Bonjour Héléna Klotz, vous venez d’une famille d’artistes où votre père est réalisateur (j’avais beaucoup aimé La question humaine en 2007), votre mère est romancière, actrice, scénariste et elle a même fait l’école nationale de théâtre ici à Montréal. Comment se fraie-t-on un chemin dans une famille où l’art prédomine? Est-ce que c’est quelque chose qui favorise la création ou au contraire qui peut être effrayant lorsqu’on grandit ?
Héléna Klotz : Je pense que c’est quelque chose d’artisanal. En tout cas dans notre famille, nous l’avons vécu de manière assez artisanale. J’ai l’impression que c’est comme les familles de luthiers ou les familles de médecins. Mes parents pensaient comme des artistes du coup, les discussions que l’on avait à la maison tournaient beaucoup autour des films, de la peinture, de la photographie…Moi-même, j’ai une fille et je vois bien que je lui en parle également. Je l’ouvre assez tôt, je lui prodigue des conseils. Dans mon cas, je l’ai vraiment vécu de manière artisanale. J’ai travaillé assez tôt pour mon père. Mon premier job, c’était de faire du casting sur un de ses films. Je me suis donc retrouvée un peu prise dans ce désir du cinéma assez rapidement. Cela étant, ce qui a été un peu plus difficile par rapport à d’autres, c’est que ce n’est pas un milieu dont je rêvais car je connaissais les difficultés. Mes parents font un cinéma radical- comme vous avez vu les films de mon père vous savez de quoi je parle- et de fait, j’ai vu beaucoup de choses dures donc je ne suis pas arrivée dans le cinéma en me disant : « c’est glamour ».
Vous voyiez les enjeux derrière ?
Oui, je voyais les enjeux, je voyais les difficultés, je voyais les injustices…Mais j’aime trop les films. J’ai vu tellement de beaux films dans ma jeunesse. Je pense que j’ai eu accès à toute une cinéphilie à laquelle je n’aurais pas eu droit si mes parents n’étaient pas du milieu. C’est parce que j’ai vu beaucoup de films que j’ai eu envie d’en faire en fait.
Vous venez présenter La Vénus d’Argent, votre deuxième long métrage après L’âge atomique (2012) où vous faisiez déjà tourner Neils Schneider. Il y est notamment question d’identité, de récit d’émancipation et d’ascension sociale. Pourquoi avoir choisi de planter le décor de cette nouvelle fiction dans le milieu de la finance ?
En fait, il y a la finance et la gendarmerie parce que je trouvais ça intéressant de mettre en rapport les deux. C’était deux mythologies contemporaines qui étaient vraiment à l’œuvre. J’ai écrit ce film pendant les manifestations des gilets jaunes -je ne sais pas si vous en avez entendu parler ici – et dans la rue, il y avait les flics qui tapaient sur la jeunesse. Il y avait le milieu de la finance, l’ancien ministre de l’Éducation nationale Blanquet, le président Macron, le pouvoir et l’argent qui dictaient aux gendarmes de taper sur les gens. C’était très visible à ce moment-là que la société française était séparée sur ces deux pôles. D’un côté l’ordre et de l’autre, la finance et la politique. Je me suis alors fait la remarque que la société française, comme beaucoup d’autres endroits du monde également, sont gérés par ces deux pôles. Vous voyez ce que je veux dire ? Du coup, ça m’intéressait d’imaginer ce que ferait un personnage féminin, plus particulièrement une jeune fille à l’intérieur de ces deux structures-là.
Et cette jeune fille, c’est Claire Paumet, que l’on connaît sous le pseudonyme de Pomme. D’où vous est venue l’idée de proposer ce rôle à une artiste évoluant à l’accoutumée dans un univers musical et dont c’est le premier film ?
Je me suis rendue compte ce matin – je ne l’avais jamais dit avant- que je n’avais jamais écrit pour un personnage féminin. En tout cas, c’est la première fois que j’écrivais un premier rôle féminin et je me suis dit que j’avais envie de faire entrer dans le paysage du cinéma, du moins de mon cinéma, une héroïne que l’on n’avait pas encore vue. En choisissant d’écrire Jeanne, j’ai donc essayé de construire un personnage avec un rapport à la féminité différent de ce que l’on a l’habitude de voir dans le cinéma. Et je me disais que je ne pouvais pas à la fois essayer de construire un personnage nouveau et prendre une actrice qui aurait joué dans dix films avant. J’avais donc besoin de faire arriver une jeune fille que l’on n’avait pas vue dans le paysage du cinéma et j’ai pensé à Claire parce qu’au même moment, elle a fait une entrevue pour Mediapart où elle parlait de son expérience dans l’industrie de la musique. Je me suis dit qu’elle allait comprendre Jeanne, qu’elle allait comprendre mon personnage. Le film parle aussi d’ambition féminine et je savais qu’elle pourrait enrichir, grâce à son expérience d’artiste, ce personnage-là.
Vous cherchiez une forme de neutralité finalement ?
Claire n’est pas neutre.
Je voulais dire neutralité dans le sens où vous cherchiez quelqu’un qui n’était pas actrice avant.
Oui. Je cherchais quelqu’un qui déjà comprenait le personnage et ses enjeux, à la fois sur l’ambition, à la fois sur ce monde d’homme qu’elle essaye de pénétrer. Je savais aussi que les questions politiques qui traversent Jeanne sont des questions que Claire ressent très fort.
C’est intéressant que vous ayez dit ça parce que le personnage de Jeanne est neutre. Et ce qui est marquant, c’est qu’à l’écran Jeanne est souvent isolée, séparée à l’image par un lampadaire de l’ensemble de ses collègues masculins et happée par l’immensité de la ville qui l’entoure en permanence. C’est également le cas lorsqu’elle parle à son patron Fares (Sofiane Zermani) devant la baie vitrée de son appartement alors qu’une distance est soulignée entre eux par la présence de la tour Eiffel avec sa forme phallique, disons symbolique (au-delà de la réussite et de la fierté nationale).
C’est vrai.
Qu’est-ce qui vous séduisait dans l’idée de faire de Jeanne un personnage non genré? Cette idée dont vous me parliez plus tôt, de vouloir présenter un personnage féminin différent ?
Oui. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment un personnage féminin pouvait se réinventer en dehors des assignations ou de la binarité standard. Pour moi, ce n’est pas un personnage non binaire même si on me dit souvent qu’il s’y apparente. Il pourrait l’être, mais ce n’est pas le sujet. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer comment cette jeune femme va s’inventer une nouvelle identité, une identité qui lui ressemble, à travers ce costume d’homme, à travers cette coupe de cheveux un peu médiévale, à travers ce qu’elle ressent tout simplement. Elle s’invente une nouvelle féminité, neutre, ou qui semble neutre. D’ailleurs elle le dit : « je suis neutre comme les chiffres ».
Oui c’est pour ça que je me permets, parce qu’elle le dit justement. Je l’aime beaucoup d’ailleurs cette phrase-là.
Ah merci. Oui elle le dit et en même temps, est-ce qu’elle le dit parce qu’elle le ressent ou est-ce qu’elle le dit parce que c’est sa manière à elle d’attirer l’attention de son patron Fares? Il y a une ambiguïté voulue dans la scène car je trouve ça beau d’avoir un personnage qui ne s’enferme pas dans des cases. On a tellement vu de personnages féminins ressembler à d’autres personnages féminins qui eux-mêmes ressemblent à d’autres, comme une espèce de réplique permanente alors que dans la vie, l’humain est beaucoup plus multiple, beaucoup plus impur également. On est tous traversés par des choses différentes au point que même les personnages masculins de mon film, je les ai voulus un peu féminin également. Par exemple Elia, le personnage d’Anna Mouglalis, elle a une voix très grave. En fait, j’aime bien l’idée d’avoir des personnages à l’image de la vie, qu’ils soient un mélange de tout ce que l’on peut être parce que l’on n’est jamais qu’une seule chose.
Est-ce que ce n’est pas également une façon de dénoncer l’hégémonie masculine et le patriarcat que subissent les femmes encore de nos jours?
Ce qui est sûr, c’est que c’est une manière de parler de la domination des pouvoirs financiers. Des gens qui ont le pouvoir et qui sont dans un rapport très dominant. Ce sont des endroits tenus quasiment que par des hommes. Il y a très peu de femmes qui gravitent dans ces endroits-là. C’est d’ailleurs pour ça que le personnage de Jeanne porte un costume d’homme, pour se fondre dans le groupe. C’est comme si elle se crée une nouvelle peau, elle transcende sa féminité. Elle se crée un contour capable de pénétrer ce monde-là. Elle est presque obligée de porter ce costume pour évoluer dans ce milieu.
J’allais vous en parler justement. Jeanne, c’est un personnage qui tente de rentrer dans le moule en portant un complet d’homme pour leur ressembler mais paradoxalement, en essayant de se conformer à un monde auquel elle n’appartient pas, elle dénote, affublée de ce costume trop grand dans lequel elle semble mal à l’aise (elle taque ses bords de pantalon) et à l’étroit, comme dans son corps qu’elle enserre de bandes pour masquer sa féminité.
Oui, exactement.
Et en même temps, c’est aussi une façon de se désexualiser quelque part. C’est comme si elle cherchait à être prise au sérieux pour ce qu’elle dit et être considérée pour ce qu’elle fait et non comme un simple objet de fantasme que l’on juge sur la longueur de sa jupe et la hauteur de ses talons.
Complètement. Ah ça me fait plaisir ce que vous dîtes! Selon moi, c’est une façon de se créer un costume de super-héros réaliste. Jeanne, elle se recrée ce contour-là afin d’être prise pour ce qu’elle est et non pas pour ce qu’elle dégage. Par exemple, quand elle porte ce costume, on ne sait plus à quel milieu social elle appartient. Elle devient alors comme un écran de cinéma sur lequel on peut projeter des choses et je trouvais ça hyper intéressant et intelligent de la part du personnage.
Et ça fonctionne ! Elle finit par être invisibilisée à tel point que lorsqu’elle croise son boss dans les toilettes il lui dit : « je préfère utiliser celles des filles, il n’y a jamais personne » alors qu’elle est à côté de lui.
Exactement. C’est sa porte d’entrée, la carte d’accès à un monde qu’il lui est de prime abord refusé.
Vous parliez d’écrans de cinéma et de projection quant à la classe sociale de Jeanne. Il y a cette notion de transfuge de classes et de déterminisme social très présent dans le film, surtout que le personnage est perçu à travers l’univers très masculin autour de son patron et de ses collègues. Et la seule femme que l’on croise dans le travail c’est celle qui fait le ménage.
C’était fait exprès. En fait, Jeanne essaye d’échapper à sa condition. C’est pour ça que plein de gens sont surpris de son comportement et de ses agissements. Je comprends cette réaction mais je leur réponds que Jeanne est douée dans les maths et qu’elle essaye simplement de se créer du futur et d’échapper à sa condition précaire.
Votre mère vient d’un milieu modeste, d’un père ouvrier chez Citroën et d’une mère vendeuse. Était-ce une envie profonde de mettre de l’avant ces inégalités et de parler de déterminisme social en dénonçant cette difficulté à briser le plafond de verre ?
J’ai grandi dans une cité HLM et c’est vrai qu’au début je n’ai pas compris pourquoi j’avais ressenti le besoin de situer une partie de l’action du film dans une caserne de gendarmerie…qui ressemble à une cité HLM justement, vous voyez ? C’est sûr que par le milieu social de ma mère très prolétaire, les problèmes d’argent que l’on a eu car mes parents font un cinéma radical avec peu de moyens, c’était parfois difficile de faire des films pour eux. Moi j’ai bien vécu, mais on a malgré tout vécu des choses socialement difficiles. Du coup, je pense que d’avoir ressenti ça en moi d’une façon si forte fait que je me suis sentie légitime de parler de ce personnage, parce que je sais ce qu’elle traverse tout simplement.
On est souvent nourri de ce que l’on vit enfant, adolescent, adulte…
Exactement.
Et ce plafond de verre que vous tentez de briser, vous le figurez dès l’ouverture du film lorsque Jeanne pète une vitrine de magasin, une métaphore qui lui permet de pénétrer un monde auquel elle est étrangère.
Oui. Et ce qui est vraiment intéressant sur cette première scène, c’est que je n’avais pas prévu de l’utiliser pour ouvrir le film. Quelques semaines avant le début du tournage, je l’avais placée à la toute fin et puis je me suis dit que c’est une scène qui, métaphoriquement et allégoriquement, raconte un, comment péter le plafond de verre et deux, comment la musicienne va se convertir en actrice. C’est ce qu’on pourrait appeler une scène d’initiation. Et puis ça ressemble aussi à ce qui s’est fait pendant les manifestations des gilets jaunes avec les Black Blocs (casseurs). Jeanne aurait pu être une Black bloc. Elle concentre à elle seule toutes les questions du film en fait.
Du point de vue de l’esthétique, le verre est très présent avec un jeu intéressant des reflets, des ombres, des projections. Était-ce une façon de montrer l’ambivalence du personnage avec ses doutes, ses questionnements ?
Dès le départ, il y avait vraiment dans le scénario une envie de ma part que tout le milieu de la finance, tout ce monde de l’argent se regarde à travers les reflets, comme s’il n’était pas possible d’avoir de discussions frontales et réelles. Que l’on regarde à travers un double, avec une résonance, quelque chose qui est déjà biaisé même.
Et au niveau des plans, il y a de nombreuses plongées écrasantes ou encore une scène lorsque Jeanne fait un malaise et que l’on finit sur son œil pour rouvrir sur la lampe de l’hôpital en forme d’iris avec des lumières clignotantes. Comment avez-vous construit l’esthétique du film?
En fait, je voulais raconter le film depuis la première personne, à travers l’intériorité de Jeanne pour me permettre à certains moments de rentrer dans son subjectif. Vous voyez ce que vous me racontez-là, ce sont des moments où on bascule de son point de vue. On voit flou en fait quand elle vit une émotion forte. Souvent on bascule à l’intérieur du corps du personnage pour voir avec elle. Je ne sais pas si vous vous rappelez le moment où le petit frère entre dans le plan, il est décadré en disposant les tartines sur la table et tout est flou, comme sa conscience enfumée à ce moment-là. En ce qui concerne les questions d’image, c’est vrai que je voulais vraiment qu’on se sente à l’intérieur de Jeanne. J’ai donc effectué un travail sur les sens pour que l’on ressente l’état émotionnel de Jeanne.
Je trouve aussi intéressant la boucle du film qui commence dans un tunnel plutôt sinueux et sombre, pour finir dans un tunnel rectiligne et lumineux.
Oui. Vous n’êtes pas la première personne à m’en parler de cette histoire de tunnel mais je ne m’en étais pas rendu compte. Je ne l’ai pas du tout fait volontairement.
Ah bon? Comme quoi l’inconscient nous fait faire et dire bien des choses. J’étais persuadé que c’était voulu car j’y voyais vraiment une intention qui nourrissait bien le film, surtout quand on parle de l’émancipation d’un personnage et que l’on assiste à son évolution progressivement
Oui tout à fait. Le personnage n’est plus au même endroit à la fin du film.
J’ai senti également dans le film comme une envie d’éduquer et de sensibiliser sur la position de la femme dans la société actuelle. Jeanne amène son frère et sa sœur à l’école. Ce rôle de parents lui incombe parce sa mère est partie. C’est donc à elle que revient cette tâche parce que c’est une femme tout simplement. Son père lui demande également de servir son copain Augustin à table. On se croirait à une autre époque et pourtant elle n’est pas révolue.
Effectivement.
J’ai surtout apprécié le fait que vous ne noircissiez pas le tableau quand le personnage d’Augustin s’excuse. Vous auriez pu avoir un ton moralisateur mais ce n’est pas le cas. Il a droit à sa rédemption et j’ai trouvé ça bien de lui ajouter de la complexité et de l’ambiguïté, surtout que ces sujets-là sont toujours clivants de nos jours.
Oui. Je souhaitais qu’il y ait la possibilité d’une réparation. C’est ce qui m’intéressait. Je crois vraiment à la force du cinéma et à la force des récits qui peuvent aussi donner envie aux gens de se déplacer. On entend très peu les récits d’un homme dans l’acceptation alors que ça doit exister j’imagine, du moins les récits d’un homme capable de se mettre à la place d’une femme et de se rendre compte qu’il a déconné.
Oui, ça fait du bien à voir.
Je trouvais ça important de pouvoir raconter ces moments forts et je trouvais beau qu’il y ait l’idée de l’après. Jeanne dit qu’elle s’est faite violée. Il y a beaucoup de femmes et d’hommes également qui vivent ce qu’elle vit et à un moment donné, que fait-on de ça? Qu’est-ce qu’on fait ensemble? Et bien on va réparer.
De fait, vous proposez une solution.
Je propose surtout une possibilité de ne pas rester victime à vie et de ne pas rester bourreau à vie également. Le personnage d’Augustin fait l’effort, il le dit. Il se met à la place de Jeanne, il comprend et fait un chemin. Je trouve ça beau qu’il évolue.
Même au quotidien dans leur relation, lorsqu’ils font du scooter, c’est lui qui se tient à l’arrière et qui l’enserre de ses bras.
Exactement, je pense qu’il y a du futur et que les femmes ne doivent pas rester victimes à vie.
C’était donc important pour vous que ces codes-là se renversent?
Oui, en tout cas que l’on propose une nouvelle façon de raconter ses problèmes-là. Il est vrai que dans la réalité les hommes ne s’excusent pas souvent alors que pour pouvoir se réparer, il faut qu’il puisse reconnaître ce qu’il a fait.
Vous voyez, c’est exactement pour cette raison là que je trouve le Québec plus progressiste que la France et de manière générale, la femme plus intelligente que l’homme. Ici quand Marie-Pier Morin a agressé Safia Nolin, elle a fini par reconnaître ses torts publiquement et s’excuser.
Ça c’est super.
Je n’entends pour ainsi dire presque jamais des hommes avouer leurs fautes.
Et pourtant c’est quelque chose de fondamental!
Oui, la victime en a besoin pour pouvoir avancer.
Et pour le bourreau aussi afin de sortir d’un schéma qui n’en finit plus. C’est important de réparer lorsqu’on fait mal.
Les questions sur la parité et le consentement apportent d’ailleurs une résonance particulière au film avec la présence d’Anna Mouglalis depuis les accusations d’agressions sexuelles faites à l’encontre de Jacques Doillon. Il se dégage du film une forme de sororité, une proximité avec des femmes réalisatrices telles que Céline Sciamma, Rebecca Zlotowsky qui affirment dans leurs œuvres un statut de femmes fortes et libres. Y voyez-vous comme une sorte d’urgence à vouloir crier l’injustice, à vouloir rétablir un sentiment d’équité ?
Je pense qu’il y a eu beaucoup de souffrance chez les femmes et qu’il est fondamental aujourd’hui de l’écouter pour qu’elles puissent en sortir. Il y a beaucoup de souffrance derrière tous ces combats qui commencent à être menés de plus en plus et de manière collective. C’est contre cette souffrance-là que j’essaye, par le biais de mon travail, de participer à améliorer la condition des femmes.
Est-ce que c’est une façon aussi de se réapproprier son langage et son corps également? Tout comme le fait Jeanne?
Oui, ses récits aussi. Je dis souvent que je me suis beaucoup plus identifiée dans des personnages masculins car lorsque j’étais petite, je voyais des films dont les héros étaient souvent plus passionnants que les héroïnes. Ils étaient dans l’action et moi, en tant que petite fille, je me suis très vite projetée dans ces personnages car je n’avais pas de représentation féminine aussi intéressante. Ce qui peut même créer de la misogynie. C’est pour ça, comme je vous le disais en début d’entrevue que ce n’était pas rien pour moi d’écrire un personnage féminin car je n’en ai pas beaucoup rencontré au cinéma. Du coup, lorsque je me suis lancée dans l’écriture du personnage, je me suis dit qu’il fallait que ce soit quelque chose de nouveau, que ce soit un récit que je n’ai pas encore lu.
Vous avez ressenti une pression?
Non. En revanche, on m’a souvent dit que si mon personnage avait été un homme voulant faire de la finance, personne ne se serait questionné sur ses motivations de cette façon-là.
Justement, il me semble beaucoup plus intéressant de le questionner si c’est une femme.
Oui. Ce qui n’empêchait pas les gens de me dire que c’est un personnage hyper négatif, métallique comme si on ne devait écrire que des rôles de femmes solaire. Du coup, ça a été un peu compliqué à l’écriture car ce n’est pas un personnage qui est dans la séduction et dans ce que l’on attend des femmes. On a beaucoup questionné mes choix et l’intérêt qu’il pourrait ou non susciter alors que ces femmes existent pourtant et me séduisent.
Les commentaires que l’on vous passe et le fait que le sujet soit aussi clivant traduit d’autant plus, à mon sens, la nécessité d’en parler.
En tout cas, ça ne m’a pas arrêté. Au contraire, j’y ai cru à fond. Je trouve que l’on a aucun problème avec des personnages masculins métalliques quand Scharzenegger incarne un robot dans Terminator (James Cameron, 1984). Il n’a pas beaucoup de cœur ni de sentiments et à un moment, lorsqu’il en développe, ça devient très beau de ce que je me souviens. Je trouve que pour Jeanne, c’est pareil. Elle est métallique au premier abord et alors ?
Vous développez toute une métaphore autour de la Vénus d’argent représentée par l’ornement des Rolls-Royce, sorte de figure de proue de la réussite à laquelle Jeanne tend, fixant l’horizon du haut du capot des voitures, tout comme Jeanne du haut des buildings à la fin du film. Dans l’appartement de Fares, elle prend même en photo les boutons de manchettes, les chemises à 3 plis et le col large.
Oui, elle veut connaître les codes.
Elle boit les paroles de son mentor pour reproduire ce qu’elle perçoit être un signe distinctif de classe (ce que tu dois avoir, ce que tu dois posséder). Quel regard posez-vous sur cette jeunesse actuelle qui semble manquer parfois de repères, à savoir comment avancer comment réussir ?
Je pense que c’est deux fois plus dur pour ces personnes-là, d’où l’importance qu’ils fassent partie des récits du cinéma et qu’ils soient soutenus par des représentations. Le message que j’aurais à leur dire c’est qu’il y a de la place pour tout le monde et qu’il ne faut jamais abandonner son désir de liberté en se faisant un maximum confiance. Et surtout, ne pas croire les gens qui leur diront qu’ils ne pourront pas avoir accès. Je pense qu’il faut rester buté dans son idée de vouloir s’en sortir. Je dis ça tout en sachant que ce n’est pas quelque chose de facile à faire pour autant.
Je trouve les propos du personnage de Mathieu Amalric très intéressant lorsqu’il signifie à Jeanne qu’elle n’a rien de spécial à s’habiller comme elle le fait. J’aime bien la réflexion autour du vêtement, de cette seconde peau parce que selon moi, Jeanne, elle ne cherche pas à être spéciale, juste à se fondre dans la masse. De manière générale, on choisit certains vêtements plus que d’autres parce que l’on se sent bien dedans, mais l’ambiguïté chez elle, c’est qu’elle les porte pour se conformer et non pour son confort personnel.
En effet, elle porte ce costume parce qu’elle veut ressembler à la meute et en même temps, ça la rend encore plus bizarre car ses vêtements sont très singuliers. Vous voyez ce que je veux dire? De toute façon, elle est inadaptée pour moi et ça se voit. C’est un personnage qui est un peu Asperger. Elle est sur la tangente de beaucoup de choses. Elle copie mal en fait, comme un artiste. Par exemple moi, j’ai des films de chevet dont j’ai déjà pris une scène pour essayer de la copier parce que j’étais émue par elle mais je l’ai mal copiée et ça a finit pas rendre une tout autre scène. Vous voyez ce que je veux dire? Ce truc du mimétisme est super intéressant, autant chez les artistes que dans la vie.
Et comment avez-vous travaillé avec votre costumier justement l’habillement particulier de Jeanne?
Dès le début, il y avait cette idée de scooter. Je voulais que Jeanne ait un truc un peu chevaleresque. Je voulais à la fois qu’elle soit très temporelle, très ancrée dans la société d’aujourd’hui et en même temps, on ne peut pas avoir un rapport avec le présent et l’ancien. Je trouvais ça intéressant qu’elle ait un côté médiéval aussi. Un truc de super-héros réaliste un peu épique un peu chevaleresque mais en même temps contemporain. Il y avait déjà eu pas mal de films dans le style du film de Fincher…
Oui c’est celui-là. C’était tout en noir et moi j’aime beaucoup la couleur. Et puis ça avait déjà été fait cette espèce de motarde un peu gothique et je me suis rendu compte que c’est vraiment la couleur qui m’intéresse. Comme elle fait du scooter, j’ai tout de suite pensé à un blouson de cuir mais on a décidé d’en prendre un large et court qu’on a trouvé sur Vinted. Les habits, c’est ma passion. Ensuite pour le costume gris, j’ai eu deux références. Il y a eu Talkings heads avec les costumes trop larges.
Oui avec les épaulettes années 80.
Voilà exactement. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose d’intéressant dans sa forme mais c’était presque trop actuel car de nos jours, on voit beaucoup de filles qui en portent vu que la mode est revenue. Du coup, on a opté pour un entre deux, ni trop large ni trop ajusté. C’est pile comme il ne faut pas. Et pour la deuxième référence, j’avais en tête l’image de Tom Cruise dans Collatéral (2004) de Michael Mann avec le costume gris qui le fait passer pour n’importe qui. Ça l’invisibilise. On dirait qu’il est déjà mort, il déambule comme un fantôme, vous voyez? J’aimais bien cette couleur qui n’est pas du tout présente normalement dans la finance où les costumes sont souvent bleu marine. Ce n’est pas un costume noir, davantage assimilé aux tueurs à gages et ce costume gris, il représente vraiment pour moi ce film.
Oui et ça nourrit le personnage qui navigue entre deux eaux, entre la vie et la mort pour reprendre ce que vous disiez.
Selon moi, les costumes sont importants, je les ai vraiment pensés et travaillés. Même le costume d’Augustin ou celui de Fares tout en blanc. Ça réveille chez ce dernier une espèce d’allure assez féminine même si je trouve qu’il est très musclé dans cet habit moulant. Ce que j’aime du costume, c’est qu’il amène un truc de l’univers de la bande dessinée qui permet de créer quelque chose d’iconique. Je voulais que Jeanne soit un peu iconique.
Durée : 1h35
La Vénus d’Argent est actuellement en salle au Québec
Découvrez la deuxième partie de l’entrevue, accompagnée de Claire Pommet (Pomme), ici.