Cinémaniak poursuit son dossier Tou.te.s en salles ! Après notre rencontre avec Mario Fortin, administrateur des Cinémas Beaubien, du Parc et du Musée, c’est avec Aude Renaud-Lorrain que nous nous sommes entretenues. Elle nous reçoit au Cinéma Moderne, salle dont elle est directrice par intérim depuis novembre 2019. C’est dans le calme du café-bar mis en veille forcée depuis quelques mois maintenant qu’elle nous partage son expérience et sa vision.
Cinémaniak : Qu’est ce qui vous a amené à la position qui est la vôtre aujourd’hui? Quelles sont vos tâches en tant que directrice par intérim?
Aude Renaud-Lorrain : Je suis arrivée dans le portrait du Cinéma Moderne en novembre 2019 en tant que directrice par intérim. Il s’agit d’une petite organisation où on touche à tout, ce qui exige beaucoup d’adaptation. Je m’occupe donc autant de la programmation, de l’administration, des demandes de subventions que des ressources humaines, ces dernières représentant une des parties les plus importantes de mes tâches. J’ai eu la chance de commencer dans une équipe qui était déjà bien rodée. Il y avait de beaux défis à relever, et alors que je commençais à prendre mes marques, le mois de mars a apporté avec lui une situation imprévisible. Tout a été chamboulé. Même si les choses se sont plutôt bien déroulées, j’ai trouvé difficile de faire des mises à pied temporaires dans l’équipe, entre autre. Heureusement, l’équipe a été très compréhensive et d’un grand support. À travers cette crise sanitaire, on s’est tous serrés les coudes. Nous entamons la reprise des activités physiques, et l’équipe redevient à peu de chose près ce qu’elle était avant mars. C’était encourageant de voir qu’après avoir été seule, par la force des choses, l’équipe était enfin de retour avec beaucoup d’enthousiasme et de motivation. Nous avons travaillé tous ensemble pour que cette ouverture un peu spéciale puisse se faire dans le partage.
C : Quelle partie de votre mandat vous satisfait le plus?
ARL : Sans hésitation, la programmation! Travailler pour un cinéma permet de voir énormément de films, ce qui est fantastique, que ce soit des films québécois, canadiens ou internationaux, des classiques comme des nouveautés. Il faut se tenir à jour de ce qui se créer. Et parfois, ce volet de programmation dépasse le cinéma, par exemple en ce qui a trait aux expositions qu’on organise. Ensuite vient tout l’aspect collaboratif car même si je suis en charge, des collaborations se font à bien des égards. Nos séries en sont un exemple, ou encore lorsque nous avons des programmateurs invités, et sans oublier le cinéma en ligne plus récemment, grâce auquel nous avons eu des échanges avec d’autres festivals. Ça permet d’ouvrir les options de programmation. Quand on considère cette dernière sur une année, on se rend compte que derrière cette identité qu’elle constitue, il y a plusieurs têtes. Notre volonté est d’aller toucher à beaucoup de choses allant du cinéma documentaire au cinéma de genre, en passant par le cinéma local, les classiques et les grands films internationaux.
C : Au niveau de la programmation, à quoi peut-on s’attendre? La situation actuelle a t’elle une influence?
ARL : C’est évident. En ce moment les distributeurs et vendeurs internationaux ne savent pas trop quoi faire avec certains films. Certains les retiennent jusqu’à l’automne. Par conséquent, notre programmation est faite de dates hypothétiques à l’heure actuelle. Il faut que l’on relance les films que nous aimerions présenter. Sinon, certaines de nos séries telles que cELLEuloid (auparavant DeuXX), projections de films réalisés par des femmes, sont déjà reparties. On propose Clemency (de Chinonye Chukwu) dans cette série-là, et Greener Grass (de et avec Jocelyn DeBoer et Dawn Luebbe) qu’on a décidé de garder. La très populaire série mensuelle M : Les Maudits (programmée par Charlotte Selb et Teejay Bhalla) – cycle de cinéma de genre dans tout ce qu’il y a de plus éclectique – va revenir, et il y aura une collaboration avec le festival Fantasia. Nous voulons continuer notre collaboration avec Isuma, le distributeur inuit. Nous voulons tout poursuivre!
Ck : Quelle cinéphile êtes-vous ? Comment votre intérêt s’inscrit-il en résonance avec une salle comme celle du Moderne ?
ARL : C’est un intérêt que j’ai développé à mon adolescence. J’ai commencé à m’intéresser au cinéma indépendant, aux programmations des festivals internationaux. Et il y a mes, très simplement, mes grands coups de coeur. Certains films changent ta vie! Alors tu réalises qu’à force de voir des films tout le temps tu devrais en faire un métier. Un jour tu te lances. J’ai décidé de faire un bac en cinéma, qui a confirmé mon intérêt. Cela n’évite pas les questions, je suis constamment en train de me remettre en question, je trouve ça sain. J’ai donc essayé d’aller vers la production, puis l’événementiel, avec un passage dans l’univers muséal que j’aime beaucoup.
Et aujourd’hui, le Moderne, qui vient faire la synthèse de tout ce à quoi j’ai touché avant, avec un rapport au cinéma dans sa forme la plus pure : la salle. La taille de la salle me plait, je la trouve belle. Une petite salle est un gros défi. Sa capacité nous permet de programmer des films plus niches, plus indépendants et de faire salle comble assez facilement. Une petite salle comme la nôtre laisse la place à la rencontre, entre les gens, ou avec des réalisateurs. L’importance du lieu est fondamentale : bien que je ne fasse pas partie des membres fondateurs du Moderne (Roxanne Sayegh, directrice générale et co-fondatrice et Alexandre Domingue, co-fondateur) je sens l’importance de notre salle dans le milieu culturel et artistique. Les gens me disent : “ Heureusement que vous existez! ”Une chose est sûre, c’est que la crise fragilise des salles comme ici. Aujourd’hui, le Moderne s’est taillé une place au Québec, on espère que ça restera ouvert dans sa forme d’origine.
C : Allez vous poursuivre l’offre en ligne ?
ARL : Oui mais il faut qu’on se demande dans quelle direction nous voulons aller. On ne peut pas la maintenir sous cette forme. Il s’agissait d’une proposition d’urgence que les distributeurs nous ont fait lorsque le cinéma fermait. Nos connaissances minimales en WordPress nous ont permis de réussir à proposer quelque chose au public. Nous sommes à la recherche de revenus parallèles, alors que notre salle se veut réduite à 16 places. Mais l’offre en ligne ne remplacera jamais l’offre en salle, et son chiffre d’affaires ne vaut pas trop la peine par rapport au travail investi. Elle ne peut qu’être un soutien ou une opportunité de partager des contenus complémentaires, si par exemple il nous est impossible de programmer certains films ou bien si nous ne pouvons le faire que sur une trop courte période. Il nous arrive souvent de projeter des films qui n’ont pas de distributeurs québécois, car nous avons un statut de festival à l’année. C’est intéressant mais nous sommes ainsi les seuls à promouvoir le film, ce qui peut être assez lourd pour une petite structure, et ça a pour incidence que certains films qui auraient dû bénéficier d’un plus grand bouche à oreille on très peu de visibilité et ne fonctionnent pas. C’est crève cœur, pour nous, de retirer des films qui pâtissent d’un manque de promotion. L’option de cinéma en ligne peut donc offrir une autre fenêtre à ces œuvres. Nous pourrions aussi y proposer un tout autre contenu. Il faut expérimenter et réfléchir, rencontrer les gens du milieu. Nous voulons continuer, mais il faut en repenser la forme.
C : Cette option a t-elle fonctionné pendant la fermeture?
ARL : Ce n’est pas un modèle d’affaires viable, non. C’est beau coup de suivi. Maintenant qu’on connait les chiffres on se dit ça ne vaut pas vraiment la peine par rapport au travail investi. Mais comme je le disais, ça reste une option intéressante même si le service est à revoir.
C : En ce qui concerne la mise en place des mesures sanitaires, aviez vous fait un sondage auprès du public? Les résultats ont ils influencé le plan de match de la réouverture?
ARL : La fermeture a été un moment charnière. On a dû agir vite pour déjà mettre en place toutes les règles d’hygiène et de distanciation. Nous nous sommes adaptés. Maintenant que nous avons davantage de temps pour faire le travail, nous sommes plus posés pour prendre des décisions. La grande question était celle du port du masque obligatoire. Quand nous en avons pris la décision, c’était avant la déclaration de la mairesse de Montréal. Mais mon intuition a été soutenue par les résultats de notre sondage. Les gens étaient très motivés par la reprise du cinéma, mais ils choisissaient toujours l’option la plus précautionneuse. Toutes les mesures de santé publique sont donc mises en place, même si c’est parfois contraignant. De toute façon, dans une telle situation, tout est contraignant. Heureusement, les gens sont très compréhensifs et prouvent leur capacité à accepter ces contraintes par leur retour en salle.
C : Avez vous la crainte que ces mesures affectent l’achalandage des événements (hors séance)?
ARL : C’est sûr que ça va nous affecter. Mais nous n’en sommes pas là encore. C’était déjà difficile pour nous de savoir si les gens allaient agir à l’image des résultats du sondage et réellement venir voir des films. Les faits prouvent que oui, les gens sont là, mais c’est certain que ce ne sera pas comme à l’habitude. Honnêtement, je ne sais pas comment il sera possible d’organiser des événements selon les circonstances actuelles. Si le café-bar ouvre, ce sera avec des dispositifs particuliers. La clé, c’est l’adaptation! Dans un autre ordre d’idées, le sentiment de solidarité qui est ressorti de cette pandémie est très positif. J’étais nouvelle dans le milieu, et j’ai trouvé qu’il y avait une belle collaboration entre tout le monde. Mario (Fortin), par exemple, qui est quelqu’un de bien établi, était vraiment dans l’inclusion, il a été super.
C : Diriez-vous que d’aller voir un film en salle devient un geste politique?
ARL : Oui, venir au cinéma devient un geste politique, un geste qui a une incidence. C’est un soutien à la culture locale. Si le public n’avait pas été là depuis l’ouverture du Cinéma Moderne, nous n’aurions pas pu naviguer de la sorte. Au delà de la crise sanitaire, nos défis demeurent. En ce qui concerne le futur, je me demande comment arriver à fidéliser les plus jeunes, celles et ceux qui n’ont pas nécessairement l’habitude d’aller au cinéma. Je me rends compte que mon habitude à moi me vient de mes parents. Ça me plonge dans le souvenir de mes expériences en salles en tant qu’adolescente, lorsque nous sortions de l’école secondaire et que nous allions au cinéma le vendredi soir. Il y a encore du travail à faire pour aller chercher ce public-là. On réfléchit, on fait parfois des erreurs et ce sont les 70 ans et plus qui viennent voir le film en question. (Rires)
C : Quels sont les films qui ont marqué votre vie?
ARL : Étant francophone et avec une ma mère française, j’ai été influencée par le cinéma français, notamment celui de Maurice Pialat. J’ai aussi eu la chance de développer une connexion avec le cinéma iranien, notamment celui d’Abbas Kiarostami. Je nomme des cinéastes plus que des films, et c’est peut-être qu’en quelque sorte l’attachement au cinéma d’auteur se traduit davantage par un rapport au cinéaste qu’à un film en particulier.
C : Pendant la pandémie, un catalogue plus classique s’est ouvert sur Netflix. Est-ce que vous percevez une concurrence avec les salles indépendantes due à cette initiative de la plateforme? Est-ce que vous considérez que ces classiques y ont leur place?
ARL : Oui, je pense que ça fait concurrence dans une certaine mesure. Mais en même temps, peut-être que les jeunes de 15-16 ans vont rencontrer ce cinéma en regardant le Netflix de leurs parents. Personnellement, je trouve Netflix décourageant parfois. Les gens disent « Ouais mais t’as pas vu ça ? C’est super ! » Oui, mais c’est noyé dans un néant d’atrocités, de réalisations sans talent, sans réflexion, sans remise en question, sans doutes… Truffaut sur Netflix, pourquoi pas, Godard? D’accord… J’espère seulement que ça ne va pas nous empêcher de jouer des films. Parfois l’acquisition de contenu est exclusive, refusant l’accès à toute autre plateforme, salle ou autre. Ça, c’est vraiment fâcheux. Il y a des films que nous sommes dans l’impossibilité de jouer pour cette raison. C’est soit beaucoup trop cher, soit catégoriquement refusé. Netflix ont instauré ce système où ils offrent leur contenu aux salles. Ils deviennent alors des collaborateurs à mes yeux. Ce sont de belles possibilités. Il y a de la place pour tout le monde. S’il y avait une autre petite salle de cinéma qui ouvrait à Montréal, je voudrais vraiment que ça soit une collaboration avec le Moderne, qu’on s’écrive, qu’on se coordonne au lieu de demander l’exclusivité et d’être en conflit. Il faut une stratégie fondée sur le dialogue. Nous avons rarement des exclusivités, mais parfois c’est notre tour d’en avoir! C’est peut-être parce que personne d’autre ne voulait avoir ce film. (Rires) Avec une salle à 54 places, il est difficile de penser que nous puissions être une menace pour de plus gros cinémas.
C : Il y a eu beaucoup de discussions entourant l’idée de services essentiels en temps de pandémie. Est-ce que vous pensez que la culture est un service essentiel ?
ARL : J’aimerais répondre tout simplement oui. Je dois dire que, dans les circonstances actuelles, il faut vraiment faire attention… J’espère que la culture ne va pas être placée en situation difficile au niveau politique, là où il y aurait des obligations au niveau gouvernemental. Sans ces obligations, c’est aux individus, aux directeurs de cinémas ou de théâtres, par exemple, de décider si les endroits culturels restent ouverts ou non. Mais oui c’est essentiel, c’est sûr. J’ai une pensée pour tout ce qui est du domaine de la performance artistique. Je pense que les gens en ont vraiment besoin, besoin de ce sentiment unique qu’est le live, que ce soit de la musique ou du théâtre. Il y a des gens passionnés de cet instant-là. C’est bien de mettre l’argent dans le numérique, dans les captations, mais vivre l’art en direct est quelque chose d’irremplaçable. Le combat est loin d’être gagné, les contraintes actuelles changent complètement la donne pour les artistes qui œuvrent de ce côté-là. Et si nous arrivons à composer avec ces conditions-là à court terme, il faut trouver des alternatives. Sortir un livre, par exemple… c’est obligatoire pour notre santé mentale. Voir des films, en discuter. Ça ouvre l’esprit.
Retrouvez la programmation du Cinéma Moderne !
Entretien: Sophie Leclair-Tremblay
Photographie: Prune Paycha
Cinémaniak remercie chaleureusement Aude Renaud-Lorrain ainsi que toute l’équipe du Cinéma Moderne.
Retrouvez notre première entrevue du dossier TOU.TE.S EN SALLES avec Mario Fortin, administrateur des Cinémas Beaubien, du Parc et du Musée ici.