Rencontre du troisième type avec Vincent Labrecque, autrefois placier et aujourd’hui directeur technique au Cinéma du Parc. Une entrevue embarquée au cœur de la cabine, au son des ventilations et d’un projecteur 35 mm ressuscité pour l’occasion. Plongée dans le temps, dans l’expérience de la salle depuis une autre perspective et exploration d’une cinéphilie incarnée et partagée.
Cinémaniak : Commençons par le commencement : quel est votre parcours professionnel? Comment devient-on directeur technique d’un cinéma?
Vincent Labrecque : J’ai toujours été très cinéphile. Tout mon argent de poche allait dans les clubs vidéos ; c’est donc tout naturellement que j’y ai travaillé, et ce, pendant dix ans. C’est un concours de circonstances qui m’a fait intégrer l’équipe du Cinéma du Parc. Noémie (Guichard, actuelle gérante au du Parc), avec qui j’ai travaillé dans un club vidéo, s’est retrouvée au du Parc, c’est comme ça que tout a commencé. Entré en tant que placier, je suis par la suite devenu directeur technique. L’apprentissage de ce métier a été pour moi quelque chose d’assez évolutif et progressif. J’ai étudié en cinéma, puis travaillé dans des clubs vidéos. Ajoutons à cela que je suis quelqu’un d’assez technique, je connais les ordinateurs ; j’avais donc une prédisposition à exercer ce travail. Le reste, je l’ai appris sur le tas.
Quand Roland Smith a racheté le Cinéma du Parc en 2006, il est allé chercher Johnny (O’Neil), qui fut le projectionniste du Parc. Depuis le métier a énormément changé. À l’époque, la job de projectionniste était 100% technique, ça ne vous laissait pas le temps de faire autre chose. Un projectionniste devait constamment être en cabine. Il ne faisait pas de plancher, ne vendait pas de billets… on ne le voyait pas. Jouer un film en pellicule est un processus mécanique qui exige que quelqu’un reste toujours à l’affût, qui s’assure que la pellicule ne sorte pas, ne saute pas, ne brûle pas. Puis le numérique s’est tranquillement installé dans l’industrie… ce qui nous amène au projecteur digital comme tel, le DCP.
Les gens prédisent tout de même la mort du cinéma depuis les années 60, voire même peut-être 50… depuis la télé. L’avènement du numérique a provoqué des changements structurels. J’ai peu à peu hérité de la responsabilité technique sans que ce soit aussi pointu qu’auparavant. C’est ainsi que fut créé mon poste de directeur technique.
C : Plus précisément, quelles sont vos tâches en tant que directeur technique aujourd’hui?
VL : Il y a deux pôles : la technique côté cabine et le plancher. Mes responsabilités techniques sont particulièrement sollicitées lorsqu’il y a des événements, par exemple des Q&A, des présentations spéciales ou des locations de salles. Et en ce moment, tout ceci est tombé dans les méandres de l’incertitude. Je fais également de la gestion d’employés, je règle les problèmes liés à la caisse ou aux appels téléphoniques. Je me trouve donc sur le plancher tout autant qu’en cabine. Et en ce moment, en raison du COVID-19, 75% de ma tâche consiste à effectuer de la gérance. Je m’occupe encore d’assurer la qualité de projection, que ce soit au niveau du format, du son, des lumières. Sinon, les trois salles sont entièrement automatisées pendant la semaine. Le jeudi, je prépare les listes de lectures des films et je connecte ces horaires aux shows. Même si je pourrais ensuite me retirer, je souhaite rester accessible en cas de problème technique : je crois que c’est une force à plusieurs niveaux. Si la lampe du projecteur arrête soudainement, dans un cadre comme les multiplex malheureusement ils n’ont souvent pas de directeur technique sur place donc ils vont suspendre la séance et rembourser les spectateurs. Le taux d’annulation de séances des multiplex a explosé à mesure qu’ont disparu les projectionnistes, les personnes-ressources pour ce genre de problèmes. Chez nous, il est rare qu’un film soit annulé… puis je le prendrais personnel. Je n’habite pas très loin, et je suis prêt à venir au cinéma afin de sauver des shows. Les gens, je pense, l’apprécient. Nous sommes proches de notre clientèle.
Enfin, ça montre l’énorme différence entre mon métier et ce qu’étaient les tâches d’un projectionniste auparavant. J’ai assisté à la disparition d’un savoir-faire, ces gens-là avaient une expertise fantastique. Non seulement en 35 mm mais aussi une compréhension de la projection, du ratio, du son… Johnny avait des compétences qui se rapportaient à celles d’un mécanicien ou encore d’un électricien; il pouvait démonter et remonter entièrement un 35 mm.
C : Comment se situe le Cinéma du Parc dans cette évolution de la projection en pellicule à celle en numérique?
VL : Le Cinéma du Parc, qui est un cinéma d’art et d’essais, a été construit dans l’idée d’être un multiplex, là où il y a de gigantesques publics. La salle a été inaugurée en 77-78 à l’ouverture de la Cité. Le Parc a eu plusieurs administrations, est resté fermé pendant quelques années. Au lieu de repartir à zéro, de tout enlever et de mettre du numérique, l’évolution progressive a été préférée. Chaque cabine est différente : la nôtre est faite sur le long. Notre cabine est un peu comme un musée. Il y a d’abord eu la pellicule, le 35 mm. Il fallait de la place. Imaginez, chaque film faisait peut-être cinq ou six bobines à peu près pour une heure et demi, deux heures de projection. On a gardé les projecteurs et les systèmes d’automatisation des années 70. C’est quand même impressionnant! Une technologie magnifique presque devenue un mystère. Les trois salles roulaient sept jours sur sept en 35 mm. Donc, toujours un mouvement de livraison de nouveaux films, les bandes-annonces étaient elles aussi en pellicule. C’était beaucoup de travail. Quand j’ai commencé ici, nous étions déjà passés au numérique, mais nous faisions tout de même quelques projections en 35 mm. Aujourd’hui, la pellicule sert assez rarement ici, mais il y a encore des gens qui louent la salle et projettent du 35 mm. Richard, un projectionniste à la retraite qui a passé 30 ans au Cinéma du Parc, s’occupe parfois de la projection. On sent la nostalgie et l’expertise. Moi j’en fais rarement, il m’est donc difficile d’anticiper les problèmes. Et puis, nous sommes ce qu’on peut appeler des perfectionnistes. Je me souviens de projections cauchemardesques, sans grands dégâts côté salle, mais professionnellement tu cherches la perfection, c’est de la pression.
C : En visitant la cabine, il est facile de comprendre pourquoi elle peut-être vue comme un musée contenant les traces d’une autre pratique du cinéma. C’est très impressionnant et important de conserver ce témoignage. Par curiosité, quelle est la durée de vie d’un négatif?
VL : Ça dépend de l’attention qu’on lui a porté, au stockage de ce dernier qui ne doit pas être exposé à l’humidité, ni à trop de lumière, ou de chaleur. Mais disons que c’est relativement infini. J’entends par là qu’il n’y aura pas vraiment de dégradation, la pellicule est faite d’un plastique qui la rend utilisable pendant des années, voire des décennies, si on y fait attention. Par exemple, un film de George A. Romero a été retrouvé cette année, un film que personne n’avait vraiment vu parce qu’il a une durée d’à peu près une heure, c’est semi TV … La copie a été retrouvée et restaurée. Techniquement, si cette dernière date du début des années 60 en ayant été bien conservée, c’est possible de la restaurer. Ce sont de petits bijoux. C’est la grosse question par rapport au numérique. Le numérique apporte beaucoup d’avantages, par exemple la copie va toujours être la même. Un support physique ça se brise, ça s’use, ça se décolore… Il y a des histoires fameuses de projections, par exemple de films à l’Élysée… L’Élysée à Montréal c’était LA référence en terme de cinéphilie au Québec. Des films prenaient l’affiche et y restaient pendant un an et demi, deux ans. On pouvait garder un Claude Lelouch deux ans et le faire jouer chaque jour. Pour vous, c’est un autre monde, un film qui reste à l’affiche si longtemps. Mais à ce moment-là, les clubs vidéos n’existaient pas encore, la télé ne proposait pas vraiment de cinéma. Toujours est-il qu’on raconte qu’à la fin de ce deux ans il manquait 15-20 minutes du film en raison de l’état de la copie. Ce genre d’anecdotes se rencontre aussi dans l’Histoire moderne. Titanic est peut-être un des exemples les plus récents… Ce film restait si longtemps à l’affiche que les copies ne tenaient plus à la fin. C’est un des rares films où ils ont été obligé de refaire de nouvelles copies.
C : En vous écoutant, on sent une vie autour du négatif, tant du côté technique en cabine que dans les expériences en salle! C’est fascinant. Quel est votre rapport au Cinéma du Parc en tant que lieu ou en ce qui a trait à la programmation?
VL : Mon histoire avec le lieu commence en tant que spectateur. Je suis attaché au Cinéma du Parc depuis que je suis adolescent, je dirais depuis mes 18-19 ans. Mes premières rencontres avec le lieu se sont faites à l’occasion de festivals comme le Festival du Nouveau Cinéma. Je viens de l’univers défunt du club vidéo, en tant que professionnel je suis arrivé ici relativement tard, après avoir déjà fait pas mal de choses. Pour moi ce n’était pas une option d’aller travailler dans les multiplex, parce qu’il s’agisse de club vidéo ou de cinéma il faut que mon travail se déploie à l’échelle humaine, sinon ça devient anonyme. Le contact avec les gens est fondamental, il se fait aux entrées et aux sorties de salle, comme il se faisait au comptoir du club vidéo. C’est ce contact-là que je recherche ici. J’aime cette relation de quartier, de rapport à la communauté.
C : Quel cinéphile êtes-vous? Un souvenir d’une grande expérience en salle?
VL : Quand tu es cinéphile, le Cinéma du Parc est le meilleur endroit à Montréal pour voir du cinéma d’auteur. Pour moi, ce genre de cinéma est primordial. Quant à mon expérience en salle, j’ai l’impression qu’elle remonte à toujours. J’allais beaucoup au cinéma étant enfant. Je viens de Laval, j’allais au Carrefour Laval. Dès 12-13 ans, j’y allais déjà seul. J’ai toujours eu cette pratique, je ne sais pas pourquoi. C’était une sortie que j’aimais aussi faire avec mon père, mais ma mère est également une grande cinéphile. Elle a travaillé à l’Élysée pendant plusieurs années, mon oncle aussi d’ailleurs. C’est drôle quand j’y pense, le fait que je sois resté dans le milieu sans m’en rendre compte. Les grandes expériences en salles, pour moi qui y allais deux fois par semaine, sont assez nombreuses et diverses. Il y a eu les gros films américains. Puis là je me souviens… je n’avais pas 16 ans, je n’avais pas le droit de le voir… je me souviens de Trainspotting. C’est sûr que l’expérience de films de ce genre t’ouvre à un autre cinéma. Eyes Wide Shut a également été un gros choc. Je l’ai vu au Guzzo, au Carrefour Laval. Trainspotting c’était peut-être au Parisien, Amores Perros aussi, là-bas. Frappant! Je me souviens de Fight Club au Loews. C’était pas loin du Banque Scotia, une salle incroyable, sur le déclin déjà lorsque j’y ai vu le film. Un peu à l’abandon, on sentait que cette salle allait disparaître malgré sa beauté. Un quart de la salle était condamné, il y avait des fuites d’eau! Le sujet de Fight Club, un des grands films de l’époque, allait parfaitement bien avec l’endroit. J’en garde vraiment de grands souvenirs. Et il y en a d’autres! Une des plus belles projections que j’ai vu, c’est Apocalypse Now au IMAX quand ils ont sorti la version Redux, au cinéma du centre Eaton. Il faut dire aussi que je suis à la fois un cinéphile de salles et un cinéphile de salon. J’aime regarder un film dans mon salon. Je ne pourrais jamais en voir autant sinon. En revanche, il y a des films que j’aurais aimé découvrir en salle! C’est sûr! Mais la cinéphilie à la maison est complémentaire avec celle de la salle, elle permet d’explorer à ta guise un réalisateur, un style, une époque, sans attendre que la Cinémathèque en fasse un cycle.
C : Et notre question devenue rituel : la culture est-elle un service essentiel ?
VL : C’est sûr que oui. Mais je suis biaisé… et il faut nuancer. Je mange des films depuis très jeune. Ma vie ne serait pas ma vie sans les films. La pandémie a provoqué la fermeture temporaire, la santé publique est prioritaire sans aucun doute. On reprend doucement, on s’adapte, les gens sont coopératifs. Je ne vois pas pourquoi ça disparaîtrait. Le cinéma est un service essentiel mais la santé publique demeurera toujours la priorité. Le personnel soignant effectue un service essentiel, sans eux, le tissu social est menacé. Les écoles sont aussi des services essentiels. Le cinéma se situe ailleurs… Si le lieu qu’est le cinéma est fermé, reste qu’il y a plein de plateformes qui te permettent de voir des films. Je connais plein de gens qui ont vu plus de films pendant la pandémie que dans les dernières années. On a beaucoup d’accès à la culture. Le lieu c’est une chose, mais le cinéma en tant qu’art, alors là oui, il est fondamental, au même titre qu’un livre. Je connais beaucoup de gens dont le rythme de vie s’est calmé à la faveur de la pandémie, et qui ont vu plein plein de choses ces derniers mois. Criterion Channel est une excellente option, ça permet de découvrir plein d’œuvres. Ce que je leur dis moi, c’est qu’au cinéma, c’est ça tous les jours! La taille de l’écran, le son, l’atmosphère, ça ne se remplace pas. Il y a toujours des surprises en salles, et le partage de l’expérience collective est irremplaçable.
Retrouvez la programmation du Cinéma du Parc !
Entretien : Sophie Leclair-Tremblay
Photographie : Prune Paycha
Cinémaniak remercie chaleureusement Vincent Labrecque ainsi que toute l’équipe du Cinéma du Parc.
Retrouvez nos autres entrevues du dossier TOU.TE.S EN SALLES avec Mario Fortin, administrateur des Cinémas Beaubien, du Parc et du Musée ici et avec Aude Renaud-Lorrain, directrice par intérim du Cinéma Moderne ici.