Entrevue – Je me souviens d’un temps où personne ne joggait dans ce quartier

À l’occasion de la sortie du documentaire Je me souviens d’un temps où personne ne joggait dans ce quartier, j’ai pu m’entretenir avec la réalisatrice du film pour en apprendre plus sur son processus ainsi que la portée souhaitée par la cinéaste, Jenny Cartwright.

 

 

Comment le projet est arrivé à toi?

J’ai déménagé dans Parc-Ex en 2011, je me suis rapidement mis à me poser des questions sur la gentrification, mais surtout sur mon rôle en tant que gentrificatrice. Je blague souvent que j’étudiais la gentrification sur les tablettes d’épicerie, quand le kombucha et Haagen Dazs ont apparu, le visage du quartier a déjà changé.

En 2016 j’ai commencé le tournage, en sachant plus au moins où je m’en allais. On avait bénéficié de l’aide de Vidéographe, on a eu une caméra pendant 19 jours pour le premier été. Au début, c’était clairement un court métrage expérimental et la structure que j’avais en tête c’était une journée dans la vie de Parc Ex. Je voulais séparer le film en trois chapitres: le travail, la religion et le rapport à la mort. Pour avoir accès aux gens, j’ai mis des annonces sur des poteaux du quartier pour présenter le projet. Ce qui m’intéressait, c’était les rituels des gens et leur quotidien. J’ai eu rapidement beaucoup d’appels, les gens m‘invitaient chez eux, à souper, aller voir le jardin. On s’est mis à filmer énormément, jusqu’à se rendre compte que c’était plus un court métrage.

Pourquoi Parc-Ex?

L’objectif a toujours été de faire un film sur le quartier, en prenant les trois chapitres que j’avais en tête. Pendant le tournage, la gentrification s’est emballée, c’est arrivé de façon fulgurante, sur un court laps de temps. On a rajouté ça au film, à mes questionnements. Est-ce que la gentrification est raciste? Est-ce que le droit à la ville existe pour tout le monde? Est-ce que la gentrification est une fatalité? Et le fait d’habiter dans Parc-Ex, j’ai eu l’impression de vivre dans mon film pendant plusieurs années.

 

J’ai fait un premier assemblage, ça ne fonctionnait pas selon la structure et l’ordre des chapitres. C’était trop monotone. En 2020, j’ai commencé à travailler avec une monteuse extraordinaire (Natacha Dufaux). On a regardé tout le matériel, on a réfléchi à la structure. On a été retourner de façon plus ciblée sur ce que je voulais dire et ce qui manquait. La beauté de ce projet-là, c’était d’avoir une liberté absolue. On avait du temps, pas de compte à rendre, une caméra gratuite, un directeur photo gratuit, une réalisatrice gratuite.

 

Quand la politique est-elle arrivée dans le processus?

Ça aurait été impossible de faire un film sur Parc-Ex sans parler de politique. Les images de gentrification dans le film sont plus récentes, mais le début avec la passerelle qui se construit, c’est en 2016. Déjà à l’époque, on en entendait un peu parler, que le campus allait être construit, on parlait déjà des impacts que ça allait avoir sur Parc-Ex. Ils n’ont jamais été tenus en compte. Le campus n’a jamais été fait pour les gens de Parc-Ex ni en ne les considérant.

Quel a été le rapport avec ton directeur photo?

Je n’aurais pas pu faire ce film-là sans lui. J’ai eu de nombreux refus, c’était difficile à financer. C’était mon premier long métrage et je n’avais pas de boîte de production. En soi, c’est un documentaire impossible à faire financer. Tu ne peux pas aller voir les institutions pour dire: je sens qu’il se passe quelque chose dans mon quartier, j’ai quelque chose à dire, je sais pas encore quoi, je vais décider au montage la structure du projet et j’en ai pour cinq ans, voulez-vous s’il-vous plaît me donner de l’argent. Ce n’est pas adapté au financement, et j’ai pu faire ce film-là exclusivement parce que David Cherniak l’a fait avec moi.

 

 

 

Comment le repérage se déroulait-il?

Il en a plus au moins eu. Le repérage c’était moi qui habite le quartier depuis 5 ans. C’est minuscule Parc-Ex, c’est 1.2km carré. Le repérage c’est tous les endroits que j’aurais voulu aller, mais que je n’ai jamais pu. C’était du hasard pour la plupart du temps. On trouvait des gens et on leur demandait si on pouvait les filmer. La barrière de la langue était beaucoup plus grande que je ne l’aurais pensé. Avec google translate, on leur montrait mon message préfait, et on s’adaptait avec leur langue.

 

Qu’est-ce que le titre signifie pour toi?

Pendant le premier confinement, David et moi on prenait une marche dans le quartier et on à remarqué qu’il y avait énormément de joggeurs. David a lancé ça un peu comme boutade, mais c’est un point de grand changement dans le quartier l’apparition de ces joggeurs. Je n’ai rien contre ceux qui font du sport, mais le fait que certains ont le temps de jogger indique clairement un clivage entre leurs conditions de vie. Sur le titre, peu de gens ont soulevé, mais il commence par le je me souviens, le slogan de la province. Je trouve qu’on a la mémoire plutôt courte sur beaucoup de choses.

 

Pourquoi la voix est-elle minimisée dans le film, dont l’absence de sous-titres?

Ça, c’est la partie subjective du film, il s’appelle, Je me souviens d’un temps parce que c’est le quartier vu à travers mes yeux de ces 5 ans dans le quartier. Je trouve les langues étrangères extrêmement belles, je regrette infiniment d’en parler juste deux. Quand je sortais et que mes voisins parlaient en grec, je trouvais ça magnifique. Je voulais reproduire cette impression-là. J’avais envie d’un côté immersif, comment les gens pouvaient s’imaginer une balade dans Parc-Ex.

 

Quel ton souhaitais-tu pour le film? Quelle est la portée que tu aurais aimé avoir?

D’abord j’avais envie que pour une fois des immigrant.e.s, personnes racisées soient à l’écran qui faisaient autre chose qu’être l’immigrant de service dans une émission de télé. J’avais aussi envie de les magnifier. Malgré toutes les versions de montage et de structure, l’idée a toujours été une lettre d’amour envers Parc-Ex. Ce quartier est extraordinaire et les gens qui l’habitent ont une résilience hors du commun. J’avais envie de rendre hommage à ces gens, les montrer autrement. J’avais aussi envie de traiter de la question de la langue et de la difficulté d’en apprendre une. Souvent ce qu’on entend c’est qu’ils n’apprennent pas le français parce qu’ils sont paresseux, alors que dans la classe de francisation dans le film on le voit que c’est un réel défi. Ça l’est d’autant plus quand tu as 40-50 ans, avec des enfants, un travail, dans un nouveau pays. Je trouve qu’on leur en met beaucoup sur les épaules et qu’on les aide très peu. 

 

Comment tu te sentais en tant que cinéaste blanche d’aller filmer ces gens, filmer l’autre?

En premier lieu, je n’ai jamais filmé quelqu’un qui ne voulait pas être filmé. Donc le consentement était vital et je n’aurais pas volé des images. Effectivement, je me suis posée cette question-là, mais, c’est la façon que j’ai trouvée moi d’utiliser mon privilège d’avoir le temps et le matériel pour faire ça. C’est une des raisons pourquoi, le film est en noir et blanc parce que je ne voulais pas que ça devienne éxotisant. J’ai aussi montré le film à des gens du quartier avant de le finir, je voulais savoir si j’avais des biais inconscients ou des angles morts.

 

Est-ce que tu penses que le cinéma est encore un outil social avec un réel pouvoir?

Clairement oui, le cinéma a un pouvoir social, il y a tellement de films qui ont fait changer les choses. Au RIDM 2021, j’ai vu Cow d’Andréa Arnold et depuis ce film, je n’ai pas bu une goutte de lait. C’est une chose de lire sur un sujet, mais de le voir, ça concrétise quelque chose. En fait, la question serait plutôt si on fait assez de place à ce cinéma-là. Dans nos cinémas, la plus grosse proportion reste des films américains avec tout qui explose. C’est à se questionner si les choses changeaient si on donnait plus de place au cinéma social ou politique. La grande difficulté demeure l’accessibilité à ces films. La vraie question ne serait pas si le cinéma peut avoir un poids, mais comment ce poids peut être amené au public.

 

Et quel est le poids que tu aimerais que ton film porte?

J’espère qu’il va servir à faire de la médiation culturelle. J’espère qu’il va se promener au Québec, qu’il va amener des discussions. J’aimerais que ça déclenche des réactions, j’ai fait exprès dans ce film d’insister sur tout ce qu’on a en commun. On travaille, tout comme eux, on va au café du coin prendre une bière, ils font la même chose. J’espère pouvoir le faire sortir d’uniquement des cinémas d’art et d’essai pour qu’il touche un plus grand public.

 

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