Dans le cadre de la 53ème édition du Festival du Nouveau Cinéma, nous avons rencontré Virginia Tangvald pour la sélection de son premier long métrage Les enfants du large. Il est le seul documentaire en lice dans la section Compétition nationale.
Née en mer, Virginia n’a que cinq ans lorsque son père, le célèbre aventurier norvégien Peter Tangvald, meurt tragiquement dans un naufrage. Plus tard, lorsque son frère aîné, Thomas, disparaît mystérieusement au large, Virginia décide d’entreprendre une enquête sur ses origines, qui deviendra le documentaire Les enfants du large. Elle se plonge dans les archives et les souvenirs de ceux qui ont croisé cette famille atypique. Les détails de ce qu’elle découvre en chemin la sidèrent : deux épouses de Peter sont mortes de manière suspecte, potentiellement criminelle. Les interrogations surgissent. En cherchant à comprendre d’où elle vient et à percer les sombres secrets de sa famille, Virginia offre un film captivant qui remet en question ce qu’on croit être vrai et l’image idyllique du navigateur en quête de liberté absolue. Avec, au bout de sa démarche courageuse, l’espoir d’avoir brisé un cycle toxique.
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Bonjour Virginia, tu sors conjointement un livre et un film portant tous deux le même titre : Les enfants du large. Qu’est-ce qui a nourri chez toi cette envie de questionner la disparition de ton père et de ton frère en mer en utilisant deux médiums différents ? As-tu pensé la réalisation du film comme une complémentarité de l’écriture ?
Virginia Tangvald : Je suis une artiste pluridisciplinaire alors c’est sûr que je me suis servie de ça pour essayer des choses un peu différentes. De travailler sur le film et le livre en parallèle, ça m’a permis d’être capable de faire des sacrifices. Tu sais, parfois on essaye d’inclure des scènes ou des informations fascinantes auxquelles on tient très fort, mais elles ne servent pas toujours le film, elles le ralentissent. C’est quelque chose que l’on voit souvent au théâtre. J’ai donc pris la décision de ne vraiment garder que ce qui offrait une bonne musicalité au film, de maintenir un certain rythme entre les scènes pour faire vivre une expérience temporelle au spectateur. Le film s’inscrit vraiment dans le temps et comme je suis musicienne, il était important pour moi que ce rythme soit différent de celui plus personnel du lecteur. C’est une autre sensation, une autre dynamique. Ça me permettait de tourner en mer et de montrer des images oniriques que j’ai évoquée d’une toute autre manière dans le livre. Il y avait des choses que j’avais envie de dire autrement.
Comment as-tu construit l’arc narratif du film au travers les différentes rencontres humaines que tu as faites ? Quelles ont été les étapes?
VT : Ça s’est vraiment construit avec la période de recherche. Il y avait beaucoup d’écrits sur mon père parce que c’était une célébrité. Néanmoins, j’ai remarqué que les gens écrivaient toujours à partir des mêmes sources. Il y avait bien quelques témoignages ici et là sur internet mais ils étaient peu nombreux. De fait, on racontait toujours les mêmes choses et ça tournait en rond. Je pense que la première étape qui a permis d’ouvrir plein d’autres avenues, c’est quand j’ai trouvé la fille de l’agent de mon père. Il écrivait beaucoup mon père et elle avait gardé toute la correspondance entre sa mère et lui. Dans une petite boite rose. C’est même la seule boîte qu’elle avait conservée. Après avoir vendu la compagnie, elle m’a confié l’avoir prise avec elle, impulsivement, sans comprendre elle-même pourquoi.
C’est Kathleen de l’agence Rapho, c’est ça?
VT : Oui c’est Kathleen. Il y avait des centaines de lettres avec plein de noms. Mon père parlait beaucoup à son agent et il mentionnait souvent les personnes qu’il fréquentait. C’est comme ça que j’ai pu en retrouver certains et qu’ils ont pu me raconter qui était l’homme qu’ils avaient connu. Après ça, c’est devenu arborescent, exponentiel. Chaque personne que je rencontrais une par une m’apportait une information qui débouchait sur une autre information. Je prenais des notes et souvent, je ne comprenais pas trop ce qu’ils me disaient. Comme ils étaient un peu âgés, j’avais l’impression que leur mémoire leur faisait défaut car les souvenirs qu’ils évoquaient ne collaient pas avec la version que mon père avait donné et qui avait été répétée, celle que j’avais toujours considéré comme étant officielle. Ça a donc été un changement de paradigme complet pour moi.
Est-ce qu’il a été facile par la suite de les convaincre de se livrer devant une caméra?
VT : De manière générale, oui. Il y en avait qui tenait vraiment à le faire. France Guillain (une navigatrice) fait partie de ceux-là. Elle avait vraiment besoin que ce qu’elle avait vu soit dit. Elle avait l’impression que tout s’était construit sur des non-dits, qu’il y avait des secrets bien gardés entre hommes, entre navigateurs et qu’il se serraient les coudes. Il y en a d’autres qui l’ont fait, je crois, tout simplement parce qu’ils comprenaient ma démarche. Ils comprenaient à quel point j’avais besoin de savoir qui était mon père. Ils ont accepté pour cette raison. Il y a ceux qui ont été difficiles à convaincre car ils n’avaient pas envie de se retrouver devant la caméra. C’était un peu plus dur pour ceux-là mais ils l’ont tout de même fait avec beaucoup de grâce et beaucoup de générosité car ils sentaient ma démarche sincère. Et puis il y en a d’autres qui n’ont pas voulu et ceux qui sont morts, comme Simonne, une de ses premières femmes.
L’histoire que tu nous racontes s’apparente à une tragédie grecque où ton père jouerait le rôle d’Ulysse, symbole de la destinée errante de l’homme en quête de paix, de liberté. C’est aussi le refus de l’enfermement. Même les noms de ses bateaux portent des noms grecs avec des symboliques fortes (Artémis, Dorothéa). Comment se construit-on dans l’ombre d’un père, d’une légende (le casanova des mers) que l’on ne connaît quasiment qu’à travers les coupures de journaux ?
VT : Justement, tu ne peux pas parce qu’il devient inatteignable. C’est drôle que tu parles d’Ulysse parce que je me sens vraiment comme son fils Télémaque qui part en mer à sa recherche. J’ai lu une superbe analyse de Télémaque sur la nostalgie et la mélancolie. En anglais, quand on regarde la définition de longing, ce n’est pas seulement quelque chose que l’on a perdu, c’est aussi ce que l’on n’a pas connu. Dès que je lisais des écrits de Télémaque, je me retrouvais là-dedans. Plus il tombait sur des représentations dans l’art de son père, plus son père s’éloignait de lui. C’est pour cette raison, je pense, que j’ai ressenti le besoin de briser le mythe de mon père afin de le rendre plus humain. Je cherchais simplement à le descendre de son piédestal et le montrer tel qu’il était, avec ses qualités et avec ses failles. C’est alors devenu plus facile pour moi d’être la fille d’un homme que la fille d’un roi de l’Antiquité.
Et en parlant d’accessibilité, il y a un très beau moment où ta voix se mêle à celle de ton père (des écrits de son journal de bord ont été reproduits à l’audio à partir d’un logiciel de synthèse qui a permis de recréer sa voix). J’ai trouvé ça très beau cette réunion familiale, cette intimité échangée entre vous, partagée avec nous. Ça t’est venue comment?
VT : Je suis tellement contente que tu aies remarqué ça. C’était vraiment quelque chose d’important et d’intime ce moment-là pour moi. Au départ, je trouvais que les gens ne le saisissaient pas forcément. Il a fallu que j’insiste pour faire comprendre ma vision en travaillant le son notamment, pour que les voix s’entremêlent au bon moment.
Je suis vraiment très heureuse que ça ait fonctionné. Je ne me rappelle pas avoir tout scénarisé. Je pense qu’une partie m’est venue au montage, sur le vif. Ce n’était pas comme un texte qu’on lit d’une traite, c’étaient plutôt des bribes de réflexions de mon père dans lesquelles je me plongeais en apposant des images oniriques. Et lorsque je me suis retrouvée au montage, je me suis dit que ce serait bien de continuer à explorer ce sillage, de superposer les voix, que celle de mon père vienne se mêler à la mienne. Je crois que mon intention derrière ce procédé était juste de montrer à quel point j’avais envie de comprendre qui il était. Télémaque dit qu’il navigue sur toutes les mers pour trouver son père, qu’il court tous les dangers pour être avec lui. Et c’est ça que j’avais en tête quand j’ai écrit cette scène-là et que je l’ai tournée. C’est comme si j’étais en mer avec mon père à ce moment-là. C’est du moins ce que j’ai essayé d’évoquer.
Ton parcours, je l’ai vraiment trouvé passionnant et touchant. Tu es née sur un bateau comme ton frère, sans terre, sans racines auxquelles se rattacher. Je ne peux imaginer la difficulté que cela doit être de s’ancrer dans une réalité plus ordinaire lorsqu’on n’a pas de port d’attache. J’ai eu cette sensation que ta quête ressemblait à un puzzle dont tu cherches minutieusement chaque pièce pour analyser dans son entièreté le tableau de ta vie que tu exposes sur un mur d’ailleurs, avec des photos pour retracer l’ensemble. C’est une image très forte et parlante. Un peu plus tôt, on te voit au sol, filmée en plongée face à l’étendue de souvenirs morcelés avec lesquels tu n’es pas toujours familière. On sent alors tout le poids sur tes épaules pour tenter de reconstruire la chronologie des faits, la vérité. Est-ce que ce travail de mise en image s’est dessiné en amont du montage ou tu t’accordais, comme pour la superposition de la voix off, une certaine liberté de création pour donner vie à tes émotions ?
VT : Un peu des deux je dirais. Premièrement, je suis vraiment ravie de l’analyse que tu fais des images et à quel point tu arrives à les lire. En fait, c’était très compliqué de m’arrêter sur un axe précis parce qu’il y avait trois histoires : la mienne, celle de mon frère et celle de mon père. Et pour vraiment faire sentir qu’elles se répondaient, afin de ne faire qu’un seul personnage, pour que ce soit poétique et qu’on ne se sente pas malmené, il a vraiment fallu désigner et réfléchir la structure ainsi que les arcs narratifs de chaque personnage. Cela dit, malgré beaucoup de réflexions, ça ne se passe jamais comme on l’imagine en amont. Il faut savoir faire preuve de souplesse. Durant le tournage, plusieurs cas de figure se sont présentés. Soit je ne pouvais pas me servir de ce qu’on avait filmé, soit je n’avais pas réussi à faire dire les choses dont je voulais qu’on parle. Et parfois, les gens disaient des choses incroyables mais c’était complètement hors sujet. Forcément, il y a eu une réécriture au montage, mais au final, même s’il a fallu que je rebondisse et réagisse à ce qui se passait autour de moi, le résultat ressemble quand même beaucoup à ce que j’avais scénarisé pour chaque personnage. Je les avais dessinés selon une analyse vraiment réfléchie des informations que j’avais recoupé.
Il y avait malgré tout une forme de spontanéité dans les échanges où tu savais quand même toujours en amont ce dont les gens allaient parler ?
VT : Je savais ce dont les gens allaient me parler. Au début, j’étais tellement embêtée lorsque les gens me racontaient facilement des choses intéressantes et qu’il n’y avait pas d’enregistrements. Je souhaitais recréer ces moments mais j’avais peur que ce ne soit jamais vraiment pareil. J’ai donc voulu essayer avec le personnage de Karine de garder l’échange spontané. C’était un des premiers tournages. Je l’ai interviewé sans préparation et ce fut une fausse bonne idée. Les gens ne te connaissent pas, ils ne te font pas encore confiance. Ils sont devant une caméra avec des producteurs qui écoutent. Ils sont un peu nerveux par rapport à la caméra puisqu’ils ne se sentent pas encore dans un espace de confidence. Sauf ma mère, elle fait exception. Elle m’a dit devant la caméra des choses qu’elle ne m’avait jamais dites dans l’intimité.
Peut-être que la caméra a créé une distance qui lui a permis de lever le voile sur sa pudeur et d’arriver à se confier davantage ?
VT : Oui, il y a de ça. C’est comme si ce moment filmé sortait de l’histoire, de la dynamique qu’il y avait entre elle et moi depuis que j’étais enfant. Comme s’il y avait une prise de parole rendue possible parce qu’elle arrivait à regarder sa vie de plus loin, avec du recul.
La présence de la caméra la sortait peut-être aussi de son rôle de mère tout simplement et lui permettait d’être moins impliquée émotionnellement très sûrement. C’est beau en tout cas qu’elle soit arrivée à se confier de cette façon pour elle, mais aussi pour votre relation.
VT : Oui. Si au début elle se prêtait au jeu, c’était tout de même un peu difficile pour ma mère à la fin. Elle commençait à trouver le processus long et elle avait hâte que ça finisse car cela faisait trop d’années que j’étais en train de travailler sur la même histoire. C’était douloureux pour elle de rester figée dans le passé, ça commençait à devenir lourd. Elle a vraiment fait tous ces efforts pour me rendre service.
Le film s’ouvre sur une citation d’Aristote : « Il y a trois sortes d’hommes, les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer ».
Il y a quelque chose de mystique dans cette citation et tout au long du parcours de ton frère où l’on se demande comment peut-on vouloir suivre les traces de son père lorsqu’on est soi-même rescapé d’un naufrage. Il y a cette espèce de force spirituelle, cette attraction de la mer. J’ai trouvé, par le biais de trouvailles cinématographiques, que tu essayes de l’attraper, presque de l’enfermer, la mer, ne laissant plus de place à l’horizon. Lorsqu’on est sur l’île proche de la Guyane, la prise de vue est allongée, déformée, comme si on la regardait à travers un judas embué, à travers le hublot d’un bateau, entre rêve et réalité, entre la vie et la mort.
Est-ce que c’est quelque chose que tu essayais de retranscrire à la caméra ce mysticisme ambiant ?
VT : Oui. On représente souvent la mer par des horizons bleus. Je crois que je cherchais vraiment à éviter cet écueil. Je voulais quelque chose de plus opaque, de plus laiteux et de plus inquiétant. Que l’on ait cette sensation d’être en mer, lorsque l’on ne voit ni le fond, ni où l’on va, ni ce qui se cache derrière nous. J’ai désespérément couru après la brume également, mais je me suis battue contre la nature.
Ces eaux troubles et inquiétantes, elles viennent justement accentuer les zones d’ombre qu’il y a sur le parcours de ton père et de ton frère, surtout que la lumière naturelle est souvent celle de fin de journée, presqu’entre chien et loup. Il y a également dans le métrage cette idée de la vie qui défile, au moyen d’un travelling latéral sur des photos, comme s’il était impossible de figer le temps. Tu montes d’ailleurs des plans à l’envers. Est-ce une façon de suspendre le temps pour mieux le contrôler et analyser les faits ?
VT : Je crois que l’intention que j’avais derrière était de montrer la transformation profonde et humaine qui peut s’opérer en nous lorsqu’on va en mer. Notre vision du monde peut devenir distorsionnée. On peut perdre ses repères quand on est satellisé dans l’absolu et il peut y avoir un point de non-retour après notre transformation, ce qui est un peu inquiétant. Est-ce que l’homme est encore un homme après tout ça ? Par la suite, ça m’a amené à me poser d’autres questions sur moi-même. Est-ce que je me suis construite sur des secrets et des mensonges ? Si oui, sur lesquels ? Est-ce que mon père était tellement transformé par la mer qu’il a pu être capable de considérer les gens comme des poids lourds et s’en débarrasser ? Mais tu as raison de parler du temps. Je ne sais pas s’il est question de l’arrêter mais surtout de le transcender. Je ne cherchais pas à être dans la dualité du temps mais dans une zone qui transcende la temporalité.
Parle-moi de l’affiche du film qui évoque l’importance qu’avait la mer dans la vie de ton père et de ton frère. Elle renvoie à un plan très beau où la caméra est inversée. La mer est le ciel et le ciel est la mer. J’ai trouvé que cela venait nourrir cette idée de mysticisme et de fatalité où la mer est au-dessus de tout. C’est quelque chose qui t’est venu comment ce plan là?
VT : Franchement, c’est en explorant avec la caméra. Quand j’étais au Costa Rica en 2013, j’avais filmé sur une route de terre le soir. J’étais dans une land rover, et il y avait quelque chose d’inquiétant et de sombre. Après, j’avais fait un montage où je superposais ça avec un poisson à moitié mort que j’avais filmé dans un lac. Il était sur le dos et il essayait de se revirer. Il n’y arrivait pas et je l’ai filmé comme ça. Je trouvais ça triste et en même temps il y avait de l’espoir, quelque chose de vraiment sensible que je trouvais beau. C’est vraiment important de s’accorder ce temps d’expérimentation car il devient par la suite ton bagage imaginaire lorsque tu crées. L’autre jour, j’ai vu une entrevue de James Cameron dans laquelle il disait avoir souvent des idées en regardant sur YouTube des vidéos d’amateurs qui s’amusent avec leur caméra. Ces gens-là n’ont sûrement aucune idée que le réalisateur a vu leur vidéo et s’en est même inspiré pour faire ses films. Tout ça pour dire, je pense qu’il faut avoir du plaisir à faire ce travail d’exploration en amont.
Parce que ça permet de s’ancrer un peu plus dans le réel?
VT : En expérimentant avec sa caméra?
Oui.
VT : Oui, c’est ça. Parce que souvent tu repères des choses en mettant la main à la pâte que tu ne trouverais pas juste en les imaginant je crois.
Comme la scène d’ouverture finalement, elle est très évocatrice. Les frégates y sont filmées en contre-plongée, rôdant comme des corbeaux attendant la mort. Et cette scène se répète plus tard dans le film. J’aime bien cette idée de boucle incessante qui accentue la fatalité qui pèse sur les personnages. Surtout que tu essayes de rompre ce cycle familial. Contrairement à Thomas, tu as rejoint très tôt la terre ferme puis quand vous avez un accident de voiture, tu fais le choix de quitter cet environnement que l’on pourrait qualifier de toxique. On sent alors chez toi une résilience et un instinct de survie très fort qui prend le dessus face à cette nature inquiétante de l’homme. Est-ce que c’était important pour toi de la mettre en image de manière métaphorique plus que réalistique ?
VT : Ah oui absolument. C’est vraiment ce que j’aime dans le cinéma. C’est même sa force première et ce qui rend son expérience unique. Pouvoir mettre ces idées-là en images, les évoquer visuellement, c’est vraiment ça toute la poésie du cinéma.
C’est ce qui me donne envie d’en faire en tout cas. C’est pour ça que je tenais absolument à filmer les frégates de cette façon-là sur cette île. C’est une réserve d’oiseaux que les navigateurs n’ont pas le droit de pénétrer. Évidemment, mon frère s’y est rendu. C’est là où il a été vu pour la dernière fois par les gardiens de l’île qui ont pris des photos de lui. Ils les ont par la suite envoyées à la police pour signaler la présence d’un bateau bizarre et d’un intrus autour de l’île afin qu’ils gardent un œil ouvert. C’est de cette façon qu’ils ont pu le localiser pour la dernière fois. Et si les frégates sont préservées sur cette île, c’est parce qu’elles sont en voie d’extinction. Elles ont un cri atroce apparemment, un cri infernal dont tout le monde me parlait. Accompagnés par des biologistes, on a eu une permission spéciale pour s’approcher de l’île, et ce jour-là, elles se sont tues. Ça n’arrive jamais d’ordinaire qu’elles soient silencieuses.
J’ai ressenti dans ta quête le besoin de visiter tous les lieux où ton père et ton frère ont vécu pour t’en imprégner peut-être et clore un chapitre afin de leur dire au revoir et ne plus être hantée par cette histoire. Maintenant que ce travail d’introspection a été fait, as-tu pu trouver une réponse à la question que tu poses à voix haute dans le grenier de Clare, la marraine de Thomas : « que signifiait la liberté pour eux » ?
VT : Oui. Je crois que oui. C’est bien que ce soit ça la question que tu aies retenue. Parfois, j’ai l’impression de ne pas avoir trouvé de réponses parce que je n’ai toujours pas de conviction profonde sur le fait qu’il ait ou non tué ses femmes.
La question est beaucoup plus profonde car tout ce qui a été fait, pour mon père comme pour mon frère, c’est au nom de la liberté. Je crois que pour eux, c’était l’absence de chaînes, il fallait s’affranchir des conventions sociales et des attentes que l’on avait d’eux. Mais le piège là-dedans, c’est que pour être libre, il faut avoir les moyens de se réaliser, il faut avoir les moyens d’être en accord avec sa conscience ou de vivre d’une manière en accord avec sa conscience. Cependant, mon père avait une vision trop réduite de la liberté où les autres étaient son ennemi et pour être libre, il lui suffisait de s’affranchir des autres et d’être en autonomie totale. Mais il s’est retrouvé complètement piégé, il ne pouvait plus rien faire. Renfermé sur lui-même, il est lentement devenu fou, parce qu’on devient fou quand on se referme sur nous. Il aurait fallu qu’il vive davantage avec les autres. On ne peut pas juste être libre seul. Il était prisonnier de la liberté, ou du moins de son idée très rigide de ce qu’était la liberté et parfois, j’avais l’impression qu’il essayait de posséder la liberté, comme s’il pouvait l’attraper. Mais la liberté, dès que tu l’attrapes, elle change de forme et se métamorphose constamment. C’est quelque chose que tu ne peux pas contrôler.
Qui le dépassait ?
VT : Oui. Pour tout dire, je crois que la liberté, c’est d’être affranchi des autres.
Le film tourne beaucoup autour de la figure masculine qui représente ton père et ton frère. Pourtant, c’est à Carmen que tu dédies le film. Est-ce que c’était une façon de réhabiliter les femmes qui traversent tout le métrage?
VT : Oui, parce que les femmes sont importantes. J’ai essayé de leur donner une place de choix. C’était difficile car j’ai l’impression que leur vie a été complètement effacée. À défaut d’être au centre de l’histoire, j’ai essayé de montrer différentes facettes de leur mémoire pour que ce ne soit plus simplement la version de mon père. Je voulais qu’elles aient une voix là-dedans, une visibilité. Par rapport à ma sœur, si je ne parle pas beaucoup d’elle tout au long du film, c’est surtout parce qu’elle avait 7 ans quand elle est morte. Elle n’a fait aucun choix, elle n’a eu le choix de rien.
Elle a subi.
VT : Oui, elle a juste subi. Elle n’a pris aucune décision et pourtant, je trouve que la plus grande tragédie dans ce film-là, c’est elle. Les femmes autour de mon père, elles n’étaient pas complètement démunies. Elles avaient davantage les moyens de faire des choix même si elles étaient sous emprise. Je pense qu’à un moment, elles auraient pu faire le choix de partir, sans chercher à blâmer qui que ce soit bien sûr.
Tu mesurais avant le tournage les suspicions qu’il pouvait y avoir à l’encontre de ton père ou ce sont des choses que tu as vraiment découvertes lors du tournage en rencontrant les proches ?
VT : Je connaissais bien les suspicions mais à l’époque, cela ne me semblait pas être des choses fondées, elles me semblaient être plutôt sensationnalistes. Néanmoins, ce qui m’a surprise pendant le tournage, c’est à quel point il y avait des éléments à charge conte mon père. J’ai découvert des côtés de sa personnalité et de son parcours qu’il avait complètement camouflé. Par exemple, lorsque mon père parlait de sa vie, il racontait vivre avec Simonne qui avait son âge (45 ans) pour finalement être parti avec la jolie voisine de 18 ans. Ils auraient partagé un amour fou, se seraient mariés et auraient vécu heureux jusqu’à ce qu’elle se fasse assassiner. Ce n’est pas terrible de laisser ta femme pour une jeune fille presque enfant mais ça peut à la limite se pardonner ou du moins se comprendre. Ça ne fait pas de toi un monstre non plus. Par contre, ce qu’il ne dit pas, c’est que leur amour n’était pas si idyllique que ça. Il a quitté sa femme alors que Lydia travaillait pour lui et finançait le bateau. Elle travaillait à temps plein dessus et dès qu’il n’y a plus eu assez d’argent, il l’a quitté pour retourner avec Simonne. Pendant un temps, il jouait sur les deux tableaux. Puis Lydia est tombée enceinte. C’est à ce moment-là qu’ils ont pris la mer ensemble. Simonne, elle ne l’apprendra que plus tard, par un article publié dans Paris match. Disons que ce n’est pas du tout la même histoire qu’il racontait, ça change la donne et ça change un peu l’analyse du personnage. J’ai toujours eu un doute que mon père ait tué ses femmes, je ne suis toujours pas convaincu que ce soit l’un ou l’autre. Parfois je me demande ce que ça me prendrait comme élément à charge pour me faire une idée concrète. Mais si j’ai vraiment été étonnée de quelque chose, c’est bien d’avoir découvert un personnage plus sulfureux que je ne le pensais.
Est-ce que tu as pu tisser des liens avec certaines personnes rencontrées durant le tournage ? As-tu conservé des relations privilégiées avec certaines d’entre elles ?
VT : Oui il y avait mes neveux à Puerto Rico que je connaissais d’avant. J’allais déjà les visiter avant de faire le film. Sinon le neveu de Simonne et récemment la sœur de Lydia sont rentrés en contact avec moi grâce au film et au livre. C’est très particulier. On a l’impression de faire partie de la même famille alors que nous n’avons pas de lien de sang. Je crois que les gens avaient besoin de voir le film et de lire le livre pour comprendre que j’étais sincère dans ma démarche, que je ne souhaitais pas juste glorifier mon père. Ça a vraiment changé la dynamique entre nous et ça a ouvert la porte sur des discussions beaucoup plus profondes et beaucoup plus honnêtes. Ces gens-là ont quand même vécu quelque chose de fort qui les a marqués à vie et nous sommes liés par ça.
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Durée: 97 min
Pour voir la bande annonce : https://vimeo.com/1012094798
Crédits photos : Avec la permission de micro_scope, l’ONF et Urban Factory, 2024
Le film sera présenté dans le cadre du FNC le vendredi 18 octobre à 18h30 au Cinéplex Quartier Latin-Salle 12.