France, 2018
Note : ★★★★
Pour leur premier long métrage, Andréa Bescond et Éric Métayer adaptent leur pièce de théâtre Les chatouilles ou la danse de la colère, couronnée du prix d’interprétation féminine au festival off 2014 d’Avignon et du Molière du seul en scène 2016. Bien que le titre ait été amputé pour le cinéma, Les chatouilles parvient tout de même à conserver l’essence de l’œuvre originelle, imparfaite, mais importante, saisissant avec justesse les vicissitudes d’une enfance tourmentée.
Odette (Andréa Bescond) a 8 ans lorsqu’elle se fait abuser sexuellement par Gilbert (Pierre Deladonchamps), un ami de la famille que tout le monde aime aveuglément. Comme beaucoup de parents, Mado ( Karin Viard) et Fabrice (Clovis Cornillac) n’ont rien vu. Comme beaucoup de parents, ils n’ont pas su protéger leur enfant. Après bien des années passées à se déprécier, Odette est devenue une adulte, prête à affronter son passé grâce à la danse qui nourrit en elle l’espoir d’aimer et d’être aimée. Un sentiment dont son propre corps lui avait jusqu’alors refusé l’accès.
Pendant des années Odette s’est tue. À défaut de mettre en mots sa souffrance, elle s’est instinctivement réfugiée dans la danse pour se libérer d’une charge émotionnelle que son corps n’était plus à même de supporter. Arborant le même prénom que l’héroïne du Le lac des cygnes, elle était donc prédestinée à danser, à faire parler ce corps malade pour expulser et jeter sur les scènes du monde entier ces maux, tous ces maux qui l’ont affaiblie et tourmentée depuis des années. Ces mêmes maux qui parfois s’échappent maladroitement, blessants, bien que dotés d’une indéniable sincérité à vouloir simplement communiquer son mal être permanent. Odette est désinvolte. Elle prend de la place et parle fort, occupant l’espace pour ne pas se sentir enfermée (elle s’assoit sur le bureau de sa psy). Souvent sur la défensive, elle met beaucoup d’efforts à ne pas se faire aimer, sans compter son apparence négligée traduisant un manque flagrant d’amour propre et d’insécurité. Quand elle se sent attaquée, elle n’est pas en mesure de maîtriser ses excès de colère, télescopés au travers les abus dont elle a souffert. La dichotomie entre la cicatrisation de ses blessures et ses addictions maladives cohabitent dans une étrange corrélation qui tourne en rond de manière malsaine. Plus elle se lance à corps perdu dans des danses exutoires, plus les réminiscences douloureuses de son passé l’assaillent et la contraignent à s’extraire d’une réalité beaucoup trop dure à supporter. Le montage cut de certaines scènes rend alors compte de ces moments d’égarements qui ballotent, plan par plan, l’héroïne de snif en snif. Anesthésiée par le traumatisme de son enfance, elle s’agite sur scène pour redonner vie à son corps de pantin qui ne ressent plus rien. Accro à l’héro, elle se nourrit d’adrénaline pour, clopin-clopant, apaiser ses angoisses et son anxiété chronique. Dépersonnalisée de ce corps dolent, la peur d’être rejetée prend le pas sur son envie d’être aimée. Depuis que son baromètre émotionnel est cassé, il lui devient difficile de réguler l’intimité dans ses échanges amoureux puisque chaque moment rapproché lui donne la sensation de se faire voler. Elle vivote alors de relations toxiques en liaisons délétères qui la dépossèdent de sa dignité. De plans culs d’un soir à d’histoires sans lendemains, elle écarte plus souvent les jambes qu’elle n’ouvre son cœur. Odette n’a pas grandi émotionnellement. La petite fille vivant recluse dans ses pensées (contre-plongée en position fœtale sur un fond noir) est devenue, aux yeux de sa famille, une adulte compliquée qui remue la merde en ressassant le passé. Odette ne veut pas être résiliente.
Jouant la carte de la transparence, Andréa Bescond raconte ses fêlures à travers les yeux de la fillette avec qui elle partage le même fardeau. Jamais surjouée, l’émotion chez elle est présente même si on ne la voit jamais pleurer. À la fois danseuse, actrice et scénariste, elle met en scène son histoire personnelle au moyen d’un langage visuel qui lui est propre. Le désolant tableau dépeint reflète alors celui d’une enfance accidentée qu’elle ne peut effacer d’un revers de la manche, à l’instar des dessins d’Odette crayonnés sur son ardoise. Afin de mettre en image sa souffrance sans que le métrage ne devienne anxiogène pour le spectateur, elle a cherché à composer des scènes poétiques et humoristiques loin d’être fortuites. Il s’agissait de sortir de soi-même pour choisir d’embrasser la vie en instillant de l’espoir au personnage comme à toutes les victimes d’abus sexuels, irrépréhensibles face aux gestes posés par leur tourmenteur. Sur ces entrefaites, l’insertion des scènes de danse a donc encouragé la révolte d’un cœur grugé lentement par des remous intérieurs. Filmées sur un fond noir en steadycam, elles captent toute la fébrilité de ce corps à corps dont les moindres soubresauts et ardents élans témoignent d’une volonté à s’extirper d’un mal qui la tiraille jusque dans ses entrailles.
Odette a la tête dans les nuages et se plaît à rêver lors de la projection d’images d’archives à l’Opéra Garnier. Il arrive même au sage poster de Rudolph Noureev de se mettre à lui parler. Ces nombreuses fantaisies (ré)créatives jouent avec l’espace temps et conquièrent rapidement l’assentiment complet du spectateur. À travers l’œil complice de la psychologue, il découvre simultanément le sombre passé de la fillette. Afin de rendre ces allées et venues dans le temps moins pénibles et dérangeantes, Odette se réinvente, animée par le rythme hardi d’un récit qui fantasme les choses qu’elle aurait aimé dire ou faire à l’époque. Ainsi, son secret est désormais connu de son meilleur ami Manu tandis que son père ouvre les yeux sur le lien ambigu qu’entretient Gilbert avec elle. Par le biais de ce procédé inaccoutumé et salutaire, les réalisateurs créent une distance avec l’horreur vécue. Complémentaire du Grâce à Dieu (notre critique ici) de François Ozon, le film se différencie néanmoins par son approche théâtrale et cette liberté de ton plutôt solaire permettant à la jeune adulte de retrouver son estime et sa confiance en elle depuis longtemps perdues.
Comme beaucoup de victimes d’abus sexuels, les funestes souvenirs n’ont refait surface qu’une fois l’âge adulte entamé. La simple vue d’une serviette de bain a ravivé chez elle un traumatisme jusqu’alors bien caché. Pour d’autres, le subconscient ne se réveillera qu’au contact d’une musique, d’une odeur, d’un film ou encore d’un simple geste posé. Si parler aide bien souvent les victimes à se reconstruire, il n’appartient qu’à elles de juger nécessaire de le faire ou de se taire. Ceux qui n’ont pas été plongés dans cette désolation profonde ne peuvent imaginer le quart de l’affliction vécue. Il ne faut donc pas leur dicter la conduite à avoir, encore moins les forcer à parler tant qu’elles ne sont pas prêtes à affronter la vérité dans le regard des autres. Certaines victimes se réfugient dans le sport ou encore dans les arts, d’autres se murent dans un silence, inexorablement marquées par les stigmates de ces actes dégradants. Tout le monde ne parvient pas à déconstruire ses mécanismes de défense et se libérer de son passé face à l’adversité, battu d’avance par des inégalités imputables à la naissance.
Mon corps. Mon choix. Mon droit. Ton écoute. Ton retrait. Ton respect.
En France, 165 000 enfants sont victimes de viols et de violences sexuelles chaque année selon une enquête Ipsos publiée en 2019. La plupart du temps, l’agression se déroule dans la maison des parents par un proche à 94% des cas. L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), quant à elle, affirme qu’une fille sur 5 et un garçon sur 13 ont subi une agression sexuelle ou un viol. Près de 4 enfants sur 10 souffriront d’amnésie pendant plus de 20 ans dans un tiers des cas tandis que la moitié des victimes feront une tentative de suicide. Enfin, à l’âge adulte, le pédocriminel ne sera éloigné qu’à 6% des cas, note l’association Mémoire traumatique et victimologie. Des chiffres glaçants qui font froid dans le dos et remettent en perspective nos relations amicales et familiales.
Contrairement au Québec, il n’existe toujours pas d’âge minimum de consentement à un acte sexuel dans la loi française. Certes, cette loi interdit toute relation sexuelle entre un adulte et un jeune de moins de 15 ans, néanmoins, elle considère qu’elle est en mesure de consentir à une telle relation. Suite à deux récents procès où des hommes adultes ont été accusés d’avoir eu des relations sexuelles avec des fillettes de 11 ans, Marlène Schiappa (secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes en France) a souhaité présenté un projet de loi visant à établir l’âge légal de consentement à 15 ans. Il n’a malheureusement pas été accepté. Néanmoins, quelques combats se gagnent de jour en jour à l’exemple du mot « pédocriminalité » qui vient tranquillement remplacer le terme « pédophilie ». Longtemps utilisé, ce terme induit étymologiquement parlant la notion d’amour alors qu’il n’en existe aucune dans l’acte du viol. Désormais, l’ignominie porte un nom qu’il serait dommage de ne pas utiliser.
L’innommable est impensable.
Fidèle à la pièce de théâtre dans la forme (éclairage, saynètes,…), le film s’en détache néanmoins pour tout ce qui a trait aux personnages secondaires, nécessaires au bon fonctionnement du moteur de cette histoire carburant à l’énergie brute. Les metteurs en scène les ont étoffés dans l’adaptation cinématographique afin d’offrir des réflexions plus profondes et bigarrées. C’est dans cette optique que le rôle de Lenny (Gregory Montel), le petit ami d’Odette, a été créé de toute pièce pour nourrir sa colère autant que pour l’apaiser. Tout comme celui du père, entre douceur et fermeté, a permis d’équilibrer les propos souvent désagréables de la mère, chacun ayant un rôle à jouer et des responsabilités à prendre. D’une justesse inflexible, Karin Viard (magistrale) campe cette mère autoritaire dans le déni qui ne comprend pas les réactions malhabiles de sa fille dont la détresse émotionnelle cache un corps souhaitant désespérément lui parler. À l’âge adulte, Odette redevient cette enfant insécure devant les remarques de sa mère vécues comme des réprimandes (choix de carrière, choix de vie). Mado reporte sur sa fille ses propres angoisses, appuyées par la pression du qu’en dira-t-on. Gardons-nous de la juger, nous ne connaissons pas son passé qui semble bien lourd à porter au vu des arrangements implicites passés avec son mari au quotidien. Finalement, si le courage dont témoigne Odette la dérange et l’effraie, c’est parce qu’il lui renvoie sa lâcheté à ne pas avoir su affronter ses propres démons. Mais qu’aurait du faire sa fille? Continuer à porter seule le poids d’un secret qui la détruit de l’intérieur? Avoir des scrupules à parler haut et fort de ces abus, tout ça pour épargner des gens de sa famille qui n’ont pas eu à coeur de la soutenir et la protéger?
Quant à Gilbert, il fallait s’éloigner du cliché du prédateur vieillissant et répugnant. C’est pourquoi Pierre Deladonchamps (magnifiquement troublant) amène une nouvelle dimension à son personnage, grâce à sa beauté rassurante et à sa voix tendre qui contrastent avec la perfidie dont il fait preuve en employant des arguments fallacieux pour amadouer sa proie. En utilisant un vocabulaire relatif au jeu d’enfant, il s’assure de gagner la confiance d’Odette qui n’imagine pas un instant les malhonnêtes intentions qui l’habitent. Ainsi, il la rassure pour mieux abuser d’elle et la rendre complice de ses vices en invoquant la notion de secret pour la dissuader de révéler la vérité, habitée par la peur de désobéir à un adulte. L’ascendant de l’homme sur sa victime est alors indiscutable, souligné par des plans de caméras en contre plongée qui loin de magnifier Gilbert, permettent au spectateur de voir et ressentir du point de vue de la fillette.
« Faut pas pleurer Odette, il y a que les bébés qui pleurent. »
À l’instar du Pardonnez-moi de Maïwenn, Les chatouilles s’inscrit dans un registre d’autofiction qui met de l’avant le rôle cathartique de l’art dans des mises en abyme vertigineuses qui chavirent et renversent le spectateur. Récipiendaire du César de la meilleure adaptation et du meilleur second rôle féminin pour Karin Viard, le film retranscrit très bien les méandres du traumatisme dans lequel il est facile pour la victime de se perdre. Enveloppée dans un brouillard émotionnel qui la rend erratique, elle cherche à tâtons une échappatoire à cette prison labyrinthique, entièrement créée par son inconscient pour se protéger. De fait, elle doit réassembler ce puzzle de sentiments pour se reconstruire plus sainement. Les souvenirs ravivés sont alors autant de portes qui s’ouvrent et se referment au bon vouloir du subconscient qui ne choisit ni l’ordre chronologique des événements, ni le moment opportun. En existe-t-il un ? Voyons dans ces impondérables maladresses une indéfectible volonté de se battre pour faire barrage aux idées noires et dénoncer les horreurs du passé de manière à préserver les générations futures. Dans cette volonté impétueuse à vouloir que justice se fasse, les réalisateurs ont décidé de tronquer le titre de la pièce de théâtre pour réunifier les émotions du personnage qui s’étaient désolidarisées de son propre corps. Il n’est plus question d’opposer « les chatouilles » à « la danse de la colère », Odette peut dorénavant se reconstruire en faisant de ses blessures une force pour avancer. Fini de cacher son corps sous des vêtements amples et disgracieux, Odette peut s’affranchir de son passé et de ses insidieux non-dits entravant son devenir de femme épanouie. Une porte s’ouvre enfin, permettant la délivrance d’une adulte capable de se pardonner d’avoir un temps abandonné l’enfant blessée qu’elle était.
Durée : 1h43