Canada, Italie, 1977
Note : ★★★
Bientôt la guerre couvrira l’Europe de son voile. Arrivée en train d’Hitler en gare de Rome. Le 16 mai 1938, l’Italie est le centre du monde Fasciste. Dans leur soif de grandeurs, les Romains et Romaines désertent leurs appartements pour essayer d’apercevoir le Duce, Mussolini, et son homologue allemand. Des chants patriotiques et des cris de joie retransmis par l’écho des rues atteignent les oreilles des quelques personnes restées chez elles dans une tour résidentielle. Parmi elles, Antonietta (Sophia Loren), femme au foyer, accablée des pressions du patriarcat et du capitalisme, fait la rencontre, peut-être pas si hasardeuse, de Gabriele (Marcello Mastroianni), lui aussi abandonné par la marche de l’histoire fasciste.
L’histoire n’est que l’histoire de la lutte des classes
Après un montage d’archives annonçant la ferveur du peuple italien à recevoir la venue du führer. Un plan séquence inscrit la routine matinale d’une mère de famille prolétaire italienne dans l’appartement qui servira de décorum à la suite du film. Dans un même geste, Ettore Scola spatialise sa diégèse et illustre l’oppression patriarcale de la femme pauvre italienne. Le réalisateur lie ensemble, lieu de tournage et conditions de vie de l’époque et se place directement dans une lecture matérialiste de la société fasciste italienne.
Une lampe cassée que personne ne répare, des bas déchirés, le déjeuner, le pain, les habits sales et rapiécés. L’empathie se crée dans l’attention donnée au détail de la matérialité quotidienne de cette famille. Plus particulièrement sur celui Antonietta, mère au foyer, épouse d’un minable fonctionnaire fasciste, infidèle et alcoolique.
Une journée particulière (Una giornata particolare, dans son titre original) capte avec précision et douceur ce que décrit Sylvia Federici dans Le capitalisme patriarcal, la création de la ménagère à temps plein. Au contraire d’Antonietta les épouses vivant dans les appartements adjacents peuvent se rendre à la cérémonie. Dans l’incapacité d’exploiter une femme de plus basse condition, elle doit, dans l’ordre naturel des choses, s’occuper de sa propre maison. Si le film déploie des opérations politiques, c’est dans cette mise en image très juste de la volonté capitaliste patriarcale de conserver la femme au foyer. Rarement les conséquences d’un triple système d’oppression fasciste/capitaliste/patriarcale sur la classe laborieuse n’auront été si justement traitées.
Rohmer aux trousses
Dans cette approche du détail, on sent une esthétique naturaliste au travail, chez Ettore Scola. Il s’attarde essentiellement sur les gestes qu’il inscrit dans le temps et l’espace du métrage. Cette description minutieuse occupe toute la première partie du film jusqu’à ce qu’une tâche ménagère de plus, nourrir l’oiseau de la famille, l’amène à frapper à la porte de son voisin. On pense alors à Rohmer et à Ma nuit chez Maude dans cette rencontre tournée autour du dialogue, les oppositions politiques et morales de deux pans similaires, mais tout autant distincts de la société. Deux minorités politiques, le résistant et la femme, de classes sociales différentes, homme de lettre et prolétaire.
Une journée particulière n’est pas seulement la captation fidèle du quotidien d’une femme au foyer, c’est également la confrontation de cette dernière avec la classe culturelle supérieure. De celle-ci naît rapidement un jeu de séduction, pour Gabriele (le voisin) par ennui et curiosité ; pour Antonietta, l’aventure et l’espoir d’une autre vie. Les péripéties de ce duo, toujours rythmées par les tâches ménagères d’Antonietta viennent questionner et mettre en lumière les mœurs de l’époque. Qu’est-on prêt à transgresser pour tromper le déterminisme de notre existence ? Car si le film est clair sur quelque chose, jusque dans son titre annonciateur, c’est que rien ne changera. Ce n’est qu’une journée particulière dans le cours de l’histoire déjà en marche. La pauvre restera pauvre, le résistant devra s’exiler, la guerre arrivera.
Une journée particulière a le bon goût, et c’est là où il se rapproche le plus du naturalisme, de ne pas trop en faire. Le cinéaste laisse les corps de ses personnages parler pour eux. En cachant un trou dans un collant, on comprend qu’elle veut lui plaire. De cette délicatesse naît ce qui est pour moi la plus belle scène du film et la plus juste en terme politique.
Le voisin découvrant un livre en l’honneur du Duce, pensant qu’il a été fait par un des enfants d’Antonietta il s’en moque gentiment avant de finalement découvrir que c’est elle qui l’alimente minutieusement. Elle est fasciste parce que c’est ce qu’il faut être, fascinée par Mussolini, car c’est ce qu’il faut faire. Iels ne se jugent pas conscient.e.s de la violence de la société dans laquelle iels vivent. Le livre reviendra d’ailleurs en conclusion. Ses enfants rentrent de la parade et lui disent qu’elle pourra dès le lendemain découper de très belles photos dans les journaux. Même la fièvre fasciste, Antonietta ne fait que la vivre à distance. Une distance qui ne fera que se creuser après sa rencontre avec Gabriele. La brûlure de son aliénation se fait plus vive, ainsi ce n’est plus son livre à la gloire du Duce qu’elle lit sur son balcon, mais Les trois mousquetaires, offert par son amant d’un jour, face à sa fenêtre, rêvant d’un ailleurs. Mais il est déjà trop tard, il faut partir, le spectre de la guerre est déjà sur nous.
Le crime était presque parfait
Le film tout en ayant un pied dans cette esthétique naturaliste ne s’y abandonne jamais totalement. Il n’hésite pas à utiliser, quand il en a l’occasion, des mouvements de caméra complexes. Une grue dans l’ouverture, écho assumé à Fenêtre sur cour (1954). Panoptique d’un immeuble où tout le monde surveille tout le monde. Dans cette ambiance délétère, l’ombre du thriller hitchcockien plane. La concierge zélée qui écoute aux portes, les coups de téléphone mystérieux, l’incessant bruit de la foule nous permettant de ne jamais oublier ce qui est réellement en jeu. La chasse au divergent.
Il y a cependant un geste scénaristique qui me semble maladroit. Faire de Gabriele une personne homosexuelle. Tout d’abord c’est un important rappel de l’oppression des minorités sexuelles et de genre par le pouvoir fasciste. Il est étonnant et plaisant de voir le sujet de l’homosexualité traité de cette façon à cette époque, c’est-à-dire avec respect. Nonobstant cette réjouissante surprise une sensation étrange que le film aurait été d’autant plus pertinent sans ce retournement un peu forcé. Les traits de caractère du personnage deviennent tout à coup plus grossiers à la lumière de cette identité nouvelle. On ne peut alors s’empêcher d’y voir une caractérisation cliché de l’homme sensible, artiste, proche des femmes et de sa mère.
Nos affects nous balancent entre la joie de voir un tel sujet traité et la maladresse avec laquelle il est effectué. Une maladresse qui atteindra son climax en même temps que le film lors d’une scène de sexe. Évoquant le thème de l’agression dans sa mise en scène le film trouble et bouscule mais cela me semble un peu vain, outre la nécessité scénaristique et symbolique de sceller l’importance de cette journée par l’adultère. Les antagonismes et points de convergence des personnages de par leurs classes sociales, leur genre et leurs idéologies politiques étaient pour moi suffisants pour à la fois alimenter et sceller leurs relations d’un jour. Cette dernière était depuis le départ vouée à l’échec, mais l’homosexualité devient l’obstacle principal à celle-ci dans l’esprit du spectateur. Il est, de plus, embêtant de voir le film tomber dans un stéréotype.
L’amour ne se consomme pas qu’à travers le sexe et il m’est impossible de voir dans ce geste une négation de l’identité de Gabriele. L’ajout de cette tension sexuelle et son désamorçage affaiblissent par conséquent la portée politique en poétique du film en « naturalisant » leur séparation finale. Il est difficile de prendre le film en faisant fi de l’évolution de la perception des minorités sexuelles dans nos sociétés, cependant je ne pense pas que ce soit une raison pour ne pas essayer d’aborder le sujet. D’autant plus que cette scène n’est pas didactique dans ce qu’elle veut nous dire et reste largement soumise à interprétation.
En dehors d’une saisie tout à fait précise des conditions d’existence matérielles de l’époque, Une journée particulière pèche par maladresse dans le portrait de son protagoniste masculin. En voulant condamner cette idylle par son orientation sexuelle le film rationalise trop la relation entre les deux personnages et nous éloigne, à mon sens, de la portée du film. Le cinéaste se trouve alors pris au piège entre une approche naturaliste des conditions matérielles d’existence et le symbolisme d’une alliance impossible. Dans ce contexte le trouble apporté par la scène de sexe semble ne raisonner que comme hors sujet. Le film d’Ettore Scola reste toutefois une des trop rares œuvres qui traite avec justesse les conditions d’exploitations des femmes au foyer tout en nous offrant un regard complexe sur les relations de classes et le fascisme. Il sait habilement balancer entre des effets de réels et des envolées de mise en scène, jouant avec l’espace et la disposition de sa caméra. Nous ne pouvons qu’être touché par le destin de ces deux humains trop humains pour un monde qui cherche à les réduire à l’état de pions dans une entreprise totalitaire.
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Durée : 1h50
Crédit photos : 20th Century Fox Italia