Il est tombé dedans tout petit, et il y est encore. Steve Koltai, propriétaire du Cinéma L’Amour, nous a ouvert les portes du mythique établissement montréalais. Derrière le jaune et rouge de l’enseigne qui coiffe le boulevard Saint-Laurent depuis 1981, une famille, un homme, un parcours et des questions. Prenez place, et laissez-vous conter l’histoire de L’Amour.
Cinémaniak : Commençons par le commencement : cela fait combien de temps que vous êtes directeur du Cinéma L’Amour? Quelles sont vos tâches, votre parcours? Parlez-nous un peu de vous.
Steve Koltai : Je suis dans le domaine depuis plus que trente ans, j’étais très jeune. Quand je suis sorti du collège j’ai embarqué dans le business familial. On faisait de la duplication de films. Mon père était un pionnier dans la diffusion de films pornos auprès des salles de cinéma. Dans le temps on faisait de la duplication des films puis des VHS quand c’est arrivé sur le marché. On distribuait les films dans toutes les salles de cinéma partout au Canada. Même les majors jouaient des films pour adultes à l’époque. Juste pour vous dire, le Métropolis, était un cinéma adultes. On fournissait toutes les salles au Canada. C’était un business très dur parce que les bobines de films sont très pesantes, les pellicules de film se brisaient tout le temps. Il fallait ajouter à ça le coût du transport et de la diffusion. Il nous restait peu d’argent à la fin. Il faut se rendre compte qu’à l’époque chaque copie de film coûtait environ 2000 dollars. C’est un peu différent maintenant parce que le DVD, c’est beaucoup moins cher, on rejoue nos films… c’est un business très différent. C’est comme ça que moi j’ai embarqué. Duplication d’abord puis après j’ai travaillé comme projectionniste.
C : C’était à ce cinéma-ci?
SK : Non, mon père a commencé ailleurs, à Hull. Moi j’ai commencé ici, vers 1987, je devais avoir la vingtaine. Avant d’ouvrir ici, à Montréal, mon père faisait tourner beaucoup de films. Vu que tout cela était très cher et rapportait peu, c’est devenu plus rentable de construire un cinéma. On a donc construit un cinéma, à Hull (Québec), juste de l’autre côté du pont d’Ottawa. En Ontario, les films hardcore, où on voyait vraiment l’action, étaient interdits alors qu’au Québec c’était accepté. Mon père a eu l’idée de créer un cinéma juste de l’autre côté du pont : la proximité d’Ottawa nous apportait une clientèle assez riche parce qu’il y avait beaucoup de personnes qui travaillaient au gouvernement… On a donc créé un petit cinéma d’environ 140 sièges. Les gens venaient voir leur film – on parle bien de films hardcore là – prenaient la main de leur compagne, regardaient le film et mangeaient du popcorn. Il y avait une projection à 19 heures puis une autre à 21 heures. Et c’était plein tous les soirs! Pendant 10 ans. Sold out. Une autre époque! C’est comme ça que ça a commencé, avec un petit cinéma dans un centre d’achats. Après ça, on a vendu. Et on a acheté ici, à Montréal. C’était la chose la plus rentable à faire.
Nous avons donc racheté en 1981. On a racheté au propriétaire d’alors qui ne possédait la bâtisse que depuis quelques mois. En l’espace de trois quatre mois, l’immeuble a doublé de valeur. On a trouvé un investisseur et on a racheté. Et c’est devenu le Cinéma L’Amour. On a commencé à jouer nos films ici, une semaine, deux semaines, trois semaines… une fois on a joué un film pendant trois semaines. Première journée, on faisait presque 3000 dollars à 4 dollars le billet! Imaginez entre midi et une heure, 160 personnes. Entre une heure et deux heures, 66 personnes. Entre deux heures et trois heures, 82 personnes (il lit le registre du jour de l’ouverture). Au total c’était 737 personnes pour la journée. Aujourd’hui, c’est une autre histoire. Le cinéma ne marche plus vraiment, pour nous les temps sont très très durs. On fait parfois 50 entrées. Un autre temps. Heureusement que nous sommes propriétaires sans quoi je mettrais la clé sous la porte.
C : Vous faites aussi des événements en collaboration avec des festivals?
SK : Oui, toutes les locations sont plus rentables pour moi. Tournage de films, location de la salle, etc. Ça, ça marche bien.
C : Nous sommes très intriguées par la manière dont vous programmez vos films. Comment élaborez-vous une grille de programmation?
SK : Moi j’aime les films qui ne sont pas doublés en langue originale. Surtout dans le sexe, il y a peu de parole, on veut voir la réalité telle quelle. Je porte aussi attention à la qualité de l’image, puis si possible, une bonne histoire, quelque chose d’intéressant. Avant je travaillais avec des compagnies qui me proposaient un catalogue, maintenant je ne travaille plus avec personne. C’est fini. On joue les films de notre inventaire. Je ne veux pas passer au DCP, c’est trop compliqué de s’équiper. Alors je joue des DVD, et c’est difficile d’en trouver de bonne qualité. Le business s’effondre, je n’ai plus de budget. Ce qu’il faut dire aussi, c’est très important : les gens ne viennent pas ici pour les films, je veux dire, certains oui, mais on vient au Cinéma L’Amour pour l’expérience, pour l’accueil, pour l’ambiance, pour l’interaction sociale. La pandémie rend tout cela extrêmement compliqué : ce matin il y a un couple, mais la semaine prochaine, tout le monde doit venir avec un masque, alors comment vont-ils s’embrasser? Comment vont-ils se toucher, faire l’amour, s’embrasser… On me demande comment ça marche, mais ça marche pas, pas très fort. Alors je me pose des questions, si c’était une boîte de nuit, ou un club, ou une salle de spectacles, est-ce que ça irait mieux? Je ne sais pas.
C : Comment avez-vous perçu l’évolution de la clientèle, comment a-t-elle changé au fil du temps?
SK : Avant le Cinéma L’Amour était le seul endroit pour voir des films comme ça. Maintenant, il s’agit moins d’un cinéma et plus d’un club échangiste en quelque sorte. Ou bien vous êtes échangiste, ou vous êtes exhibitionniste, ou vous êtes voyeur. Vous venez ici pour le fantasme, celui d’aller dans une salle pour avoir une expérience taboue, ou une interaction sociale. Ou vous venez parce que vous avez une double-vie peut-être, une vie cachée.
C : Quelle est votre place à vous dans ce milieu? Est-ce que le domaine de la pornographie vous fascine?
SK : D’une certaine façon, peut-être. Mais je vais vous dire, je ne suis jamais allé dans un club échangiste. C’est dommage parce que j’aurais peut-être une vision différente. Cela étant dit, je suis quelqu’un d’ouvert d’esprit mais peut-être un peu gêné justement parce que je suis dans le domaine. Il y a beaucoup de monde à Montréal qui sont venus au Cinéma L’Amour au moins une fois, pour le culte, leurs fantasmes… Je rencontre de plus en plus de gens qui me disent qu’ils y sont allés, seuls ou encore avec leur copine. Et surtout des femmes, beaucoup de femmes.
C : Les mesures sanitaires associées à la COVID-19 compliquent pas mal le quotidien des cinémas. Le vôtre également? Comment voyez-vous les choses?
SK : Le cinéma est aménagé, les peintures sont propres, les sièges sont nettoyés, la distanciation est en place, et nous faisons beaucoup de promotion associée à ces mesures. Mais en effet, c’est très dur parce que les gens veulent s’asseoir à côté, ils veulent voir. Si deux femmes viennent s’embrasser, ma clientèle veut voir ça, ils viennent pour ça. Ils ne viennent pas pour voir le film, ils viennent pour voir l’audience, pour partager l’excitation de la clientèle. Si vous n’êtes pas un peu exhibitionniste, il ne faut pas aller au Cinéma L’Amour… C’est tout le principe de venir ici comme je disais plus haut : le couple qui est en haut doit être ouvert au fait qu’il y a des gens qui veulent les voir.
C : Avez-vous pensé fermer les sections VIP en raison de la COVID-19?
SK : On a mis 3 mètres de distance entre les bancs, mais il est certain que je ne peux pas aller vérifier les rapprochements. La clientèle est très consciente du risque. Il faut mettre un masque… mais ensuite, tu manges du popcorn, tu embrasses ta copine… Je ne peux pas faire la police. Moi j’aimerais que tout le monde soit sage et aille dans leur sofa, prenne un drap, l’installe comme il faut. Nous montons toutes les demi-heures pour laver. Parfois c’est un peu étrange, les gens sont en plein milieu de l’action. Ils doivent se responsabiliser, et les couples ne pas s’échanger… mais ici, c’est quand même un exercice difficile, vous en conviendrez. Les gens doivent se responsabiliser, comme durant la pandémie où les choses pouvaient devenir très compliquées. Il fallait se confiner mais les gens ont toujours envie et besoin de compagnie. Quand on en vient à parler d’intimité, les choses deviennent complexes.
C : Voyez-vous un avenir au Cinéma L’Amour? Lequel?
SK : Il y a 10 ans j’ai changé tout le style… Avant je me cachais un peu dans mon business, mais plus maintenant. Je suis transparent. Tout ce que vous pouvez imaginer a eu lieu ici… c’est la réalité. Ma clientèle a entre 18 et 90 ans. Si la police débarque, on les dissuade de monter car les gens sont intimes en haut. Mais quand la police monte dans la section VIP, c’est eux qui sont gênés. Oui il s’agit d’un lieu public, mais sans raison valable, ils ne peuvent pas débarquer. On compte sur la tolérance, une tolérance tacite qui doit être respectée sinon, je ferme. Le Cinéma L’Amour existe depuis des années. Il a eu du succès à Montréal. Maintenant on a besoin d’aide pour l’amener à un autre niveau. À mon âge, je ne veux pas réinventer le Cinéma L’Amour, je veux le laisser à mon fils ou à qui veut embarquer. C’est un héritage de 40 ans. On vend des t-shirts, on a lancé une galerie sur Instagram pour vendre notre collection d’affiches vintage de 40 ans et plus, un inventaire de 1000 posters. On essaie de partager une belle histoire. On veut partager! Pop Montréal, des défilés de mode, Vans a fait un événement, des tournages de film… On fait beaucoup de choses. Des spectacles… on veut avoir des événements pour toutes les communautés. On veut offrir ça, permettre à tout le monde de se sentir bien ici. Mais tout ça c’est compliqué. La programmation est un sujet sensible, on ne satisfait jamais tout le monde et parfois certaines personnes sont gênées de venir voir tel ou tel programme. Alors on en fait la promotion, mais discrètement. Par exemple, je ne change pas l’affiche extérieure. Mais ce que je veux faire c’est un événement! Mon rêve est de faire revenir les gens au Cinéma L’Amour. Mais je ne vais pas faire ça seul. Si le business ne change pas et ne se réinvente pas, je ne sais pas ce qui va arriver. Je pense que Montréal n’a pas envie que le Cinéma L’Amour ferme ses portes, on est une institution, mais il faut repenser les choses. Il y a encore des choses à faire.
C : Quelle partie de votre travail préférez-vous?
SK : Je ne sais pas si j’ai une préférence. La partie technique était intéressante mais dès qu’il y a un problème tout devient compliqué. Vous savez, j’ai toujours fait de tout, j’ai tout fait! Nettoyer les sièges à la main… Je suis le boss mais je fais le plus dur, je veux que ce soit bien fait, je fais le maximum. Je m’investis car pour moi la clientèle mérite le meilleur service, le meilleur entretien. Mais c’est difficile, les gens ne sont pas toujours respectueux. On me vole les ampoules, on fait des trous dans les portes pour y cacher des préservatifs, et j’en passe. Les choses peuvent changer ; ici, on peut faire des merveilles. C’est un défi, ça coûte de l’argent. Moi, je ne veux pas passer les 20 prochaines années à construire un nouveau cinéma. Je veux me retrouver sur une plage quelque part…
C : Vous êtes donc habitué de faire un peu de tout depuis le début?
SK : Tout. Comptabiliser, gérer, nettoyer, les entrevues, la promotion… Je ne veux pas me vanter mais j’ai touché à tout. Vous devriez regarder le documentaire sur le Cinéma L’Amour sur Youtube. C’est un bon documentaire. Cet endroit est une entreprise familiale, et ce n’est pas facile. Travailler en famille n’est pas facile, pas du tout. Nous ne sommes plus l’entreprise que nous étions il y a 40 ans. Nous essayons d’évoluer. Nous avons créé un si bel endroit, et c’est dommage qu’il ne soit pas exploité à son plein potentiel. Ça prend du temps et de l’énergie, mais le potentiel est là. J’ai créé l’institution avec tout ce qu’il y a de bien derrière elle. Maintenant, quelqu’un doit démolir ça. Le voilà, l’héritage.
C : Nous avons une dernière question que nous avons posée lors de chacune de nos entrevues. Avec tout ce qui s’est passé cette année et cette idée dûment présente qu’a été le concept de service essentiel, quel est votre point de vue sur la question d’un cinéma considéré comme tel? Ou, dans ce cas, de la pornographie comme service essentiel?
SK : Vous demandez cette question à la mauvaise entreprise parce que je ne crois pas que nous soyons un service essentiel. Je crois que la raison pour laquelle les gens viennent ici, que ce qu’ils ne peuvent retrouver à la maison, c’est l’interaction sociale. Les gens ont besoin de sortir et c’est pourquoi ils se pointent ici. Vous savez, peu importe qui se trouve à l’entrée, c’est la première interaction qu’ont les clients en arrivant. C’est très important. Les gens viennent au Cinéma L’Amour parce qu’ils aiment l’équipe, ils aiment Steve, ils aiment la sécurité qu’on leur procure. Nous représentons un environnement exempt de stress, de violence et de drogues. Les gens s’emportent parfois, oui… et en raison de cela et de la COVID-19, nous devons prendre des précautions. Mais ce n’est pas facile, car nous ne faisons pas d’argent ; ce que nous devons faire, c’est en sauver. Nous n’avons pas de marge de manœuvre pour des frais supplémentaires. Mais voilà, je ne pense pas que je sois un service essentiel. Ce que je crois en revanche, c’est que si nous fermons pour une plus longue période, les gens vont nous oublier. J’étais très surpris lors de notre ouverture, le 24 juin dernier ; c’était très occupé. Maintenant, cette cadence est considérablement ralentie.
Retrouvez la programmation du Cinéma L’Amour !
Entretien : Sophie Leclair-Tremblay
Photographie : Prune Paycha
Cinémaniak remercie chaleureusement Steve Koltai ainsi que toute l’équipe du Cinéma L’Amour.
Retrouvez nos autres entrevues du dossier TOU.TE.S EN SALLES :
avec Mario Fortin, administrateur des Cinémas Beaubien, du Parc et du Musée ici;
avec Aude Renaud-Lorrain, directrice par intérim du Cinéma Moderne ici;
avec Vincent Labrecque, directeur technique du Cinéma du Parc ici;
avec Anne-Julie Lalande, gérante et responsable technique du Cinéma Moderne ici;
et avec Marcel Jean, directeur général de la Cinémathèque québécoise ici.