États-unis/Allemagne/Angleterre, 2016
Note: ★★★ 1/2
Sous ses allures de biopic académique, qui peuvent irriter, The Danish girl est un film profondément artistique qui séduit par la grande finesse de son esthétique et le choix judicieux d’une réalisation truffée de métaphores.
Après un accueil mitigé de la presse pour son adaptation de la comédie musicale Les Misérables (malgré 3 Oscars), Tom Hooper signe avec The Danish girl un retour plutôt remarqué derrière la caméra. Adapté librement du livre éponyme de David Ebershoff, sa dernière offrande s’intéresse en particulier à la véritable existence plutôt qu’à celle romancée de Lili Elbe, née Einar Wegener, une artiste danoise s’étant illustrée pour avoir été la première personne à subir un changement de sexe.
Si le film est bien une œuvre transgenre, c’est avant tout une histoire d’amour impossible: celui de deux peintres Gerda (Alicia Vikander) et Einar (Eddy Redmayne) dans le Copenhague des années 1920. Ils forment un couple aimant dont la connivence est belle à voir, complices dans le quotidien jusqu’aux réparties des soirées mondaines qu’ils fréquentent. Ils sont libres, à l’image des créations des peintres qu’ils admirent, loin des préjugés et de toutes convenances sociales. Dès leur première rencontre, il a rougi devant son arrogance impudique qu’il trouva charmante. Elle fit le premier pas et portera rapidement la culotte au sein du couple. Il vivra en retrait, de son propre chef, éclipsé par la magnificence de sa douce moitié que nous confèrent certains plans en contre-plongée. Sous la coupe de sa femme au regard affirmé et au caractère bien trempé (qui pourtant ne se mouille pas dans son travail pictural), il va servir de modèle en se substituant, par mimétisme, à la ballerine originelle d’un tableau. Ce qui n’était au départ qu’un banal jeu de rôle va finalement permettre à Einar d’arrêter de travestir la vérité. Il va s’affranchir des codes moraux en toute probité, lui qui avant se drapait dans le mensonge, offrant ainsi à sa Némésis, Lili, la possibilité d’exister.
Dès les premières minutes du film on est rapidement saisi par l’inextricable paradoxe qu’exprime Einar en frôlant du bout des doigts une étole, en enfilant un bas, voire une robe, qui lui procure un plaisir empreint des affres de l’angoisse. C’est comme si au contact de ces matières se réveillait en lui un désir latent mais évident qu’il avait toujours été femme. Dès lors, mettre du rouge à lèvres devient une seconde nature tout comme un trait de crayon vient souligner son regard et rappeler sa mue, lente, mais constante. Il se surprend en femme, s’admire et se scrute dans les moindres détails, se découvre même, esquissant des sourires. Il peaufine sa gestuelle ainsi que sa démarche à la recherche dans son entourage, voire dans la rue, de référents féminins pour étoffer ce qui n’était au début qu’un personnage devenu une seconde peau maintenant difficile à quitter.
Lili est née tandis que le spectre d’Einar rôde toujours.
À sa première apparition en soirée, elle manque d’assurance, troublée par la dualité qui oppose son corps d’homme et ses désirs de femme grandissants envers les garçons. Elle est là, seule, assise sur une chaise comme une musicienne attendant fébrilement son audition par la foule qui examine sa partition à la recherche de fausses notes. C’est à ce moment, dans les yeux d’un de ses prétendants (le charmant Ben Whishaw), que Lili va réellement se mettre à exister. Il lui relèvera le visage pour l’embrasser, son regard fuyant ne pourra maintenant plus se dérober face à ses sentiments réprimés depuis des années. Einar n’est plus, libéré des mensonges qui se terraient en lui depuis l’enfance. Il ne vit qu’à travers les peintures de Gerda qui révèlent chez lui une femme plus forte et plus belle. Désormais témoin d’une sexualité éteinte, un drap suspendu au milieu du lit conjugal s’apparente à un linceul. Le corps de Lili réagit mal face aux angoisses qui tapissent sa chambre. S’en suivra une succession de rencontres avec des médecins ignorants et condescendants qui occulteront les vrais problèmes de santé de l’artiste, en cloisonnant son cas à une aversion voire de l’homosexualité. Semblables à des prisons avec leurs barreaux de fenêtres, les hôpitaux n’auront pas raison de la santé mentale de Lili qui se tournera vers une approche alternative jamais testée pour opérer son changement de sexe.
Récemment traité par Xavier Dolan et François Ozon (Laurence anyways et Une nouvelle amie), le sujet de la transsexualité ne révélait cependant pas les motivations intrinsèques des personnages. Créant ainsi un mystère autour de son arrivée, la transformation physique (certainement plus cinématographique) est toujours un des angles retenus au détriment de l’introspection. The Danish girl ne déroge pas à la règle abordant les troubles de l’identité de manière convenue et fragmentaire. Toutefois, on sera gré à Tom Hooper de livrer un film sensitif qui fait fi d’une narration abusive, privilégiant l’image aux mots sans farder la vérité. Le metteur en scène retranscrit bien les émois d’Einar et les tourments par lesquels il passe grâce à une réalisation éthérée imprégnée de poésie et mâtinée d’une photographie douce et vive à la fois. Les couleurs ternes qui l’habitent ne brillent que par l’éclat et la présence de Lili par qui jaillit la lumière. Dominant l’ensemble de l’œuvre, les teintes de jaune et de bleu rappellent la première peinture du jeune homme qu’il n’a de cesse de reproduire depuis sa petite enfance, évoquant son amitié esseulée avec Hans (Matthias Schoenaerts). À travers cette itération picturale du fjord de sa jeunesse, le subconscient d’Einar ne cherche qu’à refaire surface tel un iceberg pointant hors de l’eau.
Cependant, outre une direction artistique riche et complexe, la bande son du film n’est pas en reste, se voulant tour à tour complice et intime sans jamais être intrusive. Elle fait corps avec son héros, notamment dans cette scène où, pris d’un désir soudain, il se déshabille et cache son sexe entre ses jambes. La musique d’Alexandre Desplat vient alors souligner les formes et les courbes physiques qu’il dessine avec ses mains. Tout d’un coup le rythme s’emballe, emporté par la frénésie du personnage qui cherche à se sentir de nouveau femme. Einar et Lili, son alter ego, sont alors réunis en un seul plan grâce au reflet d’un miroir scindé en deux. Il est maintenant la femme qu’il a toujours connu, sommeillant au fond de lui.
Savamment fouillée, la réalisation traduit admirablement le mal-être du personnage tandis que la composition d’Eddy Redmayne est parfois malencontreusement gâchée par un maniérisme outrancier, notamment des mains, éclipsant l’intérêt premier du film qui n’est certes pas de livrer une performance en quête de reconnaissance. Habitué aux rôles biographiques (celui de Stephen Hawking atteint de sclérose latérale amyotrophique lui a valu un Oscar l’année dernière pour The theory of everything), il a travaillé sa voix et perdu 7 kilos pour revêtir le costume de Lili. Malgré cette exigence, sous sa perruque rousse et sa peau diaphane, il force les traits d’une interprétation qui sent l’artifice et la course aux récompenses. De plus, l’âge des acteurs (suggérant la vingtaine) dessert l’ensemble du film, leur jeunesse apparaissant peu crédible par rapport aux propos qu’ils tiennent et aux évènements qu’ils ont à vivre (la vraie Lili Elbe avait la cinquantaine quand elle subit sa première opération).
C’est en ouvrant et fermant son film sur une nature fatiguée et abîmée que Tom Hooper nous rappelle que celle de Lili est ainsi faite : de fragilité et de confusion. Des arbres terriblement ancrés dans le sol de la vie ainsi qu’une rivière reprenant ses droits nous démontrent que, pourvu d’obstacles, le combat reste difficile mais pas vain. En seulement quelques plans, le réalisateur parvient à recréer la tension présente à l’époque au Danemark sur ce sujet tabou. Rappelons que la transsexualité était traitée, entre autre, comme une maladie mentale à l’instar de la schizophrénie. Néanmoins, après la mort de Lili Elbe, ses écrits feront date pour la communauté transgenre, bel héritage et témoignage poignant sur les chemins de traverse, parfois inévitables, qu’il convient d’emprunter afin d’affronter les vicissitudes humaines.
Durée: 2h00