États-Unis et Royaume Uni, 2018
★★★★ ½
En 1992, Sandi Tan et ses deux amies Jasmine Ng et Sophie Siddique ont filmé Shirkers, le premier road movie singapourien, à l’aide de leur professeur et mentor Georges Cardona. Ce dernier a ensuite disparu soudainement, sans aucune trace, avec tous les rouleaux de pellicules lors de la post-production. Presque vingt-cinq ans plus tard, ayant enfin retrouvé son précieux Shirkers, Tan médite sur un passé rempli de mystère et sur la perte de son innocence aux mains d’un voleur de rêves dans ce documentaire qui est à la fois une capsule temporelle et une vision du futur.
Reculer pour avancer
Dans le contexte du Singapour des années 90, Shirkers était un projet unique, et Tan, ainsi que Ng et Siddique, des pionnières. La production locale de films était pauvre, et l’atmosphère nationale était tendue, au point où la gomme à mâcher avait été bannie. Personne ne prenait de risques. Shirkers a été, depuis le tout début, une façon de reprendre le pouvoir.
L’importance de cette œuvre se fait ressentir dans la voix de Tan à travers sa narration remplie d’amour. Elle n’avait que dix-neuf ans lorsqu’elle a écrit le scénario. Dans l’introduction du documentaire, elle explique qu’elle a toujours compris la nécessité de reculer pour avancer, de retourner dans le temps pour être capable d’apercevoir le futur. Elle constate avec humour que toute sa carrière s’est faite à l’envers : elle a réalisé un film, puis elle a commencé à écrire de la critique, et enfin elle a étudié en cinéma.
Le thème du recul peuple le film du début à la fin, non seulement dans les dires des interviewés, mais également dans le montage. Shirkers est légèrement expérimental par moments, avec ses scènes jouées à l’envers et ses collages de photos. C’est une capsule temporelle avec une ambiance surréelle et onirique, puisque le film original ne vit maintenant que dans la mémoire de ses créateurs.
Un personnage sinistre
S’il y a bien une chose que tous les témoignages présents dans le documentaire ont en commun (hormis, bien sûr, l’amour pour Shirkers) c’est l’idée que Georges Cardona était un drôle de personnage, un homme ambigu, presque mythique. Il était quasi impossible de déterminer son âge ou son origine.
Cardona était le professeur de cinéma de Tan, Ng, et Siddique, ainsi que leur mentor. Une relation de profonde confiance s’est développée entre cet homme et les trois adolescentes; c’est pourquoi elles ont mis leur projet entre ses mains. Cependant, Sophie Siddique dit l’avoir trouvé étrange depuis le tout début : il y avait une dualité dans Georges. Elle ne réussissait pas à mettre le doigt dessus, mais elle ressentait qu’il avait une aura sinistre.
Lors du tournage, les tensions ont commencé à mijoter. Georges prenait le crédit pour des accomplissements qui n’étaient aucunement les siens, intimidait les acteurs et l’équipe, inventait des scènes sans le consentement du reste de l’équipe, « oubliait » de mettre des rouleaux de film dans la caméra. Ces évènements ne passaient pas inaperçus à l’époque, cependant la priorité de l’équipe était de produire le film. Tan, surtout, aurait payé n’importe quoi pour que son projet voit le jour.
Dans une des scènes les plus déchirantes du film, Tan décrit la disparition de Shirkers comme une perte de la magie de l’enfance. C’est un requiem auquel pourront s’identifier tous les artistes qui ont mis corps et âme dans un projet pour ne jamais le voir réalisé.
La veuve, le protégé et la confidente
Malgré la lourdeur du sujet, Sandi Tan trouve quand même des façons de s’amuser avec la forme du film et de créer un suspense qui gardera les spectateurs engagés tout le long du documentaire. Vers la moitié, Shirkers devient soudainement une histoire de détectives. Des intertitres dramatiques ponctuent l’investigation menée par Tan sur le passé de Georges Cardona.
Les témoignages de la veuve de Cardona (qui dit être si traumatisée par son passé avec lui qu’elle ne veut pas donner son nom), de son protégé Stephen Tyler, ainsi que de sa confidente Grace Dane Mazur ne nous éclairent pas plus sur l’identité exacte de cet homme mystère. Cependant, on en apprend plus sur ses tendances manipulatrices et son (manque de) code éthique.
Ces séquences sont une inspirante reprise de pouvoir. À travers le partage des expériences liées à Cardona avec d’autres gens ayant eu contact avec lui, Tan fait son deuil et en ressort mieux entourée qu’elle l’était au début de l’histoire. Elle ne se prend aucunement pour une victime : elle se sent liée à ces gens pour la vie, non pas à cause des malheurs qu’ils ont vécus ensemble, mais bien à cause de leur passion et de leur résilience.
Autoportrait nuancé
La meilleure partie du documentaire, c’est bien sa réalisatrice. Sandi Tan est une voix unique, à la fois sarcastique et affectueuse, consciente d’elle-même, et très passionnée par son travail. À travers Shirkers, elle peint un autoportrait nuancé, affirmant qu’elle a été victime d’une grande trahison, mais reconnaissant également qu’elle a souvent été menée par des tendances égoïstes.
La priorité du documentaire n’est pas de ramener le film original à la vie, mais bien de lui donner une vie après la mort. Longtemps, la réalisatrice dit avoir eu de la difficulté à parler de sa perte. Avec Shirkers, une nouvelle femme est née. Une femme mature, qui a compris la nécessité d’être unie avec ses amis et ses collaborateurs afin de faire son deuil et de reprendre le contrôle.
Bande annonce originale anglaise:
Durée: 1h36
Crédit photos: Netflix