Votre dernier film L’Été dernier est le remake du film danois Queen of hearts (Dronningen, représentant le Danemark pour le meilleur long métrage international à la 92ème cérémonie des Oscars en 2019) de May el-Toukhy…
Catherine Breillat : Je ne trouve pas que ce soit le remake du film. Le producteur a acheté les droits du scénario. Après, quand vous allez dans des musées vous voyez des Pietà des Pietà des Pietà, ce ne sont pas des remakes de la première. Léa Drucker n’est pas le remake de l’actrice danoise.
Léa Drucker : Qui est fabuleuse d’ailleurs.
CB : Je n’aime pas l’idée de dire remake. Oui, il y a un dispositif scénaristique génial qui est celui du mensonge, néanmoins, je l’ai justement beaucoup changé. Et en faisant cela, j’ai changé jusqu’au sens du film alors qu’il y a quand mêmes parfois des dialogues totalement identiques. Mais ils n’ont pas le même sens car ils ne sont pas joués pareil. Ce qui est très important, c’est l’incarnation.
En 1988 dans 36 Fillette, vous mettiez déjà en scène, sous une lumière estivale, la relation dérangeante entre un quarantenaire (Etienne Chicot) et une jeune fille de 14 ans sauf qu’ici, dans L‘Été dernier, l’éducation sentimentale est inversée. 35 ans séparent vos deux films alors que la représentation de la sexualité et les questionnements ont bien changé. Quelle a été votre approche pour que l’histoire de ce film devienne la vôtre ?
36 Fillette : Etienne Chicot et Delphine Zentout – Copyright CB Films
CB : Ce qui change reste toujours pareil contrairement à ce que l’on dit. Je pense qu’il y a des changements apparents du discours. Ceci dit, la sexualité c’est l’intimité, on est poussé par les sentiments, des dénis, des choses très troubles. On ne sait évidemment pas totalement où on en est. C’est un film typique où sur le papier, par exemple, elle est coupable. On voit le film…
…On a le doute.
CB : Oui. Et peut-être que lui aussi au début est réellement très très attiré par elle. Peut-être aussi qu’il veut un peu se venger de son père. Il a quand même une manière de la draguer comme un jeune collégien. On ne sait pas très bien où sont les sentiments des uns et des autres. Et souvent, dès que l’on parle des attirances et de sentiments, nous même ne savons pas. Que l’on soit jeune ou que l’on soit vieux.
C’est l’ambivalence que l’on retrouve dans le film, surtout avec le personnage que vous jouez, Léa. Anne est une avocate spécialisée dans les violences sexuelles faites aux mineurs qui l’amène à travailler avec la protection de l’enfance et d’un autre côté, au sein de sa propre famille, elle franchit la ligne interdite et pense à son plaisir personnel.
CB : Mais au début, quand elle fait le pacte avec Théo (le magnétique Samuel Kircher), c’est innocent. Elle ne pense pas du tout à son plaisir quand elle essaye de l’aider comme elle aide ses clients. Il y a de l’empathie de sa part car elle voit bien qu’il est perdu, qu’il fait des conneries et tout d’un coup, elle lui dit : « si on essayait d’être plus intelligent, je ne dirais rien à ton père ». Mais il y a une contrepartie. Le problème c’est que lorsqu’elle dit ça, nous on voit Théo cadré serré. Tout d’un coup, elle le regarde différemment. Le basculement est là.
Dans la réalisation c’est vrai que le cadrage est resserré sur ses émotions à lui. On entend juste la voix d’Anne hors-champ.
CB : Oui et pour elle, c’est un pacte innocent, c’est une avocate qui a de l’empathie pour les gosses en difficulté. Seulement, elle tombe dans un piège qu’elle s’est elle-même tendu. Le jeune garçon jusque-là ne la calculait pas et la trouvait aussi horrible que tous les adultes réunis, ce que les adolescents rêvent de ne jamais devenir moi en tout cas j’étais comme ça, et tout d’un coup, comme elle lui tend la main et il l’a regarde autrement. On le voit dans la scène où il est presque en extase devant cette vieille adulte qu’il détestait et confondait avec toutes les autres et qui, soudain, est différente. À partir de là, hélas les dés sont jetés pour elle.
LD : Oui, après c’est un personnage qui est complexe parce qu’en effet, ce que dit si bien Catherine au moment du pacte avec le porte-clefs, c’est qu’il n’y a pas de malice chez le personnage d’Anne. C’est dans son regard à lui que ça change un peu. Je pense aussi qu’il y a chez cette femme, et on le dit d’ailleurs sur le vertige, une sorte de tentation de tout faire péter, de tout casser par rapport à tout ce qu’elle a construit.
L’Été dernier : Samuel Kircher – Copyright Alamode Film
C’est ce qu’elle confie dans la scène du parc.
LD : Oui et ça, c’est quelque chose qui la ronge, qui est en elle et qui va se passer avec lui. Comme vous avez dit, c’est une femme qui est dans la protection, elle est très consciente et intelligente. Elle a construit sa vie professionnelle, sa vie familiale, elle est mère, elle est au bon endroit si on peut dire. Et puis d’un coup, elle bascule dans quelque chose qui crée du chaos et elle met sa vie en danger.
CB : Sur cette scène dans l’herbe, on voit qu’elle a quelque chose de profondément brisé qui est peut-être la raison pour laquelle elle s’est mise à défendre l’enfance en danger, parce qu’elle n’a pas elle-même été défendue.
LD : Oui, il y a de ça.
C’est d’ailleurs intéressant ce point-là car lors d’un échange complice avec Théo, elle refuse de parler de sa première expérience sexuelle et lui confie: « parfois des choses n’auraient jamais dû arriver ». Pensez-vous que le fait d’avoir vécu un traumatisme la pousse à transgresser l’ordre moral, celui qu’elle défend pourtant tous les jours dans son quotidien au travail ?
LD : Pas forcément. Si ça la pousse c’est insidieusement, c’est à dire qu’elle ne le sait pas. Il n’y a pas de perversité chez cette femme et encore moins de méchanceté. Il y a pour elle, je pense, l’illusion d’une réparation au travers cet amour qu’elle a pour ce très jeune garçon. Je pense qu’elle a la sensation de pouvoir rejouer les cartes de ce qui a mal commencé. Mais c’est une illusion, car elle a beau penser que c’est une réparation comme je disais tout à l’heure, c’est surtout potentiellement une destruction. Mais elle ne peut pas y résister.
CB : Il est irrésistible.
Oui c’est vrai.
CB : Rires. Je vais vous dire, quand j’ai commencé à mettre Samuel dans la première scène d’amour avec de très gros plans, ma première assistante m’a dit : « ahhhh, on aurait envie d’être à la place de Léa ».
J’ai vu Le règne animal juste avant de voir L’Été dernier et je me faisais la remarque comme quoi Théo avait la même beauté incandescente que l’acteur principal de ce film.
À gauche Samuel, à droite Paul l’aîné – Copyright Jean-François Robert/Modds – Chloé Sharrock/MYOP
LD : C’est son grand frère. Samuel est le petit frère de Paul Kircher. Les deux sont supers.
J’ai lu que c’était votre premier choix d’ailleurs.
CB : Oui. C’est Paul que je voulais l’année d’avant.
Il était en tournage et il vous a conseillé son frère ?
CB : Il me l’a donné. Rires. Il m’a dit : « c’est parce que j’ai très confiance en toi que je te confie Samuel ».
LD : Il aimait le projet.
Dans le film, si Théo est consentant, là n’est pas la question : il n’a pas conscience du haut de ses 17 ans des risques et des conséquences que comportent cette relation.
CB : Moi je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. Les adolescents ont aussi des instincts de destruction.
Comme la confrontation avec le père dont vous parliez tantôt ?
CB : Oui, d’ailleurs le fait qu’il le dise au père, on ne sait pas du tout si c’est parce qu’il se rend compte que son père l’aime. En plus, il a un chagrin d’amour, il s’effondre en même temps parce qu’il a du remord par rapport à cette liaison. Ou bien c’est pour se venger d’elle. On n’en sait rien.
L’Été dernier : Léa Drucker, Oliver Rabourdin, Samuel Kircher – Copyright Pyramide Films
Mais il lui dit : « moi tu ne peux pas me rayer de ta vie ». Il a quand même ce côté idéaliste de l’amour éternel, c’est sa première fois.
CB : Oui mais cela peut-être également parce qu’elle est de la famille. Ça veut aussi dire ça. La liaison n’a pas encore commencé à ce moment-là.
C’est juste.
LD : C’est vrai qu’à 17 ans, on n’est pas dans le même prisme.
On n’est pas outillé face à ça.
LD : C’est pour ça que j’aime beaucoup comment Catherine a construit ce film car je trouve que cela reste ouvert et mystérieux pour le spectateur. Il n’y a pas un point de vue définitif. En fait, c’est aussi chaotique qu’une relation amoureuse est passionnelle et peut-être destructrice.
CB : Et puis on peut dire que parfois il est la victime, parfois il est le bourreau. Comme dans les vraies histoires d’amour.
Oui parce qu’il porte en lui cette innocence et paradoxalement, c’est aussi le tentateur. C’est lui qui va vers elle et qui suggère ce rapport physique en lui prenant le bras lors de la séance de tatouage.
CB : C’est une emprise.
LD : L’amour est une emprise.
CB : Elle a beau dire non plusieurs fois et être persuadée qu’elle le dit en le pensant, elle cède. D’ailleurs, c’est quelque chose qui fait sourire les gens.
C’est une passion.
CB : Oui et une tentation irrésistible puisqu’elle est des deux côtés. Il y aussi une entente. Quand ils sont sur l’herbe, on voit bien qu’ils sont radieux, ils s’éclairent l’un et l’autre. Ils se rajeunissent, enfin surtout Léa qui se met à avoir son âge. Il n’y a plus de différence d’âge visible entre les deux.
L’Été dernier : Samuel Kircher et Léa Drucker – Copyright Pyramide Distribution
C’est d’ailleurs une des forces du film, car l’esthétique a beau être glaciale, le film, lui, est très solaire. Il y a cette dualité là.
CB : Oui, vous voyez dans 36 Fillette, la différence d’âge, on la sent toujours. C’est pour ça que l’histoire est plus sombre paradoxalement. Celle-ci est beaucoup plus lumineuse. Même si Anne est quand même coupable d’avoir cédé.
LD : Oui clairement.
Bien sûr. Notamment avec le pouvoir des mots aussi. Elle manque parfois a ses responsabilités quand elle lui dit : « T’es complètement irresponsable », « J’ai accepté ton accord sois raisonnable ». C’est comme si le rapport hiérarchique était inversé alors que c’est elle qui déraisonne. Ça devait être d’autant plus intéressant pour vous de jouer ce sentiment là.
LD : Oui parce que je me disais que c’est sûrement ce qu’Anne se disait à elle-même. Il y a une grande culpabilité chez cette femme, un gouffre.
Et c’est pour le coup en opposition totale avec votre rôle dans Jusqu’à la garde.
L’Été dernier : Léa Drucker – Copyright Pyramide FIlms
LD : Oui c’est complètement différent, c’est très intéressant d’aller dans des choses sombres. On se dit : « comment je vais rentrer dans son for intérieur ? » Dans ma vie personnelle par exemple, je sais que je peux parfois être trop dans le jugement, mais quand j’accepte un film comme celui-là, parce que j’aime le cinéma de Catherine, que j’aime le projet et que le personnage m’intéresse, je me dis : « comment je vais faire pour trouver la clef qui va me faire rentrer dans le personnage ». Il faut que je comprenne Anne, il ne faut pas que je la juge, il faut que je l’aime et que j’arrive à justifier tout ce qu’elle fait en tant qu’actrice. Après, je laisse libre aux autres le choix de la condamner ou pas. Moi je ne peux pas le faire.
Dans votre position, c’est vrai qu’il est important de ne pas la juger pour pouvoir l’incarner et la jouer.
CB : Même dans ma position de metteur en scène. Regardez dans Abus de faiblesse, le personnage que joue Kool Shen, j’arrive à avoir de l’empathie pour lui.
LD : De l’empathie, c’est ça le mot.
CB : Dans la position où j’étais, j’aurais dû le charger entièrement, il était coupable. Je me suis inspiré d’une vraie personne (Christophe de Rocancourt a soutiré de grosses sommes d’argent à la réalisatrice, NDLR) et justement au début du film, Kool Shen la détestait. Il ne jouait pas bien, car il ne faut pas détester ses personnages. Moi je les aime tous. Dans L’Été dernier, j’adore le mari aussi qui est pourtant d’une lâcheté sans nom bien qu’il soit émouvant.
Abus de faiblesse : Isabelle Huppert et Kool Shen – Copyright Flach Film Production
La scène finale est en effet plutôt chargée en émotions.
LD : Effectivement, le déni prend une grande place dans le film.
CB : Vous savez, c’est en même temps pervers car c’est très dur de se confesser.
À ce propos, dans À ma sœur, le personnage d’Anaïs nie avoir été violé pour pouvoir garder son intégrité intacte. Tous les expédients finalement sont bons pour se protéger.
CB : Oui. Vous savez c’est un fait divers réel la fin de ce film. J’étais chez une amie et il y avait Toscan Du Plantier qui lisait triomphalement le journal de ce fait divers français. Je ne peux pas inventer cet homme qui sort d’un bois avec une hache. Il n’y a pas un scénariste cohérent qui invente ça et qui fait voler le pare-brise en éclat pour donner un coup violent sur la tête de la grande sœur très belle. Les médias racontaient à mots couverts que la petite, et c’était fait pour faire saliver le lecteur, elle lui devait la vie sauve car elle lui avait fait une gâterie. Vous voyez la concupiscence et l’hypocrisie pour que le lecteur salive et l’achète. Elle devait donc servir à ça, la violence s’était résolue dans la libération sexuelle et on l’avait envoyée à l’hôpital de Lyon pour se faire examiner. Et moi tout ça, je trouve que ce sont des deuxièmes viols.
Oui pour les victimes c’est très dur. On ne se sent pas du tout écouté et respecté.
CB : C’est pourquoi il y a cette fin affreuse ou personne ne s’intéresse à elle de cette manière-là.
À ma sœur : Anaïs Reboux et Roxane Mesquida
La transgression morale est au centre de tous vos films, y compris dans L’Été dernier où le personnage de Théo dit : « Je fumais déjà à 12 ans » et Anne de répondre un peu plus tard à son mari : « les normopathes m’énervent ».
LD : Je pense qu’il y a quelque chose qui s’associe chez ces deux personnages. Un truc un peu cassé en eux, c’est comme ça que je ressens le film. Il a un truc très douloureux en lui dans son rapport à la famille, à son père, à cette jeunesse qui a besoin de s’exprimer très fortement. Il se sent enfermé tout comme elle dans une sorte de carcan de mariage…mais ce n’est pas la caricature de la femme qui s’ennuie et qui veut tromper son mari, ce n’est pas ça. C’est plutôt quelque chose à l’intérieur de chacun, qui se lie sur une douleur.
CB : Je suis complètement d’accord car lorsque je dis qu’elle veut tromper son mari parce qu’elle s’ennuie, le couple se porte pourtant bien.
C’est pour ça que l’on pense parfois faire une mauvaise paire avec une personne, parce qu’on ne s’est pas rejoint pour les bonnes raisons et là, c’est le cas.
LD : Voilà.
Même si à un moment donné les deux avaient besoin de se trouver étonnamment pour avancer alors que ça peut les desservir.
LD : Oui. C’est sûr que son passé traumatique à elle fait que tout d’un coup, même si elle n’en a pas conscience, elle passe tout de même de l’autre côté de la barrière.
Ça me fait penser à une phrase très belle du film Si je t’aime, prends garde à toi de Jeanne Labrune sur lequel vous aviez travaillé Catherine au scénario si je me rappelle bien. Ça disait : « Toutes les passions ont une fin, mais cette fin, malgré la douleur, n’est jamais que la promesse d’un avenir. »
LD : C’est beau.
CB : Anne lui dit que ça ne peut pas durer mais il ne la croit pas parce que lorsqu’on est jeune, on se croit vieux. Il croit qu’elle est la femme de sa vie alors que c’est évident que non, il en aura d’autres. Mais il ne veut pas le croire à ce moment-là car lorsqu’on est très jeune, on croit tout connaître.
On a beaucoup de convictions c’est vrai.
L’été dernier : Samuel Kircher et Léa Drucker – Copyright Pyramide Films
Dans Sex is comedy, vous faites dire à Anne Parillaud : « Les mots, c’est les mensonges, les corps c’est la vérité et il faut que j’invente la vérité ». Dans L’Été dernier, vous les filmez de très près ces vérités là, avec des cadrages resserrés. Le monde extérieur n’existe plus, notamment lors d’un long plan sur son visage durant un orgasme auquel elle s’abandonne et qui se prolonge jusqu’à son dernier souffle. Le corps d’Anne devient alors le sujet de l’acte sexuel et non plus l’objet du désir. Elle a les yeux fermés, vous nous donnez à voir ce qu’elle ressent. L’objet (et la victime) du désir, ici, c’est plutôt Théo, filmé en contre plongée, accentuant tout le poids de son amour pour elle. Ce n’est pas quelque chose que l’on l’habitude de voir.
CB : Oui, d’abord c’est bien de faire les chose que l’on n’a pas l’habitude de voir. Si on n’a pas l’habitude de les voir, c’est qu’il y a une raison, c’est qu’on ne veut pas le voir. Vous savez au début de ma carrière, quand j’ai fait 36 Fillette, la scène dans la chambre est très longue et pendant très longtemps pour avoir ne serait-ce que l’argent de l’avance sur recette, même mon éditeur me disait : « le film est très bien, mais il ne faut pas rentrer dans la chambre. On le sait ce qui va se passer, mais on ne sait pas comment et on ne veut surtout pas le savoir ». Et on me disait : « c’est un lieu commun ». Et bien moi, le lieu commun c’est là où je veux travailler, c’est à dire là où on me dit : « on sait ».
On le sait, mais on ne le montre pas.
CB : Oui car c’est le lieu du déni le lieu commun. C’est simple, on l’évacue en se rassurant sur le fait qu’on le connaît, alors qu’on ne veut surtout rien savoir. Car quand on vous dit que ce n’est pas du cinéma de filmer ça, c’est justement là que ça devient du cinéma et que c’est urgent de le filmer.
Ça me parle ce que vous dites. De mon côté, j’ai toujours aimé votre cinéma parce qu’il est clivant justement. Vous mettez les gens fassent à leurs désirs les plus inavouables et ça les rend mal à l’aise. La nudité que vous montrez, celle qui dérange et fait parler, ce n’est pas tant celle des corps que de l’âme. Ce que le personnage d’Anne Parillaud dans Sex is comedy explique à son assistant. Les acteurs souvent disent oui pour des scènes de nu et souvent ils reviennent sur leur parole parce qu’il y a quelque chose qui leur fait peur. C’est le fameux désir inavouable. On se retrouve confronté à quelque chose qui nous dépasse et d’un coup, la peur prend le dessus alors que l’envie est là.
CB : Il faut qu’il y ait de la peur sinon il n’y a pas d’enjeu. Alors on fait des scènes de frotti-frotta, des parties de jambes en l’air et c’est atroce. Moi je suis puritaine malgré tout. Je trouve qu’il faut que ça ait un sens, que ce ne soit pas juste pour dire qu’ils couchent ensemble et qu’on sache réellement quel est ce désir là.
Je ne considère pas que vous faites des films pour choquer. Au contraire, pour moi c’est davantage une façon d’élargir le débat. Parfois les expédients utilisés sont clivants, comme la nudité, mais elle a pourtant son utilité. Vous ne craignez pas d’affronter la sexualité, vous lui faites face. Vous la regardez droit dans les yeux dans Anatomie de l’enfer et la montrez frontalement comme je ne l’avais jamais vu avant.
CB : J’ai quand même pris une doublure.
Anatomie de l’enfer : Amira Casar – Copyright Rezo Films
Oui bien sûr, il n’empêche que l’on a ces plans sur le sexe de la femme d’un réalisme accru.
CB : Oui pour moi, Anatomie de l’enfer c’est extrêmement cru, c’est violemment cru.
Est-ce une manière de se réapproprier, au travers ce film là, le corps de la femme et votre propre corps également, en montrant cette exploration féminine telle qu’on ne l’a jamais vue, sans tabou, sans honte?
CB : Oui. Surtout d’oser le montrer et de ne pas laisser aux film pornos le soin de le couper. Moi, dans mon éducation de jeune fille, j’estime que j’ai été coupée en deux. La tête d’un côté et le reste du corps avec le sexe n’en parlons pas, ce n’était pas une chose envisageable pour moi. Comme si je n’en avais pas. J’étais un pur esprit. Les films pornos ne montrent que le sexe, c’est à dire la matérialité d’un acte sexuel et la matérialité, ça ne veut rien dire. Pour qu’il y ait acte sexuel, il faut qu’il y ait désir. Or pour moi, le désir, c’est de la pensée en marche. Ça raconte une histoire nouvelle à chaque fois. Et même au sein d’un couple, à chaque fois qu’ils font l’amour, c’est une autre histoire qu’ils se racontent. Et quand on change de partenaire, on ne fait plus du tout l’amour comme avant, alors que le film porno, lui, ne change pas avec cette même façon de faire.
On n‘est pas du tout dans l’individualité.
CB : Non en effet. Or ce qui compte, c’est l’histoire que l’on se raconte, d’autant plus que la survie de l’espèce humaine dépend du désir.
Et le désir justement, j’imagine que vous en aviez beaucoup pour choisir Rocco Siffredi qui vient de ce milieu porno dont on parlait. Ce plaisir, il était de l’emmener vers quelque chose que l’on ne connaissait pas de lui?
CB : Je vais vous dire, j’ai toujours adoré Rocco. Je voulais même le prendre comme acteur au moment où je devais faire Parfait amour avec Isabelle Renauld. Il joue très très bien et il est très intelligent. Je déteste les films pornos et il le sait d’ailleurs. Je l’avais vu dans une émission de Guillaume Durand sur le sexe assez tard le soir. Il y avait Philippe Sollers et de grands intellectuels qui parlaient du sexe et ce qu’il disait lui était beaucoup plus pertinent car il n’était pas guindé. Il a une liberté de ton là-dessus et comme il est très intelligent, il était incroyable et pourtant très jeune à l’époque. Claude Chabrol partageait mon avis.
Anatomie de l’enfer : Rocco Siffredi – Copyright Rezo Films
LD : Ah oui? Ça alors.
CB : Oui oui oui (rires de jeune fille). Les films pornos navrants qui ont commencé à arriver, c’était avec Alban (Alban Ceray était un acteur porno célèbre dans les années 70/80, NDLTR). Il avait souvent le poing sur la hanche. faisant des mouvements en regardant que ça rentrait et que ça ressortait. Rocco l’a contrefait, il fait l’amour, on sait qu’il fait l’amour. C’est tellement différent. Ces films avaient beau être nuls, il se passait quelque chose. On voyait un homme au moins qui aimait les femmes et qui n’était pas là avec mépris à se dire : « je les pénètre, je ressors ». Un truc comme ça, c’est absolument grotesque. Et quelle femme a envie de ça entre parenthèses? Aucun plaisir.
LD : Ah tu sais moi je ne connais pas, je n’ai pas vu, je n’ai pas regardé.
CB : Tu es beaucoup plus jeune que moi. Tu ne connais pas Alban Ceray. Rires
Je ne connais pas Alban non plus. Rires
CB : Mais Rocco le contrefaisait, c’était marrant. Et donc il avait ce côté vibratoire, ce qui fait que oui, je le voulais pour Romance, je le voulais absolument, je le voulais déjà pour Parfait amour.
Romance : Caroline Ducey et Rocco Siffredi – Copyright Flach Film
Et vous l’avez eu.
CB : Et bien pas au départ. Il était parti pour la Hongrie et personne ne le trouvait. Ça s’est fait au dernier moment. Caroline Ducey (l’actrice principale de Romance, NDLR) ne l’a pas compris. J’allais prendre quelqu’un d’autre car on le cherchait partout sans le trouver.
Vous auriez pris qui? On n’imagine personne à sa place.
CB : Un acteur tout à fait classique qui était d’accord. Bon, il n’a pas percé mais les essais que j’avais fait avec lui étaient très très bien. Et maintenant, je me dis heureusement que c’est Rocco qui l’a fait, car aucun garçon ne peut bander s’il n’est pas spécialiste devant une caméra. Ce n’est même pas possible.
C’est vrai que même Grégoire Colin dans Sex is comedy a une prothèse. Rires.
Sex is comedy : Grégoire Colin et Roxane Mesquida
CB : Oui et Libero de Rienzo, aussi (un acteur d’À ma sœur dont la scène est mise en abîme dans Sex is comedy, NDLR). J’avais pris dans Romance, pour faire le violeur, un garçon que mon assistant était allé trouver dans un club échangiste. Donc normalement, il n’avait pas de problèmes pour bander sous le regard des autres. Mais devant la caméra, ce fut autre chose.
À cause de la pression?
CB : Oui. Ça a été impossible. Du coup, il s’est vengé en insultant Caroline après une scène. En fait, on avait une fille du porno qui essayait de le préparer et quand il arrivait, il débandait toujours, toujours, toujours. Du coup, on a fait la scène entièrement simulée, ce qui n’était pas prévu. Elle devait être sexuellement explicite comme on disait à l’époque.
Puis Rocco a téléphoné. Il était bizarre et m’a dit : « je comprends que tu n’aimes pas du tout les films pornos » et avec son accent italien ravissant de poursuivre : « mais j’aime le script ».
Et ça été l’élément déclencheur.
CB : Oui. Heureusement que j’étais restée très tard dans le bureau de préparation parce qu’on était en retard. À l’époque il n’y avait pas de portables. J’avais rendez-vous avec mes deux producteurs, Catherine Jacques et Jean-François Lepetit, on devait déjeuner ensemble et quand je suis arrivée, ils en étaient déjà au café. J’en ai pris un avec eux, ils devaient partir ensuite signer le contrat de l’autre acteur. Rires. Je leur annonce que Rocco a téléphoné et eux de me répondre : « il faut qu‘on parte signer le contrat ». « Vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit? Rocco a téléphoné ». Mon producteur me dit : « Ah bon? Et ça veut dire quoi? ». Je lui répond : « Je ne sais pas si c’est l’effet de mon mauvais goût et il ne faut peut-être surtout pas faire ça, mais c’est lui dont j’ai envie. Mais je ne le prends pas si vous me dites que c’est mauvais pour le film ». Et Jean-François me dit : « Non non Catherine si c’est ton désir, il faut le prendre ».
C’est bien que vous ayez un producteur qui vous fasse autant confiance.
CB : Mais attention, je lui explique ça va être compliqué, il ne faut surtout pas que la presse commence à faire des bruits avant-coureurs, que j’ai pris un acteur porno, que le film va être porno. Ce n’est pas ce que le film devait être.
Romance : Rocco Siffredi et Caroline Ducey – Copyright Flach Film
Vous êtes à Montréal afin de recevoir une Louve d’or pour l’ensemble de votre carrière. Quel regard posez-vous sur votre œuvre, sur ce que vous avez accompli ? Qu’est-ce que ça vous fait d’être honorée, de regarder dans le rétroviseur ?
CB : Écoutez c’est important. J’ai toujours fait attention à ce que les costumes ne puissent pas devenir ridicules et démodés, à ce que les coiffures ne le soient pas non plus. Je suis arrogante vous savez. J’ai toujours compté faire une œuvre, d’ailleurs, je creuse toujours le même sillon.
Remise de la Louve D’Or au FNC – Adil Boukind
C’est vrai qu’il y a beaucoup de parallèles entre plusieurs de vos films, que ce soit entre Sex is comedy et Abus de faiblesse, 36 Fillette et L’Été dernier…Il y a plusieurs de vos œuvres qui se répondent.
CB : Pourtant, les gens n’ont pas compris au début. Ils ont cru que je faisais des films érotiques, des trucs comme ça. Ils n’ont pas compris que c’était une réflexion. C’est venu petit à petit. Maintenant, c’est le sujet du siècle ou du demi-siècle. Or, c’est le sujet de mon premier film jusqu’au dernier. Il y a toujours eu une réflexion sur ça parce que je trouve qu’on mutile beaucoup les gens dans l’éducation et dans les regards que l’on a sur la sexualité. Mais moi, ce n’est pas du tout du plaisir dont je parle, c’est vraiment de l’identité humaine. Le plaisir, j’en parle très peu finalement. Peut-être même pas du tout, non?
Je suis d’accord. C’est une vision qui est centrée davantage sur la façon dont on conçoit le sexe plus que sur la notion de plaisir.
CB : Paradoxalement, si on est éduqué d’une manière très très puritaine comme je l’ai été, cela vous fait voir le sexe d’une façon horrible et honteuse. C’est d’ailleurs le sujet d’Une vraie jeune fille. Ça l’est aussi dans Romance quand Caroline se fait attacher et quand elle rencontre un homme dans la rue qui lui fait une proposition sexuelle très crue à laquelle elle répond : « c’est mon rêve ». Ce qui m’intéressait, c’est ce désir à la déconsidération à force qu’on vous dise quoi faire et quoi penser. La sexualité va de toute façon s’éveiller chez l’homme, c’est dans notre ADN sinon l’espèce ne survivrait pas. Rendre l’identité sexuelle honteuse alors que l’on va inévitablement passer par le désir sexuel, il n’y a pas lieu que la morale s’en mêle. Il vaudrait mieux que la philosophie s’en mêle, ou la science ou tout ce qu’on voudra, mais sûrement pas la morale ou le puritanisme qui cherchent à culpabiliser et à nous faire sentir sales et honteux après avoir eu du plaisir à être déconsidérés et déshonorés.
Romance : François Berléand et Caroline Ducey – Copyright Flach Film
À braver un peu l’interdit.
CB : Oui, à se déconsidérer tout en se disant que l’on n’a pas changé. C’est un peu ça aussi dans Romance. Mais finalement non, ça ne l’atteint pas.
C’est parfois ce qu’on appelle des croyances limitantes, c’est à dire qu’elles nous empêchent de nous rendre là où on est tenté d’aller à cause de l’éducation et de la société qui nous conditionnent à rentrer dans un moule. Et c’est la beauté de votre cinéma qui se bat contre ça.
CB : Oui. Et puis c’est normal le désir, c’est trouble donc il y a des zones troubles. Pas la peine de culpabiliser. Et puis ça ne se commande pas le désir. D’ailleurs, c’est une des répliques d’Une vieille maîtresse, évidemment c’est Barbey D’Aurevilly qui l’avait écrite : « les sympathies et les antipathies ne se commandent pas ». Et bien le désir, c’est pareil. Vous avez beau avoir une personne qui est cent fois mieux moralement et bien c’est l’autre pour laquelle vous avez du désir. Quand les attirances sont réciproques, on ne peut pas expliquer pourquoi elles le sont. On ne le maîtrise pas. C’est quand même le b.a-ba de la relation sexuelle.
Une vieille maîtresse : Fu’ad Ait Aattou et Asia Argento – Copyright StudioCanal
Et c’est une des choses que l’Intelligence Artificielle ne pourra jamais expliquer également.
CB : Ça, je suis d’accord. Surtout s’ils normalisent, ça ne peut pas être normalisé, ça doit rester trouble.
Parce que l’individualité ne fonctionnerait pas ?
CB : Voilà. Je trouve que le cinéma, c’est de l’idéogramme, c’est à dire qu’en un instant on peut mettre une chose et son contraire dans un plan. Le bien et le mal en même temps par exemple. Alors qu’en littérature, j’adore la littérature, avec les 26 lettres de l’alphabet, on peut tout faire. On voyage, on se projette dans un personnage, dans une époque… on peut être un criminel, on peut être un voyant, on peut être tout ce qu’on désire. Le cinéma, lui, est beaucoup plus totalitaire par contre. L’image est captatrice et on vous impose de voir telle chose plus qu’une autre. Puis en littérature, si on veut dire deux choses contradictoires on dit : « elle se sentait par exemple intimidée, mal dans sa peau et elle commençait à le détester mais quelque chose insidieusement l’amenait… »…il y a un « mais », il y a deux propositions. Au cinéma, les deux propositions, elles vont se lire sur le visage bien que maintenant avec toutes ces histoires de consentement et de croyances, on entend que ça doit être énoncé, voire écrit, alors qu’il y a quand même aussi un langage qui énonce, c’est le langage du visage.
Le langage corporel.
CB : Oui et on le connaît. On sait ce qu’elles veulent dire les expressions. On n’arrive pas à le codifier mais pourtant, on sait comprendre le visage de l’autre. On le comprend quand il ne nous aime pas, on le comprend quand il y a un intérêt. Le coup de foudre, ça se fait au premier coup d’œil et ça existe les coups de foudre. D’ailleurs, les gens qui s’attirent commencent souvent par se repousser. Ça arrive souvent que les grandes histoires d’amour commencent par le rejet de l’Autre, justement pour se protéger. Mais ce n’est pas quelque chose que l’on maîtrise. On ne sait pas que c’est parce qu’on va aimer une personne plus tard qu’on la déteste et qu’on la rejette en premier lieu. C’est très très curieux la nature humaine. Au début, on ne se dit pas que ça va être sexuel, on se raconte des choses anodines et puis ça finit par le devenir. C’est compliqué de passer d’une personne habillée à une personne déshabillée, et pourtant, ça se fait en un clin d’œil.
« Je n’aime pas le cinéma réaliste, quand on le cantonne à dire des choses convenues, étriquées, moralistes. L’art moraliste enlaidit et rétrécit les gens. » Catherine Breillat
Durée : 1h44
Vous pouvez retrouver ici l’article de Benoît sur Abus de faiblesse pour encore plus de Catherine Breillat!
Cette entrevue a été réalisée dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma.
Le crédit pour la photo de couverture : FNC – Adil Boukind