États-Unis, 2015
Note : ★★★★
Il est difficile d’écrire sur un film si bien écrit. Si bien, qu’il n’a pas l’air de l’être. C’est même difficile de le regarder, tellement il reflète la vie dans sa spontanéité, ses grandeurs et ses échecs à couper le souffle. Mistress America m’est tombé dessus avec tout son charme et son exaspérante hystérie : Greta – l’autre -, en pièce maîtresse.
Lui : On regarde quoi ?
Elle : Un truc sur New-York, une histoire de fille qui doit faire des choix.
Je voulais New-York. Je l’ai eue. Pas celle fantasmée d’un Woody Allen, mais celle autrement plus contemporaine des appartements semi-légaux, des dortoirs d’université, des tweets et des bars plus ou moins branchés.
Quant à la fille qui fait des choix, j’en ai même eu une double ration. Car Mistress America c’est l’histoire non pas d’une, mais de deux filles paumées, Brooke et Tracy. Une variation sensible, précise et déconcertante sur les atermoiements qu’on se croit propres, les grands élans qu’on voudrait publiés comme les petites bassesses du coeur qu’on aimerait tues à jamais.
La première du duo, Tracy, crève l’écran : jeune femme un peu blasée, débarquée du New Jersey dans l’espoir de devenir écrivaine en passant par la case université. Maladroite et charmante, Tracy est incarnée par Lola Kirke au charisme enveloppant. Discrète présence immanquable, elle existe silencieusement devant son aînée désordonnée et fantasque. Car si Tracy est lointaine, Brooke (Greta Gerwig) avec qui elle forme cet unique tandem, monopolise le discours, attire les attentions et récolte les questions. Tout converge vers elle à force d’expansions en tout genre. Malgré ses efforts à devenir le centre d’un monde, Brooke est tout sauf cette jeune femme chic et dans le coup qu’elle prétend être. Quant à Tracy, on sent derrière ses mots le malaise de l’errance tout autant que l’inévitable présence au monde. L’une trouve dans sa discrétion un refuge, protection d’autant plus facile à conserver que Brooke comble les échanges de sa constante agitation. Un peu comme tout le monde autant qu’un peu unique, Brooke est à l’image de sa très étrange première apparition à l’écran dans cette descente des marches de Times Square : pas élégante mais remarquable. Filles miroir, filles négatif l’une de l’autre, ces deux-là que rien ne prédisposait à se rencontrer font la paire sous l’oeil de Noah Baumbach, chroniqueur d’une génération, la nôtre.
Faites demi-soeurs de circonstance alors que le père de Brooke s’apprête à épouser la mère de Tracy, ces deux-là confirment le dicton. Les opposés s’attirent. À moins que ce ne soit le contraire, ou que ce ne soit les deux. Parce que oui, la vie c’est comme ça. Dire tout et son contraire, jurer que c’est ça qu’on veut, être prête à déplacer des montagnes, puis se trouver face au mur, aux murs, et n’avoir plus la force que de déplacer le rêve. Ailleurs. Et recommencer. C’est un peu ça en somme Mistress America. The girl on the side, pas the girl next door, non celle qui est next-next door. Un tweet, une soirée arrosée, un tweet, une histoire d’amour lointaine et bancale, et des amitiés qui auraient pu être précieuses mais qui ont plutôt choisi d’être minables.
Le mode d’être du film est ce conditionnel passé, pimenté de drôlerie, car sous la plume de Gerwig qui co-écrit le scénario, rater n’empêche pas d’être remarquable. Le temps des potentiels manqués, des belles histoires échappées. Mistress America c’est la chronique bien ficelée de l’échec de Brooke, raconté par l’apprentie-écrivaine Tracy. Brooke s’invente restauratrice, créatrice de ce lieu fédérateur et unique, qui mélange les générations dans la chaleur et l’accueil d’une cuisine familiale et raffinée. Il y a de la buée sur les vitres qui estompe les couleurs vives de ceux et celles qui ont laissé pêle-mêle leur manteau à l’entrée pour se réunir dans les délices de chez Mum’s. On pourrait continuer et s’emporter comme elle – Brooke – le fait dans la très touchante scène où elle tente de convaincre un obscur ex, parti avec une non moins obscure ex-amie, de lui prêter de l’argent pour éponger ses dettes. En plein milieu de l’entreprise, son co-investisseur qui n’est autre que son amant, qu’elle trompe vertement lors d’une des premières scènes du film, retire ses fonds. Laissée sur le chemin de son rêve, Brooke, motivée par Tracy, décide donc de revendiquer son dû et d’aller réclamer son argent à cette ex-amie qui aurait fait fortune en lui volant un brillant design de T-shirt. Les succès eux aussi, sont médiocres.
Et pourtant, l’une des beautés qui tient le film est la mise en scène de la croyance du possible. Porté par de brillantes interprètes, ciselé par des dialogues époustouflants de vérité, on y croit, tout le monde y croit. Comme dans la vie. Le temps d’une envolée, d’un verre, ou d’une phrase. Sauf que dans le film, plus on monte, plus la chute est rude. Ces mouvements donnent à l’ensemble l’allure d’une danse cruelle mais douce, ça coupe le souffle tout en étant d’une fluidité déconcertante. Au diapason avec le rapide débit de Brooke, on vibre pour et avec elle, tout en investissant cette place de témoin aux côtés de Tracy la narratrice. Le vrai goût des autres est peut-être celui là, celui de voir, de les voir en entier. Non pas objectivement mais entièrement, sans fard, nus. Parce que Mistress America ne sera jamais the first, et après tout, sans elle, il n’y en aurait pas, de first.
Alors elle rate, mais la brillance de son échec a un effet révélateur. Il fait surgir deux choses fondamentales autour desquelles le film se solidifie, prend corps. La vie d’adulte est un échec généralisé feutré par nos récits respectifs. On peut enrober nos choix dans de beaux intérieurs, des clubs de lectures de femmes enceintes bon chic bon genre sur Deleuze et les structuralistes, des villas indécentes, on peut être plein aux as. On peut. Certains ont même fait plus que de le pouvoir, certains ont atteint leur rêve. Ou ce qui y ressemblait. Mais derrière la gloriole, le vide commun, le mari bedonnant à la doudoune sans manche. Brooke échoue. Et le film d’ajouter : comme tout le monde.Il y a dans l’échec de Brooke une exemplarité, un courage. Son naufrage, elle le médiatise, le met en scène, l’incarne. Elle le transpire, elle le performe. Le pleure comme le rit. Et nous aussi, grâce à Tracy. C’est la position de ce personnage qui vient unir le tout, qui tient la somme des ratés dans sa main, dans ses mots. Peut-être que c’est là, le salut. Dans ce petit creux de la vie, entre voyeur et vampire. Cette place qui est inconfortable parfois, qui éloigne de l’action, qui filtre le monde pour en faire son spectacle. La place du témoin, de celui et de celle qui raconte, qui se met au second plan pour mieux laisser les autres dérouler leur vie. Car à quoi bon rater brillamment si c’est pour que personne ne le remarque ?
Une des questions que pose le film est délicate. Et d’actualité. Tracy dépasse-t-elle les bornes en faisant de Brooke son matériel d’écriture ? Fait-elle entorse à leur pacte d’amitié en s’inspirant plus que largement de la vie de cette dernière pour nourrir son oeuvre littéraire balbutiante ? De la tension qu’engendre cette interrogation surgissent les humanités respectives des personnages. Le reste n’est que littérature. Et heureusement.
Bande annonce originale anglaise:
Durée : 1h24