C’est ça le paradis?

France, Qatar, Allemagne, Québec, Turquie, Palestine, 2019
Note : ★★★★ 

 

Le cinéaste palestinien Elia Suleiman nous revient avec un film drôle et sensible sur la Palestine, une comédie d’observation fine et intelligente. C’est ça le paradis?  se déguste au rythme tranquille des tableaux où le cinéaste se met en scène dans trois villes différentes. Nazareth, Paris et New York sous le regard d’Elia Suleiman.

Tous les plans de C’est ça le paradis? sont précisément cadrés pour y faire ressortir, soit la symétrie de son environnement, soit l’humour des situations d’observation. Observation parce que Elia Suleiman, le personnage, ne parle presque pas de tout le film. Les premiers mots prononcés sont « Nazareth » et « I’m Palestinian », et ce, à environ 60 minutes du début du film. C’est ça le paradis?  n’est pas un film de paroles, mais il dit beaucoup. Très proche du style de Roy Andersson, Suleiman réussit néanmoins, avec plus de lumière que l’univers grisâtre habituel du cinéaste suédois, à insuffler son ADN humoristique et politique. Il dédie d’ailleurs son film à sa Palestine natale.

Même si nous sommes dans un ton comique dès les premières images, le film débute avec ce que nous comprenons être le deuil d’une personne aimée. Entre les tableaux avec ses voisins qui divertissent, Suleiman fait don d’une chaise roulante, d’une marchette et de vêtements qu’il range dans des boîtes. Le deuil est le déclencheur de C’est ça le paradis? qui fera apparaître l’absurdité de la vie. Ou tout du moins, fera questionner, par l’observation de son protagoniste, certaines absurdités de la vie. Si le film commence en douceur côté humour, il y aura rapidement un crescendo dans l’absurdité une fois à Paris (la seconde ville) pour augmenter encore à New York (la troisième ville) avant un retour en Palestine. Comme si cette perte lui faisait porter, dans le silence, un autre regard sur le monde. Un regard jamais triste, toujours divertissant, admiratif ou rempli d’espoir. Le cinéaste fait preuve d’un humour intelligent, lourd de sens, mais dans un emballage qui semble bonbon, superficiel. Ses observations sont certes absurdes, mais mises en relation avec son deuil, sa démarche, sa présence, et son rêve (la Palestine), cet emballage révèle quelque chose de profondément beau et optimiste.

Avant même d’atterrir à Paris, l’absurdité monte d’un cran : l’aile de l’avion sur laquelle il a une vue, s’excite de souplesse hors des lois de la physique et de l’ingénierie aéronautique. Immédiatement suivi par une surprise burlesque venue de la salle de bain de l’avion (rapide, mais hilarant). En sol parisien : le choc. Assis à une terrasse, Suleiman déguste un café comme il boit de l’alcool à Nazareth. Il est subjugué par l’achalandage des passants : fixation sur les couleurs des femmes, leurs détails; des sacs de boutique à la main, au bas d’une jupe décousu, aux talons hauts multicolores. Et cette diversité raciale. Dans sa Palestine natale, une seule femme y est mise en scène dans la première partie : une femme voilée, transportant de l’eau. Tout au long de son film, sa caméra ne juge pas ou n’est déplacée. Mais le mouvement incessant de ces femmes le déstabilise, déboussole son regard. À l’apparition de cette porteuse d’eau à Nazareth, la caméra abandonne pour la première fois la position fixe et bouge en travellings pour épouser les va-et-vient que la dame effectue entre ses deux cruches d’eau, le tout agrémenté des magnifiques bruits de ses vêtements. En comparaison, Paris est une stimulation excessive à tous les points de vue. Les cactus qu’il observe et cette femme vaguant à ses tâches sont enrobés dans une tranquillité de la nature, nature absente en région parisienne. Cette introduction à l’Ailleurs se produit à travers cette scène au café. Entre le choc des cultures et le ridicule de celles-ci.

La portion parisienne de C’est ça le paradis? est particulièrement impressionnante. Premièrement parce que la production a réussi à filmer plusieurs lieux hautement touristiques de la Ville Lumière sans un passant. Ainsi, dans ses tableaux, on y voit le derrière de Notre-Dame (avant l’incendie ravageur), la pyramide du Louvre, le Jardins du Palais Royal et la statue de Napoléon sans une âme vivante outre que notre protagoniste. Quelques tableaux ne contiennent que les personnes participant à la situation qui est observée par Suleiman, mais jamais plus.  S’il y a beaucoup de personnes à l’écran, c’est qu’elles sont essentielles à son observation, en témoigne la scène des chaises à la fontaine. Cet accomplissement est également impressionnant car, deuxièmement, il est lourd de sens, voire allégorique. Cette absence de piétons, de passants et de touristes est très révélatrice de l’aspect observateur du film; c’est un peu comme si le réalisateur nous montrait seulement ce qui a retenu son attention, excluant toute distraction : intervention aux limites de l’absurde du SAMU, un voleur de fleurs poursuivi par des policiers en hoverboard, deux touristes japonais à la recherche d’une certaine Brigitte, les avions et les tanks de l’armée française, une vieille dame suivie par cinq policiers dans le métro, un passager inquiétant de ce même métro, les contrôleurs de terrasses ou encore une dame en chaise roulante électrique. C’est à croire que ces tableaux ont été tournés à l’ère du Covid-19.

À New York, l’absurdité rencontre son paroxysme. Le chauffeur de taxi est d’une gentillesse infinie tout en étant le plus grand admirateur des Palestiniens. Tous les passants ont des armes à l’épaule, des mères de famille aux caissiers d’épicerie. L’Halloween envahit les rues. Les parcs sont parsemés de jeunes mères en plein entraînement sportif. L’absurdité est poussée jusqu’à l’extrême dans une séquence de la sécurité de l’aéroport où le cinéaste déjoue les clichés et les attentes.

La structure respecte le même rythme, le même déroulement de ville en ville. Une suite de tableaux drôles qui se termine avec une scène douce, émotionnelle et optimiste, même si irréaliste. Cette douceur est toujours à proximité d’un tableau à plus haute teneur politique. Ainsi, la scène de la dame porteuse d’eau dans la première partie à Nazareth est suivie de celle où deux soldats vaniteux roulent en voiture avec une otage aux yeux bandés sur le banc arrière. À Paris, une rencontre amicale avec un oiseau cohabite avec une scène nocturne où une femme de ménage, noire, époussette dans les bureaux de mode (ordinateurs, mannequins colorés, écran lumineux) qui font face à la fenêtre de sa chambre d’hôtel. Un peu comme si les brillantes couleurs et lumières de Paris n’existaient que par l’entretien de cette dame, ou de ceux qu’elle pourrait représenter. À New York, une scène de grâce où Suleiman observe son ami danser dans un restaurant fermé coexiste avec la séquence de l’ange. Cette scène, aux accents burlesques, montre la poursuite d’une manifestante pro Palestine par les policiers du NYPD qui se termine par sa disparition soudaine. La femme s’évapore lorsque les policiers l’encerclent et lui sautent dessus pour n’y laisser que ses ailes d’ange. Face à cette brusque absence qu’ils ont provoquée, les policiers rebroussent chemin dans la plus totale indifférence. On ne peut s’empêcher de penser aux nombreux meurtres de personnes racisées laissés sans conséquence. Gestes anodins pour le corps policier, une fois disparue ce personnage ne laissera derrière elle qu’une relique angélique.

Mais le véritable fil conducteur de C’est ça le paradis? c’est la présence. Sa présence. Celle d’Elia Souleiman. En Palestine, il est constamment interpelé par ses voisins pour une histoire de citrons ou de serpent sympathique. Ou encore par les clients menaçants qui synchronisent leurs mouvements de consommation d’alcool aux siens. Dans tous les cas, toujours que des hommes. À Paris, chaque interaction avec des humains est transactionnelle : les touristes japonais, la dame du café, le producteur de cinéma. Alors qu’à New York ce sont les extrêmes. Il y a une admiration exagérée, par la célébration : le chauffeur de taxi, l’association des Arabes Américains (délicieuse scène), ou une quasi-ignorance : le supermarché, Gael Garcia Bernal (qui se dit être son ami) et la productrice américaine (interprétée par Nancy Grant) et son assistante.

Et puis entre tous ces tableaux, il y a l’oiseau. Cette beauté. Premier sourire de Suleiman, le personnage, mais surtout l’artiste. Cet oiseau deviendra un complice, cette beauté qui inspire après le refus de financement de son dernier projet cinématographique par un producteur français. Mais cette beauté agace aussi. Et le cinéaste nous montre cet agacement par l’humour : un oiseau insistant, une distraction répétée qu’il devra chasser de sa chambre. Seul véritable moment de solitude, sans interaction humaine, sans observation sur le monde. Lui, seul, avec cet oiseau, son ordinateur et les photos de ce qu’on peut imaginer être ses parents. Un artiste face au processus créatif, interrompu par la beauté du monde qu’il doit écarter pour pouvoir continuer.

Le regard d’Elia Suleiman est innocent, sans aucune malice ou quelconque projection ou encore jugement sur ses sujets. C’est ce qui plaît dans C’est ça le paradis?. Et l’espoir qu’il réussit à y insuffler. À son retour à Nazareth, Suleiman retourne voir les cactus. Il y voit à nouveau la femme voilée qui se dirige vers la source d’eau, filmée par un travelling. Elle s’arrête, se dévoile les cheveux, reprend ses cruches et continue son chemin. Le cinéaste troque le mouvement qui lui était associé pour un plan fixe. Les cheveux libres, la femme poursuit sa marche vers la source d’eau. Un peu comme si la Palestine se dévoilait petit à petit, changeait petit à petit… devant les yeux d’Elia Suleiman, maintenant en position d’observation. Le film se termine par une scène pleine de l’ultime espoir, belle, sensible, inclusive. Suleiman est assis au bar d’une boîte de nuit, verre à la main, et observe des jeunes danser au rythme d’une musique dance. Il y a des gens seuls, des ami.e.s, un couple d’hommes homosexuels, de femmes homosexuelles, tous bougeant au son de la musique sur un plancher de danse parsemé de lasers lumineux. Ces jeunes sont filmés à travers le regard d’un Suleiman qui a vieilli depuis Intervention divine (2002). Il pose sur eux un regard tendre, optimiste, qui l’inspire et inspire, laissant le spectateur avec un sentiment de bien-être.

 

Le Elia Suleiman mis en scène dans C’est ça le paradis? est un délicieux personnage dont le regard nous réconforte. Entre une performance d’acteur magistrale et l’effet Koulechov, Elia Suleiman l’acteur et le cinéaste, a réussi à créer un bijou. C’est la magie d’un cinéaste, de ce cinéaste : son regard optimiste sur le monde malgré son absurdité, sa violence, ses injustices. C’est un regard précieux que l’on doit partager sans modération.

 

Bande-annonce originale anglaise, arabe et française avec sous-titres français :

Durée : 1h42

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