Canada, Espagne, Québec, 2013
Note: ★★★★★
Denis Villeneuve fait assurément partie des grands cinéastes de l’industrie au niveau mondial avec des projets comme Prisoners (2013), Sicario (2015), Arrival (2016), Blade Runner 2049 (2017) et prochainement Dune (2021). Un titre souvent oublié de ses débuts, Enemy (2013), doit absolument être visionné, non seulement pour les images percutantes qui resteront gravées dans votre tête, mais pour comprendre la vision cinématographique de Villeneuve qui se répète dans ses œuvres.
Dans ce thriller psychologique, originalement écrit sous la forme d’un roman par José Saramago, l’acteur Américain Jake Gyllenhaal interprète les rôles de deux doppelgängers, Adam Bell, un acteur méconnu, et Anthony Claire, un professeur d’université. Lorsque Anthony découvre l’existence de son double en visionnant un film indépendant, les deux s’introduisent dans la vie personnelle de l’un et de l’autre, nuisant grandement à leurs rapports amoureux respectifs. Comme dans les autres films de Villeneuve, il y a peu de dialogues et la continuité de l’intrigue est décousue. Cette œuvre peut alors exiger plusieurs visionnements pour saisir les indices laissés par le cinéaste et pour pouvoir les interpréter. Les symboles du double et de l’araignée aident à identifier les thèmes de relation et de dualité, qui sont aussi des thèmes utilisés dans d’autres films du cinéaste.
Double destin
Le film peut nous laisser penser que les deux hommes sont en fait la même personne, mais ils sont représentés dans le film comme des doppelgangers qui ignorent leur existence avant leur rencontre. Adam est la version libre d’Anthony, qui lui est dans une relation stable avec sa femme Helen (Sarah Gadon), ce qui met de l’avant la dualité de cet homme et son envie d’une liberté personnelle contre son désir d’une relation amoureuse posée. Cette coexistence est établie grâce à un montage rapide et symbolique vers la fin du film. La séquence cruciale commence lors d’un trajet en voiture lorsque Mary (Mélanie Laurent), la copine d’Adam, réalise qu’elle a eu des rapports sexuels avec Anthony. Pendant ce temps, Adam est avec la femme d’Anthony, Helen, qui pense que l’homme avec elle est son mari. Le montage coupe rapidement entre les deux qui se chicanent dans la voiture et les deux autres qui se cajolent, avec le son des deux scènes qui s’entremêle, montrant clairement le contraste d’amour et de haine. La scène se termine en accident de voiture métaphorique, représentant l’autodestruction du personnage principal à cause de ses tendances infidèles. Cela indique le combat intérieur dont Anthony fait face : d’un côté, il y a l’affaire avec Mary, les visites au club de strip-tease, de l’autre son mariage avec Helen. Une autre scène illustre la possibilité que les deux hommes n’en sont qu’un, lorsqu’ils se rencontrent pour la première fois dans un motel où ils comparent leurs corps et réalisent qu’ils ont les mêmes cicatrices. Villeneuve utilise le miroir pour illustrer ces deux entités, cette dualité. Au moment où Anthony découvre la clé du club de strip-tease d’élite, le cinéaste met en scène un effet miroir, un rappel puisque l’élément avait été introduit à l’ouverture du film. Si Villeneuve est reconnu pour sa manipulation de la notion du temps dans ses films, il y est fidèle avec la fin d’Enemy qui agit également comme le début du duel d’Anthony, car il reçoit les clés du club qui va le pousser à l’adultère. La vraie conclusion serait alors l’accident de voiture lorsque sa relation charnelle avec Mary va trop loin.
Femme araignée
La dernière image du film est le visage d’Anthony plongé dans l’ombre alors qu’il observe la destruction de son mariage à travers la gigantesque araignée recroquevillée, représentant sa femme enceinte au fond de la chambre. Cet effet choquant a justement été repris par le réalisateur plus tard dans sa carrière pour montrer le sentiment d’obsession dans Arrival lorsque la professeure (interprétée par Amy Adams) est surprise par une vision de l’entité extraterrestre qu’elle étudie dans le coin de son bureau. Dans Enemy, l’araignée est directement liée aux personnages féminins. En effet, la première apparition de l’arachnide effrayé se déroule au tout début du film lorsque Anthony visite le club de strip-tease, au moment même où Mary manque à peine d’écraser une araignée. Cette dernière ressemble à celle qui prend la place de sa femme au tout dernier moment du film, car les deux sont apeurées. On associe directement Mary à ce symbole lorsqu’elle est introduite en tant que danseuse exotique au club de strip-tease vêtue d’une tête d’araignée. Cette symbolique est réutilisée par Villeneuve après l’accident où l’on peut remarquer la vitre craquée en forme de toile. Dans une autre scène, après une visite d’Adam chez sa mère, un plan panoramique illustre une araignée en suspens au-dessus de la ville, rappelant les œuvres de Louise Bourgeois (voir la sculpture Maman au Musée des Beaux-Arts du Canada à Ottawa). On peut y faire différentes interprétations pour chacune des utilisations par rapport aux femmes dans la vie d’Anthony : sa conjointe, son désir et sa mère. L’araignée est également un symbole souvent associé à la maternité et le pouvoir de la femme alors que plusieurs espèces d’araignées tuent leurs compagnons après la reproduction. La femme d’Anthony est enceinte, alors il a peur d’être entremêlé avec elle pour le reste de ses jours après la naissance de son enfant.
Denis Villeneuve utilise des symboles complexes et fascinants et termine le film avec une fin ouverte aux multiples interprétations. Même si le cinéaste réutilisera par la suite certains de ces éléments dans d’autres projets comme les tons sombres, atténués et orangés de Blade Runner 2049, entre autres, Enemy restera un film important, identifiant la vision cinématographique de Villeneuve au grand écran, grâce à un jeu de la temporalité de l’histoire, à la profondeur du symbolisme et à la beauté de chaque scène.
Bande annonce originale anglaise:
Durée: 1h31