France, 2019
Note: ★★★★
Sélectionné hors compétition au dernier Festival de Cannes, La belle époque est un film habité par la nostalgie d’une époque révolue où son héros s’adonne à la (ré)création des sentiments. Nicolas Bedos y confirme son talent d’écriture, à la fois tendre et corrosif, entouré d’acteurs investis qui nourrissent une œuvre déjà bien féconde.
Victor (touchant Daniel Auteuil) est un dessinateur de presse refusant d’évoluer avec son temps, assujetti par les souvenirs idéalisés d’une vie à présent déchue. Il préfère livres-papiers, crayons, feuilles de dessin aux tablettes, stylet informatique et tout autre objet numérique qui, selon lui, bouleversent notre espace de vie quotidien. Sa femme Marianne (superbe Fanny Ardant) ne l’entend pas de cette oreille, aimant mieux faire la sourde devant l’obstination compulsive de son mari à l’égard du modernisme, symbole d’un changement qui n’a de cesse de l’effrayer. De fait, elle affiche fièrement une concupiscence décomplexée (technologies, amant) afin de rester jeune et dans le coup, au travail comme dans sa vie personnelle. Aux vues des différends qui les opposent, elle ne peut désormais se résoudre à vieillir aux côtés d’un homme ancré dans le passé, préférant le mettre à la porte pour mieux envisager son avenir. Ému par le désarroi de son père, Maxime (Michael Cohen) souhaite le reconnecter au monde actuel en l’invitant, lors d’une soirée d’un autre temps, à replonger dans sa mémoire grâce au talent créatif de son ami d’enfance Antoine (survolté Guillaume Canet). Ce dernier possède une compagnie offrant à ses clients fortunés l’opportunité de (re)vivre le moment de leur choix, dans une fidèle reconstitution historique dotée d’artéfacts sensés reproduire les moindres détails d’une époque révolue. Ainsi, Victor décide de retourner à La belle époque, le café de Lyon où tout a commencé, là où son amour s’est manifesté pour la première fois. C’était en 1974. Un inoubliable 16 mai.
Vraisemblablement née dans les années 30, la Belle Époque est un chrononyme qui, dans l’imaginaire collectif, qualifie les avancées sociales et économiques profitables à une certaine bourgeoisie, entre la fin du 19ème siècle et les prémices de la Première Guerre mondiale. S’il en existe une Allemande et une Anglaise, c’est avant tout la française dont l’Europe se souvient, en raison d’une période culturelle faste influencée par le rayonnement des Lumières et les expositions universelles de 1889 puis de 1900. Paris devient alors la capitale du renouveau grâce à l’édification de la tour Eiffel, la mise en marche de la première ligne de métro (Porte Vincennes/Porte Mailllot) ou encore la création du Petit et Grand Palais. Figure incontestable du divertissement, la Ville Lumière est par ailleurs un théâtre géant où se côtoient impressionnisme (Monet/Renoir), vaudevilles (Feydeau, Labiche) et projections cinématographiques (Cinéorama), témoins d’une volonté de rupture avec un passé délétère. De nombreux cabarets voient le jour (Moulin-Rouge) tandis que les salles de théâtres et de concerts ne désemplissent pas la nuit. Dorénavant, les français veulent se divertir et oublier la morosité ambiante du quotidien décrite par Hugo et Zola dans leur portrait naturaliste d’une classe ouvrière aux prises avec des conditions de vie misérables. Sur ces entrefaites, la Belle Époque restera dans l’imaginaire collectif le symbole d’un foisonnement artistique, exhorté par une joie de vivre et une insouciance nostalgique d’un passé utopique.
À cet instant, la France est aussi l’un des empires coloniaux les plus grands qui soit, divisant le pays entre ses partisans (Jules Ferry en tête) et ses opposants (Georges Clemenceau) dont la majorité est représentée par des ouvriers et des paysans. C’est d’ailleurs sur ce pan de l’histoire que le réalisateur a décidé d’ouvrir son film, dans une scène d’introduction malaisante où de dignes représentants de l’armée napoléonienne se remplissent la panse tout en usant d’impudence à l’égard des domestiques noirs. Rupture de ton. Un 4×4 déboule en trombe dans la cour du château où se donne la réception. Il en sort une flopée d’hommes armés qui viennent prendre en otage tout ce beau monde. Rupture à l’image. Tout ce à quoi nous venons d’assister n’est en fait qu’une vidéo promotionnelle d’un pilote de série produit par le fils de Victor. Au visionnage de l’extrait, ce dernier est assez décontenancé, jugeant d’emblée toute cette esbroufe insipide et insignifiante. D’apparence triviales, les premières minutes du film reflètent, au moyen d’un montage musclé et enlevé, un condensé des thèmes à venir : l’homme qui peine à vivre avec son temps, les réminiscences parfois douloureuses de la mémoire et l’utilisation de la mise en scène pour s’évader d’un quotidien désincarné. À travers cet envers du décor, la scène d’ouverture impose alors un ton et un rythme au récit pouvant étourdir le spectateur le plus avisé, peinant à se positionner face à l’outrecuidance bien trempée de Bedos qui dérange autant qu’elle séduit.

La vie ne tient qu’à un fil parfois si mince qu’il peut être difficile de s’y accrocher pour tisser des liens avec les gens que l’on aime. Il est bon de se rappeler cette époque charnière où nos rencontres façonnent notre identité et interfèrent avec un quotidien qui parfois déraisonne. Si les gens pouvaient de nouveau ressentir l’émoi du premier baiser autant que l’exaltation des premières nuitées, ils ne se quitteraient probablement jamais. Peut-être est-il venu le temps de réapprendre à s’aimer. Peut-être. Tel est le message que semble vouloir nous transmettre le cinéaste, dans ce spectacle fantasmagorique que l’on traverse comme autant de décors factices (anachronisme volontaire des costumes), malgré tout habités d’un enthousiasme authentique semblable à l’univers fantasque d’un Gondry.
La météo des sentiments.
Alors que certains clients fortunés ont la folie des grandeurs et souhaitent dîner avec William Faulkner ou Hitler, Victor est tout pantelant de joie à l’idée de retrouver son amour d’antan. Il n’y a qu’à le voir rentrer son ventre, affublé d’une chemise col pelle à tarte et d’un jean pattes d’eph, pour goûter l’ivresse qu’il éprouve tel un Joe Dassin la fleur aux dents. De fait, on ne peut qu’être touché par la simplicité de cet homme dépassé par le temps, qui lui court après comme on court après les gens : haletant et insouciant. Même si les murs sont en carton-pâte et les lampadaires en toc, le sexagénaire troque son air désabusé pour celui amusé et intrigué de redécouvrir son bistrot enfumé où il aimait autrefois glaner quelques fragments du quotidien, à la dérobée, pour crayonner des portraits satiriques. Après tout, il est là pour jouer le jeu, quitte à courir le risque de se perdre dans des souvenirs restaurés que sa mémoire a peut-être idéalisés. Il lui est alors parfois difficile de déceler le vrai du faux, transporté dans un monde préfabriqué qui évite l’écueil d’une caricature grossière et malhabile au profit d’une ingénuité désarmante de spontanéité.

Cette nostalgie du temps qui passe n’est pas sans rappeler le charme suranné du Camille redouble de Noémie Lvovsky (2012) autant que l’ingéniosité de la mise en abyme théâtrale du The Truman show de Peter Weir (1998). Tout comme Victor, son héros Truman est en pleine crise existentielle, s’efforçant désespérément de donner un sens à sa vie. Tandis que les vrais sentiments n’ont pas leur place dans le show (le « père » se fera évincer après avoir tenté de révéler la vérité à son « fils »), dans La belle époque, ceux qui sont joués finissent par devenir réels, créant une distorsion émotionnelle sans précédent. De plus, si le simulacre du show échappe à Truman, Victor lui n’est pas dupe, préférant jouir de chaque instant en faisant la météo sur ses sentiments afin de travestir la vérité pour mieux se draper dans le mensonge.
Héros malgré lui.
Dès lors, Victor est projeté 40 ans en arrière sur un immense plateau de tournage où tous ceux qui l’entourent sont des marionnettes cornaquées par Antoine. Derrière un miroir sans teint comme autant de visages usés par le temps, ce dernier tire les ficelles, criant et insultant s’il le faut afin d’obtenir le meilleur de chacun, jusqu’aux muettes silhouettes des figurants qui s’activent dare-dare pour respecter l’authenticité de la reconstitution. Par le biais d’oreillettes, il dicte ou corrige le jeu de tous, notamment celui de sa compagne et actrice du jeu Margot (pétillante Doria Tillier), dont la relation tumultueuse connaît plus de bas que de hauts. Malgré la grande confusion de ses sentiments, il croit encore à l’amour dont il se décharge avec véhémence à travers des dialogues empreints de sincérité pour réparer ses erreurs du passé. Omnipotent et orgueilleux, il ne supporte aucune approximation sur un script très écrit et minutieusement pensé, pour mieux conserver la véracité des souvenirs des clients qui ont fini par s’étioler avec le temps. Il porte un soin particulier à cette soirée car Victor a su combler cette image du père absent en lui offrant un livre qui l’a remis sur pieds lorsqu’il était adolescent. Éternellement reconnaissant, il lui concocte alors toute une veillée, convaincu qu’un acte manqué peut avoir un impact sur le temps. à l’image de ces ascenseurs qui se croisent inexorablement..

On reproche souvent à Nicolas Bedos sa fascination excessive à mettre en scène, non sans complaisance, les afflictions sentimentales qui l’habitent. Avec ce deuxième long métrage, il a pourtant choisi de rester dans l’ombre de sa caméra, à la différence de Monsieur et Madame Adelman (2017) où il officiait sous les feux des projecteurs. Toutefois, le personnage d’Antoine est une sorte d’alter ego lui permettant d’exorciser de vieux démons. Quand Canet regarde au travers d’un miroir sans teint, c’est le reflet de Bedos qu’il nous semble apercevoir tant les deux hommes partagent ce goût commun pour la mise en scène de tribulations amoureuses parfois hasardeuses (image de l’acteur/réalisateur qui fait tourner sa propre femme). Pour autant, le cinéaste ne semble pas assumer complètement ce double à peine voilé, alternant les moments de poésie par des répliques cinglantes qui font mouche assez souvent. L’humour dosé au diapason permet de tempérer les élans du cœur de l’auteur qui cherche à désamorcer la mièvrerie qui pourrait malencontreusement pointer son nez. Mais il n’en est rien. Tout est passé au crible, du vaudeville banal (Marianne couche avec le meilleur ami et patron de Victor) au régime minceur de Gwyneth Paltrow sans jamais juger ses personnages qu’il aime chacun à sa façon pour ce qu’ils sont. On est alors saisi par l’émotion juste et sincère à laquelle on ne peut échapper. Dans la peau d’un faux client du jeu, Pierre Arditi émeut par son inflexible ténacité à vouloir se rabibocher avec son père comme avec son passé. L’itération de ses apparitions comico-tragiques témoigne alors du simple besoin qu’est celui d’être aimé. Ardant et Auteuil ne sont pas en reste tour à tour émouvants et mordants. Quant à Doria Tillier et Guillaume Canet, ils font montre d’une fragilité et d’une opiniâtreté troublante.

C’est dans une démarche proustienne que Nicolas Bedos remodèle son héros, emporté dans un carrousel d’images et de décors plus enivrants les uns que les autres. Cette belle époque dont il nous parle n’a pas d’âge ni de prise sur le temps. Habitée de douces chimères, elle déborde d’une fraîcheur salutaire pour qui souhaite s’évader un instant. On se remémore cet endroit propre à chacun où l’on savait être à l’écoute de ses envies et de ses besoins sans aucun remord. On y vit simplement, on aime follement. La jeunesse et l’insouciance en bandoulière, à deux sur un vélo ou laissant partir son amour à vau-l’eau. Rien n’est calculé ni même rentré dans un agenda préprogrammé. On préfère savourer chaque instant de cet espace temps le regard pétillant pour enfin se poser et se souvenir d’un doux parfum singulier, d’un sourire contagieux plus que d’une lettre déchirée ou d’une assiette cassée. La vie est alors ainsi faite de ratures que Bedos se plaît à vouloir corriger dans cette parenthèse enchantée où Victor est un inflexible nostalgique, animé d’une force indicible qui le pousse et lui sert de moteur. Et le moteur à ce voyage dans le temps, c’est le cœur.
Durée: 1h50
Ce film a été vu dans le cadre du Festival Cinémania 2019.