États-Unis, 2005
★★★★½
1934, l’influence cléricale est encore très forte en Amérique du Nord et sa proximité avec le pouvoir politique lui donne une portée d’autant plus vaste. Alors que le cinéma est encore une forme émergente qui s’institutionnalise, l’Église voit le médium comme un véhicule idéologique aux fortes potentialités et s’inquiète de sa capacité à conditionner le péché. La production hollywoodienne se voit alors imposer le Code Hays : code de censure qui prohibe la violence, la sexualité et qui ne connaît aucune sympathie pour le crime. Les moyens déployés par l’industrie cinématographique américaine pour détourner le code, doublé des circonstances sociales d’une époque incertaine et nostalgique des années folles, donnent forme à un genre maintenant connu sous le nom de film noir. Bien qu’il soit entendu que le genre ait vécu entre la fin des années 1920 et 1950, son héritage s’étend jusqu’à aujourd’hui de diverses manières avec, entre autres, le Néo-Noir (comme par exemple Sin City de Robert Rodriguez en 2005).
Il s’agit de films hantés par une atmosphère urbaine et glauque dans des espaces isolés. Le protagoniste, souvent un anti-héros, (car le Code Hays n’aurait pas permis la focalisation sur un « vilain ») est généralement un personnage (souvent enquêteur) désillusionné et has been qui doit atteindre sa rédemption au sein d’une intrigue labyrinthique, parfois insoluble. La voix off du protagoniste est de mise et le flashback, accentuant la nostalgie, est un des procédés de prédilection du genre. Conservant un format noir et blanc même après la popularisation du film couleur, les ombres y prennent une place importante. Le travail des ombres dans le film noir permet, dans un détournement du dispositif, de suggérer la violence que le Code Hays ne laisserait voir explicitement. Finalement, on ne peut parler du film noir sans mentionner sa vraie vedette : la femme fatale, qui permet des premiers rôles féminins à Hollywood. Aguichante, irrésistible, elle utilise ses charmes afin d’égarer le protagoniste dans sa quête. Et cette femme aux natures dangereuses doit être punie et domptée. Elle devient donc l’objet, la récompense de la quête moralisatrice du protagoniste qui la mariera la plupart du temps. Les reprises contemporaines de la femme fatale montrent des fins différentes pour la figure, gage d’un temps désormais révolu.
Rian Johnson, maintenant connu pour Looper (2012), Star Wars Episode VIII : The Last Jedi (2017) ainsi que son plus récent Knives Out (2019), revisite le film noir avec Brick (2005) qui, par ses approches thématiques, repense le genre à saveurs contemporaines. Le film offre également un nouveau regard sur sa figure de proue : la femme fatale.
Brick présente un Joseph Gordon-Levitt bien différent du « BCBG » d’aujourd’hui. Ce dernier incarne Brendan, un jeune étudiant blasé qui est prêt à tout afin d’éclaircir le meurtre de son ex petite amie impliquée dans un cartel de drogue. Brendan, dans un mélange d’amour et de culpabilité envers son ancienne copine, tente de résoudre le crime pour sa propre rédemption. Dans l’atmosphère glauque de son école, l’enquête prend de l’ampleur quand il apprend que la mort d’Emily (Emilie de Ravin) implique le plus gros fournisseur de drogues du coin, The Pin (Lukas Haas). Il amasse les informations pièce par pièce, en désordre, parfois de sources douteuses et à des prix douloureux. Le jeune homme découvre plusieurs suspects et plusieurs mobiles pour un même meurtre devenant en apparence insoluble.
Ici, Brendan, bien qu’il soit étudiant, prend le rôle de l’inspecteur. Dans toute l’ambivalence des anti-héros du film noir, il ne va pas choisir un camp, mais plutôt tirer ce qu’il peut de chacun : se faire remarquer et même prendre des coups afin d’intégrer le circuit de drogue et ultimement ficeler un complot pour tenter de le démanteler. L’intrigue se déroule essentiellement à l’école ainsi qu’à la maison de The Pin. Brendan se déplace entre les deux lieux dans le coffre d’une voiture (non par choix), ne laissant ainsi pas voir au spectateur les déplacements, ce qui renforce cette impression d’isolement des espaces propre au genre. Même l’école devient un lieu de corruption, alors qu’une scène entre le directeur et Brendan montre que ce dernier obtient des passe-droits en échange de dénonciations et de faveurs. D’ailleurs, l’école est toujours vide, pointant une anomalie angoissante qui nourrit l’ambiance glauque qui règne dans l’œuvre.
Dans Brick, la femme fatale, ce dangereux personnage, est Laura. Interprétée par l’actrice Nora Zehetner, elle ne répond pas aux représentations classiques de la figure. Tout d’abord, ses cheveux courts et son style garçonne s’oppose à la femme fatale classique qui collait aux standards de beauté occidentaux des années 1940 et 1950, soit les cheveux longs, souvent bouclés ou ondulés, une silhouette en sablier et une robe luxueuse ou, parfois, un tailleur de l’époque. La première fois que Brendan la remarque, c’est de loin, alors qu’elle courtise un des petits revendeurs de drogue de l’école. Vêtue de rouge, elle est au centre du cadre et, faisant de l’ombre à son partenaire, se retrouve seule sous les rayons du soleil : tout pour se faire remarquer. Cela dit, la première vraie rencontre entre Laura et Brendan se déroule durant une fête d’Halloween un peu huppée. Plus précisément après un récital au piano, gage de son raffinement qui se présente comme un trait pouvant séduire un intellectuel tel que Brendan. Contrairement aux standards masculins du film noir, la beauté et la sensualité ne suffisent plus à la séduction du protagoniste. À l’occasion de la fête, elle porte une robe de style oriental. Laura use d’exotisme pour tenter de se faire remarquer. Elle exerce ses charmes sur Brendan, mais celui-ci n’est pas dupe.
[ALERTE DIVULGÂCHEUR]
Il résiste jusqu’au moment où, dans un accès de vulnérabilité et de désespoir en repensant à la mort d’Emily et à l’impasse de ses efforts, Brendan laisse la jeune femme prendre soin de lui. Dans cette scène, Laura est peut-être en arrière-plan, mais tout de même au-dessus de Brendan. Elle se saisit de la vulnérabilité du jeune homme sous une musique aux tonalités tribales. La musique suggère l’animosité et la domination qui se mélangent aux tons mélancoliques déjà en place alors que la lumière revient sur le corps de la jeune femme. Une fois de plus, celle-ci laisse son homologue dans le noir et elle saisit son visage pour l’embrasser. Brendan ne résiste pas et l’image fond au noir pour revenir sur un gros plan de Laura qui recrache la fumée de sa cigarette, savourant sa victoire.
Alors que Laura croit avoir réussi à freiner Brendan dans sa quête, elle se laisse prendre au jeu à son tour. Elle est déjouée par ce dernier, aussi rusé qu’elle. Dans la scène finale, Brendan dénoue l’entièreté de l’enquête au visage de Laura sur le terrain de football de l’école. Et quand celle-ci croit être enfin tirée d’affaire, Brendan joue la séduction à son tour. Il lui dit qu’il sait que c’est elle qui a tiré toutes les ficelles du complot et qui a incriminé Emily, mais qu’il espère se tromper. Il reste persuadé d’avoir raison et certain qu’elle a tenté de l’utiliser. Elle essaye à nouveau de le séduire, mais en vain. Elle passe donc aux aveux pour ensuite partir. À la lumière de l’aube, la scène n’a rien des éclairages sculptés de contrastes des séquences précédentes : les charmes sont tombés. La femme fatale a échoué. Dans toute cette manipulation et ces révélations, Brendan ne tente pas de punir Laura, la laissant plutôt partir. Celle-ci se replie. Laura est peut être fautive, mais elle n’est pas la propriété d’un homme, ni sa récompense.
Contrairement à d’autres héritiers contemporains du film noir, comme Sin City ou encore Inherent Vice (Paul Thomas Anderson, 2014) qui vont imiter le fond et la forme du genre, Brick va plutôt s’approprier le dispositif de représentation et le contemporanéiser de manière implicite. Ainsi, la ville, lieu de corruption, est remplacée par l’école et son directeur ambivalent. L’enquêteur has been est plutôt un élève blasé. Dans tous les cas, la quête de rédemption repose sur un regret du passé et seule la résolution d’une enquête nébuleuse et labyrinthique permettra au protagoniste ambigu et prêt à tout de trouver la paix intérieure. Rian Johnson rompt cependant avec la représentation conventionnelle de la femme fatale, montrant un personnage qui, restant le centre d’attention, échappe aux conventions de beauté et qui mise sur l’exotisme et le raffinement plutôt que la sensualité pour séduire et se faire remarquer. Moins dupe aux charmes de la figure en question que l’anti-héros du film noir traditionnel, Brendan verra clair dans le jeu de Laura, mais ne tentera pas d’asservir celle-ci qui ne sera pas explicitement punie et qui ne deviendra donc pas l’objet récompense d’une quête morale et rédemptrice.
Brick est un incontournable de Rian Johnson ainsi que du cinéma indépendant américain.
Bande annonce originale :
Durée : 1h49