États-Unis, 1989
Note : ★★★★
Terriens. C’est peut-être étrangement comme ça qu’on se sent en regardant For All Mankind. Simplement, humblement et… terriblement terriens.
Avec ce documentaire exclusivement fait d’images d’archives, le réalisateur Al Reinert propose d’embarquer dans l’une des plus fascinantes épopée de la modernité : la conquête de la Lune. Nous voici donc emportés par le lyrisme inaugural d’un Kennedy fraîchement élu, qui dans un discours de 1962 promet non seulement à l’Amérique, mais aussi au monde entier, de réussir une prouesse scientifique sans précédent : faire marcher un homme sur la Lune et le ramener sain et sauf sur Terre. Puis, bercés par l’époustouflante qualité visuelle d’images ramenées de l’inconnu il y a de cela 50 ans, se nouent dans le coeur et l’esprit du spectateur une hypnotique impression de vaste infini vite rattrapée par ce que l’humanité possède de plus simple, sa finitude.
Au début des années 60, le programme Apollo devient l’un des principaux chantiers scientifiques de la décennie, motivé par une ambition politique claire : manifester au monde entier, à commencer par l’URSS, la suprématie américaine. Quand Kennedy proclame haut et fort le choix des États-Unis d’Amérique d’aller sur la Lune non pas parce que c’est facile, mais précisément parce que c’est difficile, l’avancée des travaux est loin de laisser penser que seulement sept ans plus tard le premier homme marchera sur le mythique satellite terrestre. Le 21 juillet 1969, le LEM américain alunit. Neil Armstrong et Buzz Aldrin foulent le sol lunaire jusqu’alors vierge. Réalisation posthume d’un des grands rêves du charismatique J.F.K., l’Amérique y plante sa bannière étoilée repoussant ainsi ses frontières au sol sélénite.
On pourrait penser que parler de For All Mankind est un exercice simple, celui du triomphe de la science, de la gloire de l’esprit de conquête. Mais regarder ces hommes se mettre en danger pour poser un pied dans le désert lunaire, provoque un étrange malaise contradictoire, comme un vertigineux numéro d’équilibristes évoluant sur la fine ligne de la science, entourés de rêves, de fantasmes, de foi, d’enjeux géopolitiques et de vide cosmique.
Comment réconcilier un rêve mythique et l’orgueil politique américain blessé par l’envoi d’un satellite russe en orbite ? Comment investir le récit de la conquête lunaire ? Comment exprimer l’inédit ? En choisissant de coudre ensemble les témoignages des astronautes successivement impliqués dans les missions Apollo, Al Reinert offre un récit choral à cette épopée de happy few. Regarder ce documentaire c’est un peu comme suivre une danse trouble dont les pas sont tout à la fois une performance d’athlètes autant qu’un acte de foi. For All Mankind est un troublant miroir à deux faces. D’un côté la mise en partage impossible d’une expérience scientifique et sensorielle inouïe : la conquête d’un lieu extra-terrestre, de l’autre, le reflet de la nature essentielle de l’homme : la Terre. Derrière l’audace scientifique et la réussite manifeste de l’entreprise américaine, s’ouvre un gouffre philosophique. Le film se déroule dans une apesanteur aussi réelle que métaphorique, faisant de cette aventure un objet difficilement saisissable. Reinert évite le sensationnalisme, et tourne le dos à une approche journalistique pour laisser la parole exclusivement aux images et aux hommes eux-mêmes. Les voix calmes et les gestes assurés de ces hommes, corps flottants à quelques milliers de kilomètres de la Terre, véhiculent à la fois l’extrême préparation de l’entreprise autant qu’une impossibilité à concevoir cet absolu inconnu que sont le voyage et sa destination. Le film s’installe, les images s’enchaînent, la navette s’éloigne et un profond sentiment d’étrangeté se met en place. Dans un environnement où les repères sont aussi présents que la gravité, que reste t’il de nos humanités ? Et bien, on dort, on mange, on se rend aux toilettes, on écoute du country. En route vers le Nouveau Far West, l’homme emmène avec lui ce qui lui rappelle la maison : dans cette immensité vierge, le duct tape avec lequel on répare la fuite du tuyau d’oxygène (sic!), la tartinade de jambon, ou… la Bible sont autant de reliques concentrées d’une humanité devenue exception.
Lire sur la mission Apollo, c’est confirmer cette étrange confusion que l’on ressent en regardant le film. Rien ne devrait être laissé au hasard, impossible à cette échelle de risque de s’en remettre à la chance. Et pourtant, il y a quelque chose qui semble relever de l’intercession magique dans le succès de l’entreprise. C’est de ces équilibres incertains que naît la beauté du film, et peut-être l’humanité du projet. À l’image de ces hommes soulagés de leur poids, le film flotte étrangement entre une impression de grande maîtrise scientifique – instruments de contrôle, images de l’espace d’une qualité exceptionnelle, équipement – et une sorte de combinaison folle de hasards. Les voix se confondent, le récit mythique s’articule. Sur une musique de Brian Eno, l’Homme se dirige vers la Lune. Ce que fait le film, c’est construire le mythe à partir du matériel brut des images. Il donne à voir et à entendre de quoi est fait ce grand pas pour l’Humanité. De la solidité scientifique, mais aussi de peurs bien humaines, de détermination et d’incrédulité. D’émerveillement et de surprise. On retiendra l’étonnement commun de chacun de ceux qui incarnent ce récit devant leur part dans l’aventure. Ou encore, la peur récurrente d’oublier quoi faire une fois dans l’espace. Une peur qui fait sourire par sa naïveté, autant qu’elle pétrifie. Oublier quoi faire, sidéré par le noir infini, plus que jamais auparavant du bleu familier.
Car des repères il n’y en a plus. Ou plus exactement, il n’en reste plus qu’un : la Terre. On la regarde par la fenêtre, encore et encore. Voyageurs sans escales, le regard valse du noir le plus profond au bleu terrestre, unique. Et entre Soulages et Klein, il n’y a que le vide. Une immensité qui contraste avec l’exiguïté de l’intérieur de la navette. Arrachés au sol terrestre par une force monstrueuse changeant le feu en glace et mus par un esprit de conquête hors du commun, voilà qu’à 384 400 kilomètres de là ces pionniers pensent à la maison, à la familiarité de son relief, à la douceur de son air. Syndrome de la boule bleue, c’est en quittant la Terre qu’on s’y sent irrémédiablement attaché. C’est dans l’impossibilité d’y retourner tout de suite qu’on en saisit l’exceptionnelle beauté, l’irremplaçable richesse. Un constat qui se vérifie aux abords du sol lunaire, face aux cratères et à cette poussière ultra-fine et pénétrante en guise de comité d’accueil.
Derrière le succès incroyable des premiers pas sur le plus fameux satellite terrestre, surgit la désolation d’un paysage aux variations climatiques extrêmes, hostile à l’homme dans son humanité. La joie éclate sur Terre de voir ses émissaires arriver à bon port, tandis que le coeur du spectateur se sent hésitant à nouveau entre célébration et désolation. Pendant ce temps, le reste de l’humanité est assise dans son salon, et ayant investi dans une plus grande télévision partage le succès d’une entreprise pionnière. Les enfants s’endorment ou rêvent d’être les prochains. Tout dans la conquête de la Lune représente la modernité : des moyens technologiques déployés pour y parvenir à ceux en place sur terre pour permettre la transmission d’un des grands récits des temps modernes, tout y est. Alors que l’on étend la présence humaine au delà des frontières finies d’une Terre que l’on s’apprête déjà à saccager, alors que l’on s’affranchit de la pesanteur et des distances, que certains hommes vivent l’exception, c’est en donnant une narration à cette conquête que ce construit le mythe. Et c’est par le mythe que se dessine une identité.
For All Mankind aurait pu n’être que le relais d’un récit national, celui d’un succès qui ne pouvait demeurer qu’américain, tant il était gigantesque. Mais il est bien plus sensible que cela, redonnant à l’humain son humanité, ses paradoxes qui le poussent hors d’un réel fini et connu vers les gouffres de l’infini. For All Mankind, de voix et de musique, redonne au mythe son humanité, en montrant subtilement que la conquête de la Lune est plus un rapport à la Terre qu’autre chose. Un très beau film, habité par une puissante mélancolie, For All Mankind en choisissant de construire le récit d’une épopée, provoque d’intéressantes réflexions. Derrière le rêve de l’enfant naïf d’aller dans l’espace s’ouvre la brèche de l’adulte, qu’il colmate croit-il par la science, mais on ne s’extrait pas de son humanité, ne fusse en allant sur la Lune.
Durée : 1h20
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