Les salopes ou le sucre naturel de la peau
2018, Québec
Renée Beaulieu, qui s’est surtout faite connaître par son métier de scénariste (Le ring, 2007) et récemment comme réalisatrice avec Le garagiste (2015), nous revient avec Les salopes ou le sucre naturel de la peau, film portrait d’une femme, mais surtout film portrait d’une sexualité dépourvue de jugement et donc où les complexes reliés aux tabous de la représentation de la sexualité féminine ne se pointent pas le bout du nez. Cinémaniak a rencontré la scénariste et réalisatrice à l’occasion de la sortie en salle de son film qui marquera certainement les esprits, les préconceptions reliées à la représentation et les idées de ce qu’une sexualité féminine peut être au grand écran. Renée Beaulieu est articulée et n’a pas peur du sujet, elle a voulu montrer pour que l’on puisse discuter… et Les salopes ou le sucre naturel de la peau réussit certainement à montrer, mais surtout exige une discussion après son visionnement. Une rencontre riche, pour un film essentiel dans le paysage cinématographique québécois.
Cinémaniak : Les salopes ou le sucre naturel de la peau est un film que vous avez porté à bout de bras (scénarisation, réalisation, production et montage), projet personnel, comme Le garagiste l’était, mais avec un enjeu différent. Si le film est dans l’air du temps en lien avec les mouvements de la dernière année (#metoo / #moiaussi et #timesup), c’en n’est pas le sujet. Quand ce désir de décortiquer la sexualité féminine sous cet angle est-il arrivé?
Renée Beaulieu : La première version de scénario avec laquelle on a déposé date de 2011. Ce n’était pas le même scénario, mais il y avait la même énergie, le même questionnement, le même point de départ. Quand nous avons tourné l’année passée [ndlr : en novembre 2017], le mouvement #metoo commençait. Je me suis posée la question à savoir si on allait là. Mais c’était clair qu’on y allait parce que ça faisait partie d’un ensemble de questionnements sur la sexualité. Je mettais beaucoup de chose sur la table et il était hors de question que je l’évacue.
C : Vous l’abordez, sans jamais le montrer, mais les mêmes enjeux se retrouvent dans le film. Et les propos tenus par les personnages, surtout votre héroïne Marie-Claire, ne sont pas nécessairement ce à quoi le spectateur peut s’attendre.
RB : Ce n’est pas un film où j’ai quelque chose à vendre, donc c’était clair que je n’allais pas dans la même veine que le mouvement #metoo, ça ne valait pas la peine de le prendre, de m’en saisir, le mouvement existe. Ce n’est pas un film de propagande.
C : Le film n’a pas de morale, dans le sens classique américain du terme?
RB : Non.
C : Est-ce que l’écriture du scénario a été ardue? Ne serait-ce que pour l’aspect scientifique? Parce que vous êtes pharmacienne de formation également.
RB : Non, ça n’a pas été ardu. Peut-être parce que j’ai une formation de scientifique, j’ai un doctorat, donc il y a plein de choses que je connaissais déjà. Il y a eu un petit ouk quand j’ai terminé l’écriture du scénario, parce que je devais maintenant le tourner. Sur papier, une fois que tu as écrit une sexualité explicite et qu’ils s’embrassent et qu’ils baisent, ce n’est pas encore tourné! C’est deux lignes dans le scénario, à l’écran on doit se poser la question comment on procède. C’est ce qui est plus ardu.
C : Le film explore différents sujets très peu abordés au cinéma du moins jamais abordés dans le cinéma québécois : la sexualité féminine sous plusieurs aspects, mais surtout le désir féminin. On peut compter sur les doigts de la main les films québécois qui ont abordé ce sujet (Anne-Claire Poirier par exemple), mais vous le faites différemment. Aviez-vous quelconques appréhensions ou craintes en ce qui a trait à la réception?
RB : Bien sûr! J’étais bien consciente de faire un film à contre représentation, c’est ce que je voulais faire. Avec le mouvement #metoo, je m’attendais à me faire ramasser, quelques coups de pelle.
C : Parce que quelques propos peuvent être mal interprétés.
RB : Oui, mal interprétés. Je n’y vais pas avec le dos de la cuiller, j’en suis bien consciente. Je n’appréhendais pas tant ça, parce que si j’avais appréhendé, je n’aurais pas fait le film. Je le cherchais en fait. Ça faisait partie de la démarche de renverser, de poser des questions qui ne se posent pas et d’amener le projet à terme. Je m’attendais, mais j’étais prête!
C : Les commentaires de Marie-Claire sont plutôt inhabituels parce qu’ils ne sont pas nécessairement politiquement corrects. Attendiez-vous à des retours, à des réactions fortes?
RB : Un commentaire que j’ai lu dans un blogue disait que la réaction de Marie-Claire est odieuse [ndlr : en lien avec les accusations d’agression sexuelle d’une étudiante au doctorat envers son directeur de thèse, collègue de Marie-Claire]. Ça m’a beaucoup interpelée. Cette réaction de Marie-Claire est jugée odieuse. Quand est-ce qu’on juge les actions d’un personnage? On jugeait le personnage et on jugeait cette femme-là. C’était presqu’au-delà du personnage. Elle est odieuse? Dans presque tous les films des gens se font tuer, se font violer, agresser et c’est presque toujours des hommes [qui commettent ces gestes], est-ce qu’on a déjà entendu dire que ces comportements étaient odieux? Mais cette femme-là a ce comportement et c’est odieux. Je trouvais ce commentaire intéressant parce qu’il y a une femme qui se prononce et on ne peut pas aller en dehors de la rectitude politique sinon c’est odieux.
C : Vous parlez d’inversion de la norme cinématographique (dans la représentation), est-ce que ce fut difficile ou compliquer de convaincre les gens de participer au projet?
RB : Ça n’a pas été difficile. Je n’ai eu à convaincre personne. Dans le sens que c’est le scénario qui peut convaincre ou non, et ma démarche. Je leur présente le projet, ensuite les gens adhèrent ou n’adhèrent pas. Si j’avais senti qu’une personne ne voulait pas, je ne me serais pas battue pour la convaincre parce que ça aurait été de reporter le problème au moment du tournage. Je ne veux pas convaincre. Je fais du cinéma parce que ça me fait tripper et j’ai envie de travailler avec du monde qui trippe.
C : Brigitte Poupart se donne entièrement, tant physiquement qu’émotionnellement dans ce film. Comment la rencontre s’est produite? Plus largement, comment le casting s’est fait?
RB : Après l’abandon d’une actrice avec qui nous avons déposé, Brigitte était sur ma pile de candidates. C’est un film de représentation et je voulais mettre au centre une femme qui n’est pas dans les stéréotypes de beauté. Je voulais une belle femme qui portait cette crédibilité de professeure à l’université et mère de famille. Je voulais qu’il y ait un clash entre la femme publique et ce que l’on voit dans l’intimité. Je voulais que cette femme, sérieuse et assumée, possède ce côté affirmé dans sa sexualité et dans le plaisir. Brigitte portait ça à merveille : on croit à cette [femme publique] et on croit à cette femme [qui assume sa sexualité dans le plaisir]. Elle avait les deux en plus d’être prête à plonger. Parce que c’était ça aussi, on plongeait toutes les deux. Ce plongeon-là faisait partie aussi du choix. C’est une excellente comédienne et dans Les salopes, c’est une immense comédienne dans un premier rôle incarné de façon magistral.
C : La réalisation a changé par rapport à Le Garagiste. La lumière, les hors focus, les ralentis, vous plongez votre spectateur dans une intériorité imagée. Il y a une liberté d’interprétation des séquences esthétisées qui bonifie le film. Philippe St-Gelais revient à la direction de la photographie. Comment en tant que tandem avez-vous travaillé visuellement le film en amont?
RB : Philippe et moi avons une belle complicité, ce qui fait qu’il y a quelque chose d’assez organique sur le plateau, d’assez instinctif dans les plans. Le symbolisme était déjà établi [au scénario]. Comment on le filme? Cette partie appartient beaucoup à Philippe, mais on s’accompagne dans le processus entre ce que je veux et ses propositions. L’éclairage était très naturel, petit budget oblige [ndlr : le budget est en dessous d’un million de dollars]. Avec la nudité, je voulais que ce soit très graphique, la caméra doit aller là où elle doit aller, en toute liberté et sans restriction, mais sans érotisation. Dans la façon de tourner la sexualité, nous ne reprenions pas les prises, mais nous étirions la caméra, elle se promenait librement à travers ce qui se passait. Il était hors de question de recommencer quatre fois. Ça donne une caméra très fluide qui se promène, moins léchée. Ce n’était pas chorégraphié.
C : Comment on brise la glace sur ce genre de plateau? Parce que si votre directeur photo et vous vous connaissiez, ce n’est pas le cas de tous.
RB : La scène de la descente d’escalier de Brigitte nue, c’est le premier plan que nous avons tourné. C’était l’automne, personne ne se connaissait, on est dans la rue, semi guérilla. On plongeait. Ensemble. On a été chanceux. C’est comme le dernier plan, ce n’est pas du green screen. Une prise de 40 secondes à -26. Et Philippe assure. Brigitte était malade, quelques secondes avant elle était dans un tout autre état, au moment où on a dit action, elle s’est transformée.
C : Le son est très travaillé. La musique, très marquée. L’aspect sonore était pensé à l’écriture du scénario ou c’est une fois le tournage complété que les idées sont venues?
RB : Les sons sexuels sont très accentués. Parce que ce n’est généralement pas présent dans les films. Le son était très graphique tout comme l’image. La musique n’était pas présente au scénario. Quand j’écris, je n’ai pas de musique ou d’acteurs en tête. Une fois le film terminé, c’était clair que je voulais cette musique-là. Et David Thomas a fait un excellent travail.
C : Il est beaucoup question de nature dans le film, c’est d’ailleurs un adjectif compris dans le titre. Titre très pertinent puisque votre film est absent de tout jugement face à la sexualité de Marie-Claire (et des autres personnages féminins ou masculins). Il y a une forme de provocation avec un titre comme Les salopes. Vous juxtaposez dans votre titre les deux angles d’approche de la sexualité et du désir féminins : social avec l’utilisation du terme salope et biologique avec le sucre naturel de la peau. Vous forcez une conversation (bienvenue et essentielle) puisque le spectateur doit presque obligatoirement se positionner face au film et face à Marie-Claire. Cette neutralité dans votre représentation passe par cet aspect nature?
RB : La nature est très présente. Le point de vue nature de la sexualité versus l’amour versus ce que l’on en fait socialement. On essaye de civiliser la sexualité et moi je dis que la sexualité est intéressante dans sa non civilisation, dans son côté nature. La musique appuyait ça. Elle est presque toujours associée à la sexualité. Ça me prenait donc des sons comme des frottements, des sons de gorge et des tambours.
C : La nudité masculine est très présente dans votre film, mais sans nécessairement être exploitée de manière à transformer les acteurs en des hommes objets. Comment avez-vous abordé cette nudité par rapport à celle de Marie-Claire?
RB : Il y a une forme de gratuité dans tout. Cette sexualité-là est assumée. Est-ce qu’on pourrait faire ce film-là et mettre la caméra ailleurs? Tout à fait. C’était tellement assumé que ce n’était pas tant de la gratuité parce que ça fait partie du propos du film. Les hommes étaient d’accord avec ce processus. Ce n’est pas facile de tourner la sexualité. Et on n’est pas habitué de les voir, pas autant que ça du moins. Dans le film, cette nudité faisait partie de la rencontre : elle est là, ils sont là aussi. Il ne fallait pas seulement mettre la caméra sur elle. Ça se fait à deux. Tout se faisait dans la rencontre. La sexualité est représentée de façon positive et positive tant pour les hommes que pour les femmes.
NDLR : Les deux dernières questions abordent un sujet du film qui pourrait le divulgâcher si vous ne l’avez pas vu. Nous préférons vous en avertir.
C : Le choix, évidemment conscient, d’aborder la sexualité de la fille de Marie-Claire, jeune adolescente de 14 ans (interprétée par Romane Denis), est somme toute osé même si cette sexualité demeure naturelle. La réaction de Marie-Claire est particulièrement intéressante puisqu’elle contredit presque son propre rapport à la sexualité, professionnellement et personnellement. Ce désir de parler de la sexualité d’une jeune fille, c’était en tête dès le départ?
RB : Oui! Oui oui oui oui oui. Le onze ans était là dès le départ.
C : Ce qui est intéressant c’est que cette conversion où l’information est dite n’est pas là pour provoquer. Ce genre d’échange n’existe presque pas dans le cinéma, on ne l’aborde jamais ou du moins si on l’aborde c’est habituellement de manière dramatique (abus sexuel, victimisation, etc.).
RB : Ce n’était pas moral. Une bonne partie de mon contenu repose sur cette scène. Le rapport de la jeune à sa sexualité est qu’elle ne se sent pas normale. Ça ne vient pas d’elle, ça vient de comment on réagit autour d’elle à sa sexualité. Elle l’avoue à sa mère et la réaction de Marie-Claire c’est de pleurer parce qu’elle pense qu’elle s’est faite agressée. On ne veut pas en entendre parler de la sexualité des enfants. J’ai des échos sur ce sujet, les gens ne veulent pas voir ça. Romane, qui est solide dans le film, a l’air d’avoir 14 ans même si elle ne les a pas. Je ne l’ai pas maternée, elle avait 19 ans, elle accepte ou pas. Tu es une femme, tu veux ou non. Et elle a assumé entièrement.
Les salope ou le sucre naturel de la peau est maintenant à l’affiche.
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