Chili, 2015
Note: ★★★★1/2
Le vague à l’âme sincère et touchant d’une œuvre aboutie qui condamne l’impunité des crimes commis sur les Indiens au Chili depuis des siècles.
Dans son documentaire Le bouton de nacre, le prolifique Patricio Guzman continue de questionner les fondements de son pays, le Chili, au moyen d’une poésie visuelle, souvent philosophique, qui ne perd jamais de vue un désir d’authenticité. Réalisateur de La nostalgia de la luz, il avait à l’époque entamé un travail de recherche sur le désert d’Atacama, au nord du pays, afin d’honorer la mémoire des victimes disparues sous le régime militaire de Pinochet. Il nous offre ici une plongée abyssale, parfois teintée de lumière, sur la Patagonie et ses multiples paysages (glaciers, montagnes…) faisant de nouveau apparaître une corrélation entre les éléments naturels, le cosmos et les différents massacres politiques.
La Patagonie: le plus grand archipel au monde, collection d’îles mais surtout de vies, abandonnées à leur sort, ne laissant comme héritage qu’un langage dont le fil conducteur serait l’eau, à travers une vingtaine de descendants d’Indiens. L’eau, c’est la frontière du Chili. En partant de ce constat, le réalisateur retourne aux origines de son apparition dans un simple morceau de quartz qui l’achemine sur Terre. Puis, il nous présente ses propriétés ainsi que ses forces au gré d’images saisissantes, en contre-plongée, d’une nature qui se veut diversifiée, calme, silencieuse et reposante. On entend jusqu’au craquèlement des glaciers qui s’effritent, appuyé par un mixage du son en surimpression et de longs plans mettant l’accent sur son immensité. Il se dégage alors quelque chose de métaphysique de ces décors vivants évoquant le cinéma de Terrence Malick, notamment grâce à des vues aériennes et lancinantes d’où émane une poésie douce et triste à la fois.
L’eau est un langage.
L’eau est aussi le véhicule naturel qui amena les colons à découvrir, puis à détruire, avant 1880, les Indiens et leur mode de vie ancestral. Rapidement traités de brigands et de hors-la-loi, leur processus d’extermination s’étalera sur 150 ans, au moyen de chasseurs d’Indiens ou indirectement, par la dissémination de bactéries mortelles. Quant aux survivants, ils seront laissés à l’abandon, ou pire, déportés sur leurs propres îles (notamment celle de Dawson). Longtemps les Indiens du sud ont été invisibles, s’identifiant à la nature dans le but de survivre. C’est alors par le biais de photographies en noir et blanc que l’on découvre ces nomades de l’eau qui naviguent en canoë à travers les îles en cinq groupes bien distincts: les Kawesqar, les Manekenk, les Selknam, les Telhuelches et les Yagan. Gabriela est une des dernières descendantes du peuple Kawesqar (elle n’est pas Chilienne, comme elle se plaît à le préciser) affirmant sa forte appartenance à la terre tandis que l’eau, une partie intégrante de la famille, agit à titre de mère. Plusieurs siècles séparent cette dernière du narrateur, deux exilés qui ne partagent pas le même mode de vie, ni les mêmes valeurs ancestrales. Il ne connaît pas, entre autre, l’histoire de Jemmy Button, cet indigène que le Britannique Robert Fitzroy a ramené en Angleterre avec trois autres autochtones dans l’intention de les civiliser. On lui a coupé les cheveux et appris l’anglais. On l’a habillé et instruit. On l’a surtout déraciné à sa culture pour, une fois bien apatrié, le renvoyer et l’abandonner dans son pays. Il s’est alors littéralement mis à nu, dans l’intention de redevenir la personne qu’il était précédemment. Le prix à payer pour ce voyage initiatique? Un bouton de nacre en échange de son identité bafouée.
« Nous sommes tous les ruisseaux d’une seule eau ».
Un peu plus tard, tandis que d’autres Indiens étaient de nouveau envoyés sur l’île de Dawson (devenu un camp de concentration), ce même bouton sera le seul vestige retrouvé sur les rails qui écrasaient les cages thoraciques et lestaient les corps des victimes qu’on envoyait au fond de l’océan. L’histoire se répète. L’Homme n’apprend pas de ses erreurs, usant d’une cruauté sans nom. À la manière de Nuit et brouillard, le réalisateur pratique une reconstruction méthodique, quasi chirurgicale, basée sur les écrits historiques de Marta Ugarte qui laissent entrevoir l’abomination des actes perpétrés ainsi que la torture infligée aux partisans de Salvadore Allende, suite au coup d’état du 11 septembre 1973 par le dictateur Pinochet. Étrangement, le nom de ce dernier ne sera jamais prononcé, comme pour oublier un personnage à qui on ne souhaite pas donner vie pour effacer l’horreur et croire en des jours meilleurs.
Si l’eau est source de vie, elle est aussi source de musique à travers des personnages plus atypiques les uns que les autres, tels que Claudio qui chante et utilise sa bouche comme caisse de résonance pour émettre des vibrations. Il fait alors parler la mémoire de l’eau. Il faudra attendre les années 1990 pour qu’un juge, mu par l’idée de rédemption, ordonne une exploration sous-marine afin de récupérer ces corps balancés d’hélicoptères au-dessus de l’océan.
Ne pas rendre les corps, c’est tuer une deuxième fois selon Raul Zurita, grand poète Chilien. Pour le réalisateur, ce bouton n’est que la pointe de l’iceberg et laisse émerger l’idée qu’il en existe d’autres perdus dans les fonds marins que les moyens actuels ne permettent pas de retrouver. Dès lors, on comprend mieux le rapport que les indigènes entretiennent avec l’eau: une certaine admiration mêlée de crainte (le narrateur restera à jamais hanté par l’image de son camarade de classe emporté par la mer). Malgré tout, les anciens la respectent encore énormément.
Présenté en 2015 au dernier Festival de Berlin, Le bouton de nacre a légitimement mérité l’Ours d’argent du meilleur scénario et le prix du Jury œcuménique. Il puise sa force dans l’opposition constante entre ceux qui vivent avec et ceux qui vivent contre la nature, sans jamais noyer son récit sous un flot de fioritures et d’artifices en tout genre. Avec beaucoup d’humilité, Patricio Guzman fait la lumière sur un passé honteux que l’on a cherché à oublier, sans jamais sombrer dans l’amertume, préférant de loin des paraboles pleines de sens et d’espoir. Si petit et si ridicule, ce bouton de nacre ne constitue pour le spectateur qu’une preuve allégorique, déclencheur d’une réflexion sur le souvenir de mémoire, loin des formes conventionnelles propres au documentaire.
Durée: 1h22