Une femme est une femme de Jean-Luc Godard. 1961) aux bouquins jonchant les étagères comptent parmi les éléments divers qui affichent, curieusement, une certaine stabilité ayant permis à ses occupants de pallier à leur isolement. Assister à la débâcle de ce douloureux spectacle convoque alors le velours du passé pour ceux qui doivent, contre leur gré, abandonner les lieux. Il faut savoir quitter la table lorsque l’amour est desservi nous chantait Aznavour. Au crépuscule de sa vie, il est parfois plus facile de se laisser mourir que de consentir à vivre.
Irréversibilité de la vie… et du temps
Si l’histoire du film déploie une narration plutôt banale, elle puise sa force dans un dispositif filmique bien senti ayant recours à un habile split-screen. À bon droit, ce parti pris visuel accentue, de chaque côté du cadre, la déréliction vécue par ce couple dont la maladie empêche le rapprochement. Moyennant un décor unique et des dialogues improvisés, la démarche quasi documentaire du metteur en scène se veut la plus réaliste et la plus universelle possible. En ne nommant pas ses personnages (ils n’ont pas de prénoms), il permet ainsi une meilleure identification à leur condition. Dès lors, la séparation de l’écran en deux s’apparente à des diapositives aux bords arrondis, tels de vieux négatifs photo projetant, sur nos yeux fatigués, des moments de la vie courante figés dans le temps qui défilent à un rythme excessivement lent. Étrangement, la longueur insoutenable des multiples plans-séquences met en exergue le peu d’humanité qui subsiste dans les gestes simples du quotidien (machine à café, machine à écrire, poubelle). Une volonté de s’accrocher à l’infiniment petit lorsque l’on est face à plus grand que soi. Parfois les situations sont présentées sous deux angles de caméra différents, décuplant ainsi l’émotion que l’on endure moins facilement. Parfois le cadre vire également au noir (une métaphore de nos peurs), ou encore interchange avec son jumeau en jouant sur les repères du spectateur qui croit bien, à son tour, ne plus avoir toute sa tête. En outre, les brèves ellipses permettent de ressentir le calvaire vécu par la mère lors du délitement de sa mémoire. À l’image de cette très belle scène où se croisent trois générations, le petit-fils, en plein apprentissage du langage, fait face à ses grands-parents qui en perdent progressivement l’usage. C’est la rencontre entre le chaos et la docilité. Au visionnement du film, on pense inévitablement à la palme d’or de Michael Haneke (Amour, 2012) en raison de cette froideur et de cette rigidité à filmer les corps, dans un espace restreint où l’action n’a lieu qu’à l’intérieur du cadre. Les deux films se répondent alors souvent bien que Vortex entraîne des réactions physiques que l’autre déclenche pour des raisons dissemblables. Tout est dans les non-dits et dans les silences qui laissent la tête imaginer le pire.
L’amour vous va si bien
Son amour du cinéma, Gaspar Noé le doit à sa mère et à un ami de jeunesse dont l’oncle, ouvreur de salle, les laissait entrer en cachette voir jusqu’à deux films par jour interdits aux mineurs. Il faut l’écouter parler de La tour infernale (John Guillermin et Irwin Allen, 1974), de Victoria (Sebastian Schipper, 2015, on vous en parlait ici) tourné en un seul plan séquence et de l’amour incommensurable qu’il porte à Pasolini, dont l’influence se répercutera tout au long de sa filmographie (particulièrement dans Irréversible, 2002). Une passion tangible expliquant le casting très cinéphilique de Vortex, grâce à la présence de Dario Argento (le grand maître du cinéma italien campe ici son tout premier rôle à l’écran à 81 ans) et de Françoise Lebrun ayant marqué son adolescence dans La maman et la Putain de Jean Eustache (1973). Ces deux vétérans du cinéma ont accepté de tourner sous sa caméra par amitié pour l’un et par goût du risque pour l’autre. « Au moins avec lui, je savais qu’on allait pas me demander d’être une grand-mère qui fait un gâteau au yaourt » se confiera l’actrice en entrevue. Marqué par tout un pan de l’histoire du cinéma, le réalisateur décide une nouvelle fois d’ouvrir son film par le générique de fin. Alors que défilent à l’écran le nom des acteurs et leurs dates de naissance, il profite de ce moment pour honorer la carrière de ces deux pionniers du 7e art. Il faut entendre le cinéaste italien lâcher « à l’avenir » durant la séance malgré le clap de fin qui s’en vient pour lui. Filmer leur mort que l’on sait imminente, c’est mettre en abîme celle d’un cinéma qui n’est déjà plus.
Après les danses endiablées sous hallucinogènes de Climax, Gaspar Noé nous revient calmé, préférant poser sa caméra que la balader à tout va. Aussi banal soit-il, cet acte change toute l’approche d’un cinéma qui mérite d’être redécouvert. Vortex est son 6e métrage, mais le premier à faire fi d’une provocation qui, par le passé, a laissé sa griffe sur le cinéma français. À l’aube de ses 60 ans, le cinéaste semble avoir mûri et décrit la déchéance de ce couple avec bienveillance. Finies les scènes de violences insoutenables faisant dorénavant place, au vu du sujet, à une retenue et une simplicité grandement appréciées dans cette parenthèse désenchantée. Seule l’affiche principale du film garde une trace intrinsèque du visuel auquel il nous avait accoutumés, dans les couleurs et dans la forme, tandis qu’une autre, plus foutraque, dévoile le maelström émotionnel où les personnages se perdent plus qu’ils n’évoluent, aspirés par le tourbillon de l’ennui, par le tourbillon de la nuit.
« J’avais déjà fait des films qui faisaient peur, qui faisaient bander ou qui faisaient rire. Cette fois-ci, j’ai eu envie de faire un film qui fasse pleurer aussi fort que j’ai pu pleurer dans la vie comme au cinéma ». Gaspar Noé
Vortex n’est pas un film facile. C’est dérangeant et souvent déroutant. Bien qu’extrêmement touchant, il risque d’avoir du mal à trouver son public face à la pléthore de propositions cinématographiques invitant davantage au divertissement qu’à la réflexion. En effet, le dernier film de Noé n’a rien d’exaltant sur le papier : 2 h 20 sur la fin de vie d’un couple octogénaire filmé dans ce qu’il y a de plus banal et de plus intime au quotidien. Habitué à la provoc’ et aux images chocs, le sel de son cinéma continue ici d’irriter l’œil même si l’horreur réside ailleurs. Vortex bouleverse parce qu’il est juste, Vortex ébranle parce qu’il montre une réalité à laquelle on ne souhaite pas se confronter. C’est raide, c’est rugueux, ça glace le sang comme un vent froid d’hiver, mais ça fait diablement du bien de se sentir vivant. Présentée dans son plus simple appareil, cette mise à nue de la mort ne laissera personne de marbre puisque regarder un film de ce sale gosse du cinéma français revient souvent à pénétrer le pandémonium de notre psyché excitée, mais apeurée. On est bien peu de choses fredonne Françoise Hardy en ouverture du film dans sa chanson Mon amie la rose. Des mots qui résonnent tout au long du visionnement, particulièrement à sa fin aérienne qui caresse l’envie de nous rassurer un instant. Et puis non. La vie suit son cours, tout comme la mort. Mais avant de sombrer dans les tréfonds de l’oubli, célébrons là, la vie. Trinquons, embrassons, profitons. Car elle n’a qu’une certitude à vous offrir, celle qu’un jour la mort viendra vous cueillir à son tour. Il ne vous reste plus qu’à trouver un sens à votre existence.
Bande-annonce :
Durée : 2h22
Crédit photos : Copyright Wild Bunch Distribution
Ce film a été vu dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma.