Chili, 2017
Note: ★★★★ 1/2
En lice aux Oscars dans la catégorie meilleur film en langue étrangère, Una mujer fantastica, du Chilien Sebastian Lelio, constitue un vibrant plaidoyer pour l’identité doublé d’un message politique éloquent, qu’une esthétique enlevante vient magnifier.
Vous entendrez probablement parler d’Una mujer fantastica durant les jours à venir, notamment parce qu’il est l’un des premiers métrages à offrir le rôle principal d’un transgenre à un transgenre. Ces dernières années, bon nombre de films ont abordé la question de la transidentité, mais bien souvent au travers d’une transformation physique pénible et délicate qu’un jeu d’acteur préparé et renseigné venait mettre en exergue. On pense à Boys don’t cry (l’un des premiers à ouvrir la voie), Transamerica, ou encore The Danish girl. Eddie Redmayne y interprétait Einar Wegener, la première personne à avoir subi (on était dans les années 1930) une chirurgie de ré-attribution sexuelle. Prestation académique visant une flopée de récompenses pour certains, avancée sociale pour d’autres, de nombreuses associations LGBTQ ont partagé leurs désaccords et leurs inquiétudes sur la représentation de leur communauté par une personne cisgenre, perpétuant dans la tête du quidam lambda l’idée reçue qui veut qu’un transsexuel est un homme habillé en femme.
N’en déplaise à certains, ce choix discutable a tout de même permis une évolution des mentalités, en partie grâce à la notoriété dont jouissent quelques acteurs. Le vrai problème demeure plutôt la faible visibilité des minorités que des producteurs frileux et à l’esprit mercantile écartent de projets commerciaux pour les cantonner à des œuvres plus intimistes, dans des rôles souvent stéréotypés. La vraie révolution serait alors non pas de « rendre », comme on peut parfois l’entendre, l’histoire d’une communauté à un digne porte-parole interne, mais de les voir interagir dans un quotidien où leur présence ne nécessiterait plus d’explications et de justifications en lien avec leur couleur de peau ou leur sexualité qui ne prédétermine en rien leur identité.
Le 7ème art affectionne tout particulièrement ces histoires inhérentes au parcours initiatique de personnages en pleine évolution. La transidentité n’échappe pas à la règle, tout comme l’homosexualité eut en son temps son lot de films inégaux sur le processus d’acceptation de soi même. Récemment, des projets plus personnels et moins militants réussirent à s’émanciper de cette structure narrative itérative aliénante, à l’instar de Call me by your name ou Lola pater.
C’est dans ce contexte-là qu’Una mujer fantastica a vu le jour, s’éloignant d’un schéma classique pour davantage mettre l’emphase sur le bouleversement émotionnel de son protagoniste. Première actrice et mannequin ouvertement transgenre au Chili, Daniela Vega incarne Marina Vidal, cette image du renouveau dont le pays manquait après le long régime dictatorial de Pinochet qui laissa en héritage de multiples fractures sociales et une démocratie en souffrance. Plus qu’une héroïne, Sebastian Lelio, cherchait avant tout un guide pour raconter, à Santiago, cette histoire d’amour hors du commun entre Marina et Orlando de 20 ans son aîné. Dans le respect et le partage, ils vivront leur passion au grand jour, simplement, sans se soucier le moins du monde du regard des autres. Pris d’un malaise en pleine nuit, il décèdera d’une rupture d’anévrisme à 57 ans. Absents de son quotidien depuis plusieurs années, sa femme Sonia et son fils Bruno n’auront de cesse de rabaisser et d’humilier Marina dont les intentions, au vu de sa condition, leur apparaissent forcément vénales, l’obligeant à se draper dans sa dignité. Ainsi, elle devra apprendre cahin–caha à s’armer de patience pour tenter de faire valoir sa peine et sa place au sein d’une société déshumanisée qui lui refuse le droit d’être femme. Il n’y aura que sa chienne Diabla pour l’aimer d’un amour indéfectible. Faisant fi de son apparence, elle lui préférera la beauté de l’âme à celle du corps.
« Ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, c’est le chien »
Alexandre Vialatte.
Avec Una mujer fantastica, une des préoccupations première du réalisateur est sans équivoque de faire de son œuvre un outil de réflexion sur notre société afin de mieux appréhender le miroir de nos peurs et de nos angoisses. Dans le film, bon nombre de personnages ont l’esprit inquisiteur à l’égard de Marina, car il leur est insupportable de ne pas savoir si c’est un homme ou une femme. Cette indiscernabilité lors de leur première rencontre pousse notamment Sonia à l’examiner sous toutes les coutures. D’un simple regard, elle la déshumanise pour en faire un monstre, une aberration de la nature. Mais la vraie monstruosité, c’est la leur, celle qui les pousse à commettre des actes d’une ignominie sans nom. Le simple fait d’être transgenre incite les gens à s’immiscer dans son intimité sans qu’ils y aient été au préalable invités. De la curiosité mal placée à l’humiliation physique (police des mœurs), elle tolère et endure toutes ces épreuves difficiles avec une surprenante force de caractère.
Marina est au roseau ce que la famille d’Orlando est au chêne. Elle plie parfois sous le poids des quolibets, courbe même l’échine mais elle ne rompt pas, à l’image de cette scène pivot du film où elle affronte un vent extrêmement fort qui tente désespérément de la déraciner du sol. Elle résiste, se fige et défie l’apesanteur, semblable à un danseur de Smooth criminal (Michael Jackson). Derrière la métaphore, qui apparaîtra pour certains naïve et convenue, se cache pourtant une poésie mâtinée d’espoir qui occulte les maladresses imputées à l’ambition du propos visé par le réalisateur. De prime abord en retrait, Marina semble s’excuser d’exister, démontrant ainsi que les doutes qui nous animent nourrissent la peur engendrant la haine chez l’oppresseur. Croire en soi, c’est convaincre l’autre de sa légitimité d’être en affirmant son prénom par exemple (elle reprend Bruno qui l’appelle Marisa). Les nombreux miroirs disséminés dans le film sont alors présents pour nous rappeler que l’image que l’on renvoie n’est peut-être pas toujours celle qui nous correspond le plus. Il faut apprendre à s’accepter tel qu’on est (le miroir posé sur son entrejambe) et faire face à ce corps qui ne cherche qu’à être aimé.
Souvent filmée de profil en marchant, le cinéaste suit Marina dans sa lente mais progressive évolution personnelle. C’est un personnage dynamique en perpétuel mouvement qui refuse de se faire enfermer dans des carcans sociétaux et se bat au sens propre (punching-ball) comme au figuré pour accepter et faire accepter sa personne tel qu’elle est. À ce moment précis, la caméra de Lelio se fait amicale et empathique comme en témoigne ce plan d’elle-même marchant le long d’une vitrine où son reflet semble l’épauler dans sa douloureuse épreuve. De plus, les couleurs chaudes et chatoyantes viennent souvent renforcer cette sensation de bien-être et de réconfort dans laquelle le metteur en scène cherche à plonger son personnage. Cet éclairage enveloppant et rassurant s’apparente alors à un cocon dont la chrysalide est en pleine mue. Scrutées au microscope, les émotions de Marina s’amalgament avec les jeux des lumières de la ville, renforçant l’idée qu’elle n’est qu’une particule de plus dans l’univers. Tandis que sur la piste de danse, le vert des projecteurs balaye son corps, à la manière d’un électrocardiogramme, sur un rythme électro qui se cale à chacune de ses pulsations pour la maintenir en vie.
Hormis le corps du défunt, le film évoque aussi la complexité à faire le deuil du corps de sa propre naissance. Cette dualité, le cinéaste l’exploite intelligemment au moyen d’un travail sur l’image : l’autre famille, l’autre sexe, l’autre moi. Marina est serveuse le jour, chanteuse de merengue le soir. Comme un caméléon, elle passe d’un état émotionnel à un autre et s’évertue tant bien que mal à camoufler ses sentiments, ce que nous suggèrent les nombreux changements de couleurs au sauna (comme au générique de fin). C’est dans ce lieu catalyseur d’émotions que l’on découvrira pour la première fois le corps d’Orlando allongé comme un mort, surgissant des brumes d’Iguazu qui scellent à jamais son sort à celui de Marina. Elles sont comme une promesse, une invitation au rêve, une invitation au voyage entre mélo et film noir dans une fantasmagorie rappelant l’univers de Mulholland drive de David Lynch (Lelio filme l’absence d’Orlando, de ses clefs jusqu’à la place du mort dans l’auto, lui conférant une présence bien réelle au-delà des mots). L’ouverture et la fermeture du film sur les célèbres chutes brésiliennes sont finalement là pour nous rappeler le caractère fantasmagorique d’une nature parfois indomptable. C’est pourquoi Marina est une chimère selon Sonia. Elle n’est pas réelle et n’a donc pas sa place aux funérailles d’Orlando, comme elle n’a plus besoin de la voiture du défunt et encore moins de son appartement. Son statut mythique la déshumanise et la dépossède de ses droits. C’est une créature fictive. Le seul à lui reconnaître une légitimité dans la famille, c’est Gabo, le frère d’Orlando, dont la bonté fait oublier les quelques maladresses dues à son ignorance : « c’est un droit humain de pouvoir dire au revoir aux gens qu’on aime » s’exclamera t-il face au reste de la famille. Cela ne suffira pas à Marina. Il lui faudra compter sur l’empathie d’étrangers pour arriver à quitter l’être aimé.
On a souvent évoqué la parenté de Lelio avec le plus célèbre des réalisateurs madrilènes, Pedro Almodovar. Pourtant, la seule similitude notoire dans l’œuvre réside dans cette fascination sans borne vouée à la gente féminine. Il la capte avec tant de ferveur que le désir pour ses personnages ne cesse de croître tout au long de la projection. Au sortir du film, c’est alors bien sa singularité qui l’emporte sur nos aprioris en sublimant les corps et leurs différences avec une délicatesse et une justesse troublante. Si le film a fait sensation à la Berlinale 2017, recevant l’Ours d’argent du meilleur scénario et le Teddy award du meilleur film, il serait dommage de limiter ce métrage à une curiosité malsaine autour de son actrice principale. Bien plus qu’une fiction avant-gardiste, Una mujer fantastica est avant tout un film d’amour, un film à la philanthropie affichée qui saura venir toucher le plus impassible des spectateurs. La dimension mystique et hyperbolique imputée à son parcours atypique n’a de fantastique que les utopies projetées sur cette créature qui finit par devenir, sous l’œil de la caméra de Lelio, une femme ordinaire, une femme, tout simplement.
Durée: 1h44