La femme sans tête : Spectre d’une crise sociale

Argentine, 2008
Note : ★★★ ½

Quelle est la quantité minimale d’informations qu’un spectateur a besoin pour pleinement apprécier une œuvre ? Cette question et toutes celles y ressemblant de près ou de loin sont particulièrement importantes dans l’ère hyperconnectée actuelle, notamment au cinéma. D’une part, les bandes-annonces des films grand public américains dévoilent toutes les révélations clés du film. D’autre part, des films internationaux deviennent plus facilement accessibles à la communauté internationale, et ce même si les audiences étrangères n’ont pas les connaissances nécessaires pour en décoder le message. La femme sans tête, troisième film de Lucrecia Martel, en est un exemple flagrant; il fut grandement apprécié dans son pays natal de l’Argentine et fut en compétition au Festival de Cannes, mais son accueil lors de sa sortie en salles fut bien moins dithyrambique. La cause ? Un rythme lent et une intrigue ne prenant pas le spectateur par la main, faisant de ce thriller politique une œuvre difficile d’approche pour celles et ceux ne sachant pas sur quoi s’attarder. 

L’incident qui change tout

La prémisse est pourtant simple : alors qu’elle rentre chez elle en voiture après une sortie avec des amies et leurs enfants, Vero (María Onetto) frappe quelque chose. Quoi ? Impossible de le savoir, la caméra se retenant de nous dévoiler la vérité. Vero elle-même ne peut en être certaine, l’accident ayant été causé par une inattention de sa part. Plus tôt, quelques jeunes étaient en train de jouer avec leur chien dans un terrain vague ressemblant énormément à l’endroit où a eu lieu l’accident, ce qui élève davantage la tension. Un plan montrant l’extérieur de l’habitacle montre finalement le corps d’un chien sur le bord de la route, ce dernier servant pour un temps de victime officielle de l’incident. 

Si cette scène peut sembler banale de par la manière dont elle est filmée et par son caractère anecdotique, elle reste néanmoins le pivot sur lequel repose l’entièreté du film. Cet événement guide le quotidien de tous les personnages, et est la cause principale de l’évolution en deux temps de Vero. Premier temps : le choc de l’accident a un fort impact sur son état mental. Elle ne parle presque plus, agit de manière lunatique, déambule sans savoir où elle va et laisse son entourage s’occuper d’elle. Deuxième temps : elle finit par graduellement reprendre ses esprits et retourner à son état normal. Après avoir été témoin de la chute d’un gamin lors d’une partie de soccer, elle a pourtant une épiphanie troublante : elle est persuadée que ce qu’elle a frappé ce jour-là était en réalité un jeune garçon. Est-ce une manifestation de la part d’un cerveau réveillé par un déjà-vu saisissant, ou s’agit-il de la dernière illusion d’un esprit perdu dans le brouillard ? Pour un spectateur non préparé, il s’agit du cœur du film. Pour Lucrecia Martel, il s’agit du cadet de ses soucis.

La part d’ombre sous le soleil

Ce qui rend La femme sans tête si intéressant est la manière avec laquelle il met en scène les rapports sociaux sans les mettre de l’avant, les traitant comme un fait avéré. Quelques informations aident à clarifier les relations entre les individus, donc à mieux comprendre le tableau. Vero est une bourgeoise dans la quarantaine, une dentiste dont la peau blanche et les cheveux blonds détonnent avec la peau basanée et les cheveux noirs de ses deux bonnes, de son jardinier et du potier avec qui elle fait affaire. D’ailleurs, l’un des adjoints de ce dernier — un enfant qui plus est — a disparu à peu près au moment de l’accident… Le mari et le frère de Vero, apprenant sa déclaration sur la victime de l’accident, la rassurent en lui faisant comprendre que ce qu’elle a frappé était réellement un chien, et en profitent effacer tous les éléments prouvant que les événements de cette journée soient réellement arrivés… 

En prenant ces éléments en compte, la lenteur du scénario devient une arme de contemplation, une loupe grossissant les relations sociales entre dominants et dominés. Si Vero profite définitivement des privilèges de sa classe sociale, elle reste néanmoins guidée et protégée par les hommes de son entourage qui s’assurent que sa fixation est bien le fruit de son imagination — et qu’elle le reste. La femme sans tête se veut un symbole, la représentation d’un racisme institutionnalisé maintenu par la l’élite pour des raisons d’autopréservation. Lucrecia Martel prend un cas extrême pour mettre de l’avant toutes ces inégalités acceptées par le plus grand nombre et maintenues par quelques-uns ayant plus de pouvoir que les autres. Le point central de son propos n’est pas de savoir ce qu’a réellement frappé Vero avec sa voiture, mais de montrer la normalisation du déni de la violence. Elle prenait place autrefois en Argentine sous la dictature, et elle se retrouve aujourd’hui dans le maintien des classes socio-économiques ayant une forte corrélation avec les différents groupes ethniques. Sur ce dernier point, elle pourrait sans difficulté pointer du doigt la terre entière.

Ces éléments font de La femme sans tête une expérience riche et un visionnage particulièrement intéressant pour peu que l’on puisse passer outre son rythme peu aguicheur. Ce n’est pas le genre de film qui procure un spectacle grandiose et une satisfaction immédiate, mais fait au contraire partie de ceux qui restent dans la tête et continuent de vous hanter plusieurs jours après l’avoir vu. En étant préparé, il est certainement plus facile de s’attaquer à une telle œuvre.

Bande-annonce :

Durée : 1h27
Crédit photos : Teodora Film

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