Le documentaire Les perdants est sorti en salle de 28 février après avoir ouvert les Rendez-vous Québec Cinéma (RVQC) sur une note de protestation et de lutte sociale.
Pour son deuxième long-métrage, la réalisatrice Jenny Cartwright pose un regard critique sur le système politique québécois et ses nombreux dysfonctionnements. En présentant le parcours de trois candidats indépendants aux élections de 2022, le film démontre la difficulté à faire entendre des voix différentes dans une campagne électorale dite démocratique. Si la course semble perdue d’avance pour une majorité des coureurs, c’est que nous sommes les perdants du jeu électoral.
Nous nous sommes entretenus avec la réalisatrice de la genèse du projet, de sa facture visuelle et sonore, de son humour et d’abstentéisme.
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Entre le moment où tu as l’idée du documentaire et aujourd’hui, où tu peux enfin le présenter au public, quel est le chemin que tu as dû parcourir ?
JC : Ça a été quand même un bon chemin. La genèse du projet, ça remonte à 2012, alors que je me suis retrouvée à être agente officielle pour un candidat indépendant et à réaliser à quel point c’était opaque et difficile de naviguer le système électoral, même pour quelque chose qui était simple comme être agente officielle. En 2014, on a voulu retenter l’expérience avec la même personne, puis j’avais déjà l’idée de faire un film, qui n’était pas du tout aussi élaboré que Les perdants, mais l’étincelle était là. Sauf qu’en 2014, on n’a pas réussi à récolter les 100 signatures [appui nécessaire pour obtenir l’autorisation de devenir candidat aux élections] parce qu’on essayait d’organiser à la fois le tournage et la campagne électorale et c’était trop. Mais l’idée s’est quand même enracinée.
J’ai fait ma première demande en 2016 à un organisme qui s’appelait à l’époque FCTMN et j’ai eu du mentorat avec une réalisatrice d’expérience, parce que j’avais fait quelques courts-métrages, mais j’avais peu d’expérience. Fast-forward en 2018, j’ai approché une boîte de prod qui s’appelle Picbois, on a eu la SODEC en scénarisation, mais les dates de dépôt ne concordaient pas avec la campagne électorale. En fait, on aurait eu la réponse du dépôt après la campagne électorale, mais c’était pas possible de prendre des risques financiers [pour subventionner le film en amont], bien entendu. Et finalement, j’ai approché l’ONF vers 2020 et on a tourné en 2022.
C’est vrai qu’il y a aussi l’enjeu d’être là au bon moment pour les élections avec les subventions et le matériel. Ça rajoute au défi de logistique.
JC : Mais en fait, c’était vraiment « a blessing in disguise » de ne pas pouvoir le faire en 2018, pour plein de raisons. Premièrement, parce que le contexte politique et la campagne elle-même était plus intéressante en 2022. Puis maintenant, avec le recul, entre 2018 et 2022, j’ai eu le temps de faire plusieurs autres projets, dont mon premier long-métrage et plusieurs documentaires sonores. Puis souvent, je me dis que si je l’avais fait en 2018, j’ai l’impression que j’aurais vraiment pas été prête comme réalisatrice. C’était vraiment un processus complexe, donc j’étais contente d’attendre. Pis j’ai pas fait ce projet-là pendant 8 ans à temps complet, mais c’est quand même quelque chose qui m’a agitée pendant tout ce temps-là. J’ai énormément lu, j’ai toujours nourri mon dossier de recherche pendant toute cette période, donc quand on est arrivé en 2022 pour tourner, j’étais prête.
J’ai trouvé ton documentaire vraiment super pertinent. Ça nous met dans la face toutes les choses qui marchent pas dans le système électoral, puis ça nous explique pourquoi, en nous prenant par la main. Personnellement, ça m’a fait beaucoup réfléchir sur ce que je fais de mon vote et j’ai appris des choses, comme l’indice de distorsion dont j’avais jamais entendu parler. Et ça m’a fait me demander si ça avait été difficile pour toi de trouver le bon ton, le bon niveau de langage, pour ne pas infantiliser les personnes qui écoutent, mais en même temps ne pas être trop pointue et risquer de les perdre?
JC : Oui, surtout dans l’écriture parce que c’est moi qui ai écrit ma narration. Certaines capsules ont été plus compliquées que d’autres. La plus difficile, ça a été expliquer le financement des partis politiques. Encore aujourd’hui, quand on me le demande en entrevue, c’est quelque chose que j’ai vraiment de la misère à synthétiser. La capsule, on l’a refaite un nombre incroyable de fois. (Rires)
Ce qui m’a beaucoup aidée, c’est que j’ai travaillé avec une motion designer extraordinaire (Elizabeth Laferrière) et on a passé beaucoup de temps à scénariser les capsules ensemble. Elle avait un intérêt pour la politique et se considérait comme politisée, mais, bien sûr, elle ne connaissait pas tous les sujets qu’on aborde dans le film, parce que ce sont des choses que j’ai vraiment creusées. J’ai épluché la loi électorale, j’ai appelé le Directeur général des élections un nombre incalculable de fois. Donc, ce qui m’a beaucoup aidée, c’était de réussir à faire comprendre les sujets à Elizabeth. À partir de là, les deux, ensemble, on s’organisait pour scénariser avec l’image, mais aussi pour que le contenu soit digeste. J’ai aussi eu une aide très appréciée de la part de Manal Drissi, qui est repassée sur mes capsules pour mettre une touche d’humour un peu grinçant.
Les infographies et la facture visuelle aident définitivement à mieux comprendre. Est-ce que ça a été une longue partie de la post-production?
JC : (Rires) C’était une très longue post-production… Encore une fois, j’ai eu la chance de travailler avec une monteuse exceptionnelle, Anne-Gabrielle Lebrun Harpin. Le film s’est mis en place, oui avec des essais-erreurs et des Post-it sur les murs, mais aussi avec énormément de discussions. Anne-Gabrielle comprenait vraiment rapidement, à partir du moment où j’expliquais pourquoi on avait besoin de parler de tel sujet. C’est quelqu’un qui comprend extrêmement vite, ça m’a beaucoup aidée.
Et les images d’archives sont vraiment chouettes. Est-ce qu’elles viennent de l’ONF ?
JC : La majorité, je les ai trouvées à l’ONF, qui est une mine d’or d’archives. Après, des archives, j’en ai trouvé à l’Assemblée nationale, j’en ai trouvé à la télé, mais tout ce qui est « vieilles images », comme les gens qui attendent le métro ou la personne autochtone qui fait du canot, tout ça, ça vient de l’ONF.
En regardant ton parcours, on voit que tu as fait des documentaires, mais tu fais aussi des créations sonores. Quand j’ai su ça, je trouvais que ça faisait tellement de sens par rapport à l’habillage sonore du film et particulièrement dans les moments d’archives. Ça serait quoi ton rapport avec le son dans le documentaire ? Pourquoi c’est important pour toi de faire de cet habillage sonore ?
JC : Je trouve que le son est souvent l’enfant mal aimé du cinéma, même si ça a l’air d’un lieu commun, ce que je dis. Comme ça arrive à la fin de la postproduction, souvent il ne nous reste plus de temps, plus d’énergie, plus d’argent. J’ai étudié en cinéma à l’université et dans tout mon parcours scolaire, j’avais juste un cours qui portait sur le son. À partir du moment où je suis arrivée à la création sonore, un peu par accident, parce que mon premier documentaire sonore était une histoire que je ne pouvais pas raconter par l’image, le son s’est imposé de loin. À partir de là, j’ai vraiment réalisé que le son a plusieurs pouvoirs, notamment, une espèce de pouvoir évocateur qui me rappelle celui de la littérature. Il est capable de créer des hors-champ extraordinaires. Dans un film comme Les perdants, le son a aussi un pouvoir humoristique très fort qui appuie les actions, par exemple, quand il y a le pendule qui montre que les parties s’échangent le pouvoir parce qu’on vit dans un modèle bipartiste. Ça permet de créer un univers et de donner vie aux capsules parce que sans le son, ça serait un peu drabe.
Ça permet de se sentir encore plus immergé.e aussi, parce que, justement, dans les capsules, tu aurais pu décider de juste mettre de la petite musique par-dessus.
JC : Je ne mets jamais de musique dans mes documentaires (rires). La critique que j’ai, c’est un goût personnel, c’est pas tant une critique, mais je trouve que les gens abusent de musique dans leurs documentaires. Pis je le comprends, parce que souvent, c’est par manque de temps ou par manque de moyens, parce que ça peut être une béquille et une façon facile de mettre la musique. Ça fait qu’on n’a pas besoin de mettre de la conception sonore et de se poser des questions. La seule musique que je mets dans mes documentaires sonores et mes documentaires audiovisuels, c’est quand c’est intradiégétique. Je suis vraiment intransigeante là-dessus et … je pense que ça aurait tué le « mood » s’il y avait de la musique sur les capsules.
Aussi, j’ai eu la chance et le privilège de travailler avec le même concepteur sonore, Thierry Gauthier, sur presque toutes mes productions. Maintenant, on se connaît tellement bien, c’est ce que j’aime. Il y a une continuité de ce qu’on a fait dans Je me souviens d’un temps où personne ne joggait dans ce quartier (2021) avec Les perdants.
Et qu’est-ce qui différencie Les perdants du long-métrage que tu as fait avant ?
JC : Je vais dire la parole. Mon premier film a des dialogues, mais ils ne sont pas sous-titrés, parce que la parole est vraiment un élément musical. Dans le fond, je voulais reproduire cette impression merveilleuse dans mon quartier, et qui est une des choses que j’apprécie le plus, de ne jamais comprendre ce qu’il se dit dans les rues. Je crois qu’il y a une cinquantaine de langues qui sont parlées dans le quartier. Moi, je trouve ça extraordinaire de sortir faire l’épicerie et de me faire bercer par toutes sortes de langues que je ne comprends pas. J’avais pris le parti de ne pas traduire ces phrases-là qu’on entendait dans le film.
Clairement, la parole est utilisée de manière diamétralement opposée dans Les perdants. À la présentation d’un de ses films, Sylvain L’Espérance disait à quel point c’était important que notre nouveau film tue le précédent (rires). Je trouvais que ça résumait quand même assez bien ma démarche, parce que ce sont deux films vraiment, vraiment opposés. Après, récemment, j’ai fait une entrevue avec Robert Daudelin à Derrière l’image et lui me rappelait quelque chose que je n’avais pas vu, qui est que mes deux films sont vraiment un plaidoyer pour davantage de diversité.
Vraiment! Ça c’est quelque chose qui reste entre les deux films. La parole est traitée différemment, et clairement dans Les perdants, il y avait beaucoup de choses à dire et c’est fait de manière critique, mais j’ai aussi senti la touche d’humour dont tu parlais plus tôt. Ça se trouve des fois dans le cadrage ou dans le montage, c’est comme des sourires en coin un petit peu sarcastiques. Est-ce que ça vient de toi ou plutôt d’une de tes collaboratrices [Manal Drissi] ?
JC : Non, ça, ça vient de moi (rires). C’est vraiment mon genre de blague. Quand on était en train de tourner, tout le monde, moi y compris, s’attendait à ce que ce soit la fin du PQ et c’est pour ça que je l’ai cadré devant un salon funéraire. Legault, avec son délire de laïcité, je l’ai pris devant une église. C’est vraiment ça mon genre d’humour. En fait, j’étais vraiment très, très fan des Zapartistes et je suis infiniment triste que ce groupe n’existe plus. Une des choses qu’ils disaient souvent, c’est que « Le rire est aussi une façon de montrer les dents » et c’est vraiment dans cette optique-là que j’ai pensé Les perdants.
Le sujet principal de ton film, ou en tout cas de ce que j’en ai retenu, c’est l’inefficacité du système politique actuel. Tu nous expliques pourquoi c’est comme ça et de plusieurs manières, mais j’ai quand même senti que tu as saupoudré quelques concepts de décroissance à travers le film. Est-ce que tu penses que la décroissance, c’est une fin ou un moyen pour arriver à un système électoral plus juste ?
JC : Je pense que la décroissance est inévitable. Soit elle sera choisie, soit elle sera imposée. Ce serait intéressant qu’on la choisisse et qu’on la prépare parce que de toute façon, l’effondrement, c’est pas vraiment une option. Maintenant, une des questions qui sous-tendait ce film-là, c’était : est-ce que la démocratie représentative peut nous sortir de la crise climatique? Donc, ça c’est une question que je me pose, de la même manière que je me demande : est-ce qu’on peut se sortir de la crise climatique si on continue à se faire la guerre ? Si on continue à travailler 40 heures par semaine ? Je pense qu’il faut revoir l’entièreté de notre façon d’habiter cette planète. Et ça va arriver. Je veux pas avoir l’air fataliste là, mais on va devoir se poser ces questions puis ce serait mieux qu’on se les pose plus tôt que tard, à mon avis.
Ça serait comme un passage obligé. On sait qu’on peut pas continuer comme ça, de toute façon, peu importe le système politique.
JC : Oui, c’est tout bête, mais les ressources sont finies puis on agit comme si elles étaient infinies. L’objectif de l’Accord de Paris de maintenir le réchauffement sous la barre des 2°C est déjà mort. Les rapports du GIEC sont terrorisants. Moi qui essaie toujours de m’impliquer dans ma communauté, ça fait longtemps que je trouve que la démocratie représentative est un obstacle à la lutte de la crise climatique, mais aussi un obstacle pour s’impliquer. Souvent les gens s’imaginent que parce qu’ils ont voté une fois tous les quatre ans, ils ont fait leurs devoirs de bons citoyens ou de bonnes citoyennes et qu’ils peuvent attendre les quatre prochaines années avant d’agir à nouveau. Puis ça, c’était même une des prémisses du film ou en tout cas une des questions que je me suis posée souvent et qui a mené au film.
Avant de rencontrer le Parti nul, je ne votais pas. L’abstention, c’est quelque chose qui choque incroyablement les gens. Il n’y a rien de mieux pour gâcher un party de Noël que de dire que t’as pas voté. Je me suis souvent fait dire que je n’avais pas le droit de chialer parce que je n’avais pas voté. Et, tsé, je suis super impliquée dans ma communauté, je fais du bénévolat, des manifs, mes actions sont basées sur mes valeurs politiques, j’ai jamais rien acheté sur Amazon, ça fait 30 ans que je mange pas de viande. Je trouve ça vraiment réducteur de penser que la personne qui va voter tous les 4 ans, c’est suffisant.
Cette abstention-là n’est pas nécessairement par désintérêt. Elle veut juste dire autre chose. Une des informations qui m’a le plus marquée dans le documentaire, c’est quand tu dis : « si les abstentions étaient comptabilisées comme un parti, il serait majoritaire ». Ça m’a quand même choquée, parce que ça fait beaucoup de monde !
JC : Qui se sentent pas représentés. Qui n’ont même pas l’impression que ça vaut la peine d’aller voter. Une statistique que je trouve extrêmement parlante, c’est que 60% des gens qui gagnent moins de 20 000 $ par année ne sont pas allés voter en 2018. C’est vraiment une lutte des classes. Ce système-là, il est fait pour et par l’élite.
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Durée : 1h37
Crédit photos : ONF
Cette entrevue a été réalisée dans le cadre des Rendez-vous Québec Cinéma