Après 110 jours sans grand écran, Montréal retrouve ses salles depuis le début du mois de juillet. L’équipe de Cinémaniak – masquée et gantée – était curieuse de rencontrer celles et ceux qui sont derrière nos salles obscures, qui opèrent cette réouverture pleine d’enjeux après une inactivité forcée par une crise sanitaire mondiale. On est donc allé les rencontrer, au cinéma, pour leur parler des nouveaux défis imposés par la période… mais pas seulement. On a aussi voulu savoir quel était leur rapport au cinéma, comme art et comme lieu, quelle est la nature de leur travail, et l’identité de leurs salles. Un dossier de Prune Paycha et Sophie Leclair-Tremblay.
Pour le premier entretien de cette série, rencontre avec Mario Fortin, administrateur de la trinité Beaubien, Parc et Musée.
Cinémaniak : Qu’est ce qui vous a amené à la position qui est la vôtre aujourd’hui, administrateur des trois cinémas (Beaubien, du Parc, du Musée)?
Mario Fortin : Cela fait 46 ans que je travaille dans ce domaine. J’ai commencé par une job d’été après le cégep. Une fois le doigt dans l’engrenage, j’ai été ramassé par la machine. J’ai toujours travaillé dans le milieu de l’exploitation des salles tout en ayant touché à d’autres choses en cinéma. Aujourd’hui, avec le recul, je te dirais même que je ne sais rien faire d’autre. J’ai tout de suite été fasciné : quand j’ai embarqué en 1973, c’était vraiment intéressant de faire ça… Je pouvais voir beaucoup de films, assister à beaucoup d’événements cinématographiques et être témoin de plein de choses! J’en ai profité. Ça comblait mes besoins. Depuis j’ai vécu toutes sortes de choses, à toutes sortes de niveaux.
C : À la fin des années 60, l’industrie cinématographique engageait un de ses grands tournants, tant dans la façon de faire les films que dans celle de les diffuser. Ici, à Montréal, à quoi ressemblait le paysage de l’exploitation des salles?
MF : Quand j’ai commencé, il y avait 72 cinémas à Montréal, et seulement 2 ou 3 d’entre eux avaient plus d’une salle. Tout au plus, c’était deux salles comme à la Place Versailles, ou Place Ville-Marie, et dans les banlieues de l’époque qui étaient les banlieues lointaines comme Laval ou Greenfield Park. 15 ans plus tard il y avait 72 écrans répartis en seulement 16 cinémas. Avec ses 6 salles, le Palace était le plus gros complexe. Aujourd’hui, 6 salles c’est le minimum. Au Cinéma Beaubien par exemple, nous n’en n’avons que 5, c’est rien. L’apparition des multiplex a été ma première révolution.
C : Compte tenu de ce qui se passe en ce moment, comment envisagez-vous l’avenir en tant qu’administrateur de salles de cinéma de répertoire?
MF : Je suis à la recherche d’une boule de cristal qui serait capable de nous dire de quoi demain sera fait. On est devant tellement d’inconnu. Ces trois derniers mois, la situation changeait perpétuellement. De vraies montagnes russes. Quand on a fermé le 13 mars, ce devait être pour quelques semaines. C’est ensuite devenu quelques mois, puis 110 jours. On a ouvert le 3 juillet, mais on garde encore les doigts croisés. On espère rester ouvert longtemps, car il y a plusieurs endroits ailleurs dans le monde où les cinémas ont repris leurs activités et quelques jours après se sont vu resserrer la vis.
C : Par rapport aux mesures prises contre la COVID-19, quelle a été votre approche?
MF : En tant que vice-président de la conférence internationale des cinémas d’art et essai je m’intéresse à ce qui se passe dans le monde. C’est pareil partout : c’est la CNESST ou son équivalent qui montre la danse, ici comme à l’international. Partout les mêmes normes : respect de la distanciation sociale. Nous échangeons beaucoup avec mes collègues à l’international. Lors de la dernière réunion de la CICAE (Confédération internationale des cinémas d’art et d’essai), on a fait un tour de table. L’Italie a rouvert ses salles, la France aussi. Quand mon confrère de Budapest a pris la parole, il nous a avisé que le gouvernement hongrois venait d’émettre une directive rendant le port des masques obligatoire. Ça venait de changer, une heure avant que nous nous parlions. La situation est très incertaine. On est vraiment sur le bord de notre chaise à écouter puis à dire « ah, okay ». Donc, les normes ont été faites au fur et à mesure qu’on avançait et ramassait des informations sur ce qui se passait ailleurs. On s’harmonise et on prend des habitudes : tu te laves les mains, tu portes le masque, tu tousses dans ton coude.
C : Vous avez proposé un sondage au public sur les réseaux sociaux concernant la réouverture, quelque chose qui concilierait environnement sécuritaire et expérience cinématographique de qualité. Qu’en est-il ressorti?
MF : Le sondage nous a amené des résultats prévisibles. C’était vraiment unanime. J’ai vu les résultats d’autres sondages d’ailleurs dans le monde, ou encore ceux du théâtre Duceppe, du TNM ou autres. Les résultats se ressemblent, et les bonnes pratiques se généralisent. Il y a une très forte réponse positive à la perspective du retour en salles. Les gens ont envie de revenir, et sont prêts à adopter les mesures de sécurité sanitaire.
C : Comment envisagez-vous le déroulement des événements avec les mesures sanitaires? Craignez-vous que l’engouement du cinéphile soit affecté par tout ce que le processus lié au virus implique?
MF : Non, je pense qu’à un moment donné quand les gens se seront rendus compte de nos efforts, que les mesures sont respectées, que c’est sécuritaire d’aller au cinéma, je pense qu’ils vont revenir.
C : Au niveau de la programmation, à quoi peut-on s’attendre? Un retour massif des films dont la carrière en salles a été écourtée en mars? Les contraintes sanitaires ont-elles un impact sur l’horaire des films?
MF : Un peu des deux. D’une part, en ce qui concerne le protocole, nous avons pris les devants. Moins de spectateurs, désinfection, et nettoyage des salles entre chaque séance. On a donc allongé la période d’intermission, qui durera entre 30 et 50 minutes. Ceci nous contraint à supprimer une séance par jour environ. Une chose est sûre, tout le monde va devoir s’adapter. Les distributeurs et les exploitants le savent. Il va être important que les gens revoient leurs habitudes. Avec seulement 50 personnes par salle, il va être nécessaire que les gens qui venaient au cinéma le samedi soir apprennent à venir voir des films le lundi après-midi pour mieux répartir la clientèle. Comme ça, tout le monde pourra avoir la chance de voir le film sur grand écran. Quant à la programmation, elle est faite des films disponibles en ce moment, puis on va remplir les cases.
C : On a une pensée pour certains clients très fidèles qui sont habitués à certains horaires et qui avaient tendance à être facilement déstabilisés quand une heure était un peu atypique…
MF : Et bien là, les heures seront un peu atypiques. On est encore en train de s’ajuster.
C : On avait très hâte au retour des Minuit au Parc! Pourquoi n’ont ils pas repris dès la première semaine d’ouverture?
MF : On ne pouvait pas les relancer dès l’ouverture, dans la mesure où c’est un cycle de programmation, ce qui implique un peu de préparation. On ne peut pas se permettre de le faire une semaine et pas la semaine d’après. C’est seulement une fois que Jean-François Lamarche (le programmateur) a eu cinq ou six films de programmés qu’on a pu se dire « ok, go! On part. » .
C : FilmMovement, l’option de cinéma en ligne qu’offrait le Cinéma du Parc, va-t-elle continuer? Est-ce une option pour ceux et celles qui seraient frileux à l’idée de revenir tout de suite en salles?
MF : FilmMovement n’était pas la seule société de distribution à offrir ces services-là. Nous on a travaillé avec eux et seulement du côté du Parc pour des raisons administratives et de gestion. Parce que pour ces services de visionnement en ligne, c’est pareil qu’en salle. On répartit les recettes entre eux et nous. Nous n’avions pas intérêt à nous lancer sur plusieurs plateformes. En plus, l’opération n’a franchement pas été un succès, même si pour certains titres nous étions parmi les plus performants en Amérique du Nord. Ceci étant dit, ça demeure marginal et il ne s’agit pas de remplacer la diffusion de films sur grand écran. L’expérience reste, à mon sens, irremplaçable en permettant de voir les films à leur plein potentiel.
C : Pour terminer, on est curieuses de donner la parole à celles et ceux qui s’investissent pour l’importance de la culture et de son rôle dans la société. Pensez-vous que la culture est un service essentiel?
MF : Oui, c’est un service essentiel. Je pense que ces derniers mois ont ouvert une réflexion qui n’est pas encore menée et qu’il faut entreprendre. Oui, la culture est essentielle, pas de culture est un manque terrible. Mais une grande différence est ressortie entre la culture dite de création et la culture… je dirais du côté exploitation dans le sens de diffusion. Je m’explique. Il est important de soutenir les créateurs, mais le versant de la diffusion de la culture a aussi besoin d’appui. Le cinéma, il faut qu’on le chauffe, qu’on l’éclaire, qu’on l’entretienne. Il y a des dépenses incompressibles pour lesquelles on a besoin de revenus. Le cinéma était fermé, mais Hydro-Québec n’a pas suspendu ses factures pour autant! On a dû les payer ces factures avec nos économies. Au bout du compte, nous si on veut pouvoir payer les prochaines, faut qu’on en vende des billets et du popcorn! Il ne faut pas oublier de soutenir les petites business qui elles aussi ont beaucoup souffert.
Découvrez la programmation du Cinéma Beaubien !
Entretien: Sophie Leclair-Tremblay
Photographie: Prune Paycha
Cinémaniak remercie chaleureusement Mario Fortin ainsi que toute l’équipe du Cinéma Beaubien.