Jeanne Herry bonjour, vous venez défendre à la 29ème édition du festival Cinemania votre 3ème film, Je verrai toujours vos visages. Pouvez-vous nous parler un peu plus de la justice restaurative au cœur de ce nouveau métrage, plutôt méconnue par le grand public ?
Jeanne Herry : Oui, je suis surprise que ce soit autant méconnu au Québec alors que c’est un endroit où la justice restaurative est vraiment beaucoup plus développée qu’en France. Je pensais vraiment que ça serait plus connu ici. Rires.
En quelques mots, c’est une justice complémentaire de la justice pénale qui consiste à faire se rencontrer et dialoguer, dans des espaces sécurisés, des victimes et des auteurs d’infractions. Ça vise à la réparation, à la restauration.
Dans ce dialogue entre les deux parties, ce qui est intéressant à mon sens et qui est très bien rendu dans le film, c’est l’entraide mutuelle que se donnent les uns les autres.
JH : Oui c’est le principe de cette justice, que les gens bougent et se réparent par eux-mêmes, par une reprise de pouvoir sur leur vie. C’est une espèce de processus très dynamique qui tient sur le dialogue et la rencontre avec la subjectivité des autres que de dire : « voilà ce que j’ai vécu », « voilà comment je l’ai vécu »… Ce sont des subjectivités qui se rencontrent et se confrontent, parfois elles sont en opposition, mais il y a toujours de l’écoute. Ces protocoles et ces dispositions sont construits de façon à permettre aux gens d’arriver à être capables de parler, de s’entendre et de s’écouter correctement. Forcément, ça génère de la compréhension mutuelle. On arrive un peu plus à se mettre à la place de l’autre, à comprendre ce qu’il a vécu. Ça responsabilise un peu plus les auteurs d’agressions et ça fait tomber les peurs pour les victimes. On se rend compte que ce ne sont pas forcément des monstres, des fantômes. Ce sont des humains.
C’est-à-dire que sans excuser leurs actes, on comprend un peu plus pourquoi ils ont été posés au travers leur parcours qui vient donner des éléments de réponses.
Oui. C’est sûr qu’au bout d’un moment, dans ce type de dispositif, les victimes ont généralement besoin d’exprimer leur colère, parfois leur détresse, leur souffrance. Elles ont besoin d’exprimer ce qu’elles ont vécu, comment elles l’ont vécu ainsi que toutes les répercussions que ça a eu sur leur vie, surtout pour celles qui en ont vécu de très fortes. Et puis au bout d’un moment, une fois qu’elles ont eu l’espace pour expliquer tout ça, elles s’intéressent aux agresseurs et elles ont besoin de comprendre le passage à l’acte : « pourquoi t’as fait ça », « pourquoi t’en es venu là ». Et quand on commence à gratter la vie d’un agresseur, de quelqu’un qui génère de la violence, ce n’est pas très original de dire que ce sont souvent des gens qui ont également subi de la violence. C’est la violence qui fabrique la violence qui fabrique une autre violence… C’est comme ça. On se rend bien compte que les agresseurs ont aussi un passé victimaire dont ils n’ont parfois pas du tout conscience. Il y a donc une meilleure compréhension des uns et des autres parce qu’on se rend compte que les auteurs des agressions ont un manque cruel d’imagination par rapport au mal qu’ils ont pu générer. Si certains sont tout de même responsabilisés, la plupart ne le sont pas vraiment et ne comprennent pas pourquoi c’est si dur de s’en remettre pour les victimes. Ils apprennent.
Afin de ne pas rompre le lien de confidentialité et de confiance entre les intervenants, les victimes et les auteurs des infractions, vous n’avez pas pu assister aux réunions. Par contre, je crois qu’il a été possible pour vous d’assister aux formations. Comment les avez-vous vécues de l’intérieur ?
C’était super intéressant d’autant plus, comme vous l’avez dit, que je ne pouvais pas assister aux vraies rencontres, aux entretiens. J’ai adoré faire ces formations. J’en ai fait plusieurs, notamment dispensées par des québécois via zoom et c’était bien. Ce qui est intéressant, c’est la posture des animateurs car elle est très singulière en justice restaurative. C’est vraiment quelque chose qui n’est pas facile à attraper : l’écoute, la façon de relancer, la façon d’accueillir, d’encadrer, d’animer. C’est quelque chose de très particulier. Ça m’a vraiment aidée à comprendre. Les formations en elles-mêmes, sous forme de mises en jeux, de jeux de rôles, de mises en situation, étaient très ludiques à faire parce que tout d’un coup, on jouait des agresseurs, on jouait des victimes et on essayait d’être des animateurs. Dans ces formations, on se trompe, il y a beaucoup de tensions et les gens font ce qu’ils peuvent. Au début c’est un peu catastrophique, mais ça finit par devenir drôle à certains moments.
On le voit d’ailleurs dès l’ouverture du film où il n’y a pas vraiment de prologue. On rentre rapidement dans le vif du sujet avec cette scène d’ouverture très ingénieuse car elle permet au spectateur de ressentir ce que vivent les intervenants et leurs invités. Par ce biais-là, vous expliquez en quelque sorte au spectateur comment écouter et recevoir les informations provenant du film. Cette mise en situation rapide des intervenants dans la formation, permet au spectateur de se familiariser en même temps qu’eux aux procédures et aux règles de la justice restaurative. C’est quelque chose qui vous ait venu rapidement ?
Oui assez rapidement et avec cette petite roublardise de scénario.
Cette mise en abîme ?
Oui voilà. Ça m’amusait d’imaginer que les gens pensent dès le départ qu’Élodie Bouchez est une agresseuse qui a tué son mari puisque c’est ça qu’elle joue.
« Quand j’ai tué Marc, je n’étais pas dans mon état normal ». Rires.
Je me suis dit c’est marrant, mais justement, comme vous l’avez souligné, pour comprendre cette posture, pour comprendre comment ces gens écoutent, doivent écouter, doivent surfer sur la vague de l’autre et ne pas imposer. Dans mon film précédent, Pupille (2018), il y avait aussi des encadrants, des assistances sociales, des éducatrices et pour le coup, ce n’est pas la même posture. C’est plus directif, c’est autoritaire d’une façon bienveillante et utile bien évidemment mais là, dans la justice restaurative, il ne le faut pas. Ce ne sont pas des gens qui doivent diriger mais vous suivre et vous accompagner.
Ce sont des gens à qui on n’a jamais donné la parole donc il s’agit d’écouter et d’accueillir les informations sans jugements.
Oui et de les accompagner dans leurs attentes : « qu’est-ce que vous voulez, vous ? ». Et non pas : « je vous conseille de faire ça » ou « vous devriez faire ça vu votre profil, moi qui suis psy, moi qui suis flic, moi qui suis avocat, moi qui suis assistante sociale »… C’est remettre les gens à un endroit central de leur vie et à un endroit actif.
C’est ce que l’on ressent beaucoup dans les échanges entre le personnage d’Élodie Bouchez et celui d’Adèle Exarchopoulos. La première questionne beaucoup la seconde et lui explique qu’elle est là pour l’aider à se rendre là où elle le souhaite et à atteindre ce qui pourrait l’amener à une forme de paix intérieure. C’est d’ailleurs un très beau plan qui se répète dans le bureau parce que l’on a d’un bord Élodie Bouchez avec une fenêtre large grande ouverte et de l’autre, Adèle Exarchopoulos avec en arrière-plan de multiples petits cubes en verre qui viennent mettre en exergue le fouillis qu’elle vit émotionnellement.
C’est sûr que l’enfermement c’est une dimension du film, une thématique qui n’est pas spécialement frontale mais néanmoins très présente. Le film se passe en grande partie en détention, dans une prison avec des gens enfermés et des victimes dont on voit bien qu’elles le sont également, limitées psychiquement par leurs traumas. Elles ont du mal à bouger, tourner cette page douloureuse. Le décor des entretiens ne se passe pas en prison pour le coup entre Adèle et Élodie. Il y avait ce bureau avec ces petits carreaux de verre à la fois très lumineux mais aussi semblables à de petits grillages. C’est vrai donc cette notion d’enfermement comme vous l’avez notée et ça me fait plaisir.
Vous parliez de Pupille tantôt qui comme votre dernier film, met en lumière le quotidien de travailleurs sociaux dans leurs fonctions, que ce soit par rapport à l’accouchement sous X et l’adoption dans le premier ou encore de la justice restaurative dans le second. Les deux films se répondent bien je trouve. Ce ne sont pas des documentaires et pourtant, la démarche sociale qui s’en dégage est empreinte d’un réalisme émouvant car il fait état de quelque chose que l’on ne connaît pas. On ne sait pas comment c’est de l’intérieur. On n’en parle pas spécialement autour de nous parce qu’on ne nous éduque pas à parler de soi.
Qu’est ce qui a motivé cette forme de cinéma tourné vers les autres ?
Disons que j’ai assez vite tranché sur le fait que je ne piocherai pas dans une matière autobiographique frontale pour écrire mes films. Ça ne m’intéresse pas beaucoup. Je n’ai pas une vie hyper intéressante. Elle est intéressante à vivre, mais pas d’un point de vue cinématographique. C’est vrai que cela fait deux films où je vais étudier des endroits qui font parties d’un réel pas très connu. Il y a chez moi cette petite prime à la curiosité et à l’intérêt que ça peut, j’espère, susciter chez les autres. Puis ce sont deux endroits gorgés de cinéma parce qu’il y a beaucoup de romanesque, beaucoup d’enjeux. Les gens vivent un moment très fort de leur vie. C’était pareil dans Pupille. Finalement, si on fait le compte, il y a beaucoup de choses fortes que l’on vit et qui se passent dans des petits bureaux pas très jolis, assis sur des chaises moches où l’on n’est pas en mouvement. C’est l’école, c’est l’hôpital, ce sont les services sociaux, le monde des avocats. Ce sont des endroits où en général on vit des choses importantes. C’est une forme de moteur pour moi d’écrire des scènes fortes et de les donner à jouer aux acteurs. Or là, ce sont deux films, deux endroits où forcément il y a beaucoup de matériel.
À l’intérieur de votre dispositif filmique, vous avez choisi de ne pas mettre en scène les agressions que les victimes subissent. Vous avez opté pour une mise en scène sobre, sincère, sans pathos, avec peu de musique, permettant ainsi de se concentrer sur les mots des personnages qui à eux seuls nous laissent très bien imaginer les scènes. Le film est très écrit, avec des monologues souvent longs et douloureux qui se suffisent à eux-mêmes. De fait, on se concentre sur les paroles prononcées et non plus sur le visuel, ce qui en décuple l’effet. C’était quelque chose qui était très clair dès le départ pour vous la forme que le film allait prendre, de ne pas se concentrer sur le graphique ?
Oui vraiment car j’adore écouter les gens parler. Je trouve ça toujours très captivant. Je suis obligée de me référer à ce qui moi me captive en premier lieu et c’est vrai que j’ai tranché assez vite, un peu en tremblant au départ, en espérant que ces récits suffiront aux gens. Mais je me suis dit que ce serait comme avec un bon livre, on se fabriquerait nos propres images. Je trouvais que ça laissait beaucoup d’espace pour le spectateur justement, surtout que ce n’est pas du bavardage ce qui se passe. Les gens parlent, s’écoutent, cherchent leurs mots pour bien s’exprimer. Ils sont dans un effort. Dans ces rencontres, il se passe des choses d’une grande intensité tant dans l’écoute que dans la parole. Les gens sortent de là épuisés émotionnellement, et les acteurs également. Ils sont sortis de ce tournage fatigués parce qu’ils ont beaucoup écouté, parce qu’ils ont été émus, parce qu’ils ont beaucoup donné, parce que, comme vous l’avez dit, les monologues sont longs. C’était beaucoup d’efforts de mémoire. Je les ai pourtant beaucoup coupés au montage, notamment Leïla Bekhti. C’est la première qui s’est lancée avec son monologue qui durait 10 minutes.
Vous les cadrez longtemps justement dans la réalisation. Quand un personnage raconte son histoire personnelle, c’est souvent une caméra posée qui accompagne la discussion.
Oui pour chaque monologue, j’avais déterminé un dispositif précis. Je mettais 3 caméras sur la personne avec des valeurs différentes pour recueillir la sève de cet effort de jeu. Pour ne pas le faire 100 fois. Tout était dédié à la personne qui jouait. On n’est pas dans un documentaire, on est avec des acteurs. Je peux donc me permettre de mettre une caméra très proche de leurs visages. Ils sont chevronnés, ils n’ont pas de problème avec ça. Je suis allée filmer l’écoute avec une caméra posée. C’était important pour moi. Dans le monde d’Adèle Exarchopoulos, je la filme toujours caméra à l’épaule, même si ce n’est pas une caméra très nerveuse. Mais dans le cercle de parole autour du vol avec infraction, c’est toujours très posé, sans trop d’effets, juste ce qu’il faut.
Oui vraiment, il n’y a pas de curiosité malsaine dans ce cercle. Tout se fait dans le respect et dans l’écoute. Créer des images de flashbacks aurait peut-être incorporer cette idée de voyeurisme qui n’était pas vraiment à mettre en lien avec le sujet.
Oui ce n’était pas nécessaire je trouve.
Vous montrez les différents aspects que peut prendre la justice réparatrice, en groupe ou en solo. Je ne parlerai pas de film choral parce que c’est plus un ensemble que des destins croisés qui ne se connectent pas les uns aux autres. C’est dans cette union qu’ils vont pouvoir s’aider à grandir. En parallèle, vous avez choisi d’isoler l’histoire du personnage d’Adèle. Vous auriez pu utiliser son histoire pour la confronter à celle d’autres personnes, victimes des mêmes abus. Une façon d’amener une forme de respiration malgré le sujet ?
Oui c’était l’idée. En France, il y a deux dispositifs qui sont majoritairement mis en place. Ce sont les groupes de rencontre de 10/12 personnes et puis ces médiations en tête à tête entre une victime ou un agresseur et sa médiatrice. Je trouvais que les deux dispositifs étaient passionnants. Je trouvais surtout que c’était intéressant pour sortir du groupe et ne pas faire un huis-clos, de pouvoir tisser les deux dispositifs ensembles. De plus, il y a des échos entre les histoires. Les victimes se ressemblent également. Dans la vie on souffre, que ce soit pour un viol, un vol à l’arrachée quand il est traumatisant, même si tout le monde n’est pas traumatisé par un vol à l’arrachée. Il y a des gens dont les échos sont les mêmes sur la souffrance, les traumas, les symptômes de stress post-traumatique, les cauchemars, la peur, les empêchements, les symptômes d’évitement. Tout ça fait donc écho. La peur et la colère traversent tout le film. Tous les personnages à un moment donné ont peur, tous les acteurs également.
Et comment avez-vous choisi le thème de ce groupe de parole qui n’est sans doute pas un hasard ?
En effet, j’aurais pu choisir une typologie de crimes, les homicides, les violences conjugales…J’ai préféré le vol avec violence parce que je voulais une thématique un peu banale, que l’on considère de l’extérieur, d’un point de vue sociétal, comme des crimes pas très graves, c’est-à-dire comme des petits braquages.
C’est d’ailleurs ce qu’expriment les agresseurs dans le groupe.
Oui, ils ne comprennent pas. Pour eux ce n’est pas grand-chose. Or, on sait que se sont des crimes qui peuvent avoir des répercussions horribles sur la vie de certaines personnes. Je voulais une problématique très sociétale de ce type et puis de l’autre côté, pour les personnages d’Adèle et d’Élodie, je voulais traiter de problématiques intra-familiales. Il y a ce qu’il se passe à l’extérieur des maisons, sur les trottoirs des rues, dans les villes, et puis ce qu’il se passe à l’intérieur, au sein même des familles. On le sait, grâce à notre époque qui n’a pas que des défauts, que ce sont des crimes répandus à l’intérieur même des familles, que la majeure partie des viols ont lieu à l’intérieur même des familles, que les maltraitances sur enfants ont lieu à l’intérieur même des familles. C’était intéressant pour moi d’aller aussi me renseigner sur l’inceste et les drames intra-familiaux. J’avais envie de rentrer à l’intérieur de ces maisons.
Vous expliquez très bien les troubles que peuvent vivre les victimes : la notion douloureuse du temps qui passe, les mensonges proférés pour se protéger et surtout le dégoût de soi. Elles vont apprendre à ne plus minimiser ce qui leur est arrivé. Dans Je verrai toujours vos visages, on apprend que l’objectif de la justice restaurative est de libérer les émotions (colère, rancœur…) par la parole. Qu’est ce qui pour vous matérialise le plus cette libération ?
C’est exactement cette phrase qui m’a fait me dire que j’avais raison de m’intéresser à ce cadre-là, ce terrain de jeu-là. On parle, on pleure ensemble et on met un tout petit peu les choses à distance en les racontant. En les partageant, on se sent écouté.
Pour les acteurs aussi c’était fort, ils pleuraient en écoutant les autres, il y avait quelque chose de très sincère dans l’écoute. Il y en a pour qui ce n’était vraiment pas facile (Dali Bensshala, Nassim) parce que dans la vie, il est très tendre, il a un sourire d’enfant très chaleureux, et là, tout d’un coup, il incarne un personnage dont on se dit : « c’est un caillou ». Il était très fermé, très endurci, très coupé des émotions des autres et de ses propres émotions. Je l’avais prévenu : « ce type ne va pas sourire avant une heure 40 de film ». Et pour lui, ce n’était pas facile comme il est très émotif. Il était touché par les autres et il devait rester dans une écoute propre à son personnage, qui écoute très bien, mais qui ne laisse pas passer ses émotions. Sinon, on a eu des écoutes merveilleuses et incroyablement émotionnelles de Miou-miou et de Leila Behkti. Élodie était très émue par Adèle également. Il y avait quelque chose qui circulait vachement bien dans la libération des émotions des acteurs aussi.
Vous combattez aussi les préjugés. Dans une scène touchante, Sabine le personnage campé par Miou-Miou révèle à Grégoire une autre victime de vol à main armée avec violence, qu’elle l’avait pris au début pour un criminel. C’est un homme mal rasé et un peu bourru d’apparence, il a le physique de l’emploi. C’est un homme tout simplement et sous couvert que ce soit un homme…
Rires. C’est un homme et il ne peut pas être une victime. Rires
Voilà, le spectateur prend alors conscience que peu importe sa classe sociale, son sexe et son âge, les violences peuvent frapper dans n’importe quelle famille. C’est quelque chose d’universel et c’est ce qui fait la force du film de permettre de s’identifier facilement aux personnages.
C’était important pour vous de casser les préjugés que l’on peut tous avoir ?
C’était amusant en tout cas d’offrir et de proposer à Gilles Lellouche un rôle de victime. Évidemment parce qu’il a la tête de l’emploi, comme vous dîtes, du grand costaud très viril donc il aurait été parfait pour jouer un agresseur. Mais il se trouve que du côté des agresseurs, les statistiques sont quand même un peu têtues, ce sont majoritairement des hommes, la violence physique est générée majoritairement et de manière écrasante par des hommes donc c’était important pour moi de ne pas mettre d’agresseur campé par une femme, même si ça existe aussi. Par contre, du côté des victimes il y a les deux. On peut tous trébucher. C’était intéressant pour moi d’écrire pour Gilles un personnage d’un mec un peu déprimé, dépressif, cassé par une agression justement parce que ça l’a dévirilisé, parce qu’il n’a pas su protéger sa fille.
Ça vient rappeler toute cette notion de masculinité que l’on remet beaucoup en question de nos jours et qui vient d’une éducation que l’on a reçue, de ce qu’on a transmis sur l’idée qu’un homme ça ne pleure pas (lire notre critique de Close sur le sujet). Déjà dans Pupille il avait un très beau rôle où il était beaucoup dans l’intériorité et je trouvais ça beau de le voir aller dans ces émotions où on le voit moins, où on n’a pas l’habitude de le voir aller souvent.
Oui, pour moi c’est très intéressant de me servir de cette masculinité virile qu’il incarne beaucoup dans le cinéma français. Il est très populaire Gilles et il le fait très bien, ça lui va très bien les rôles de voyous, de flics, de winners…Par ailleurs, comme c’est un être plutôt pudique, timide et tendre aussi, c’est intéressant d’aller lui demander de mobiliser ça.
Malgré les sujets abordés difficiles, vous arrivez malgré tout à apporter de la légèreté dans certaines scènes comme avec ce duo complémentaire de formateurs dans une première mise en situation d’une rencontre qui tourne mal face à un agresseur, l’un à un peu trop d’assurance et l’autre pas assez. C’était important pour vous de balancer le rythme du film ?
Oui c’est important. Déjà dans la vie, il y a plein de choses que je trouve drôle même quand j’ai envie de pleurer. Je trouve que c’est ludique et j’aime bien rire. Et puis c’est vrai que les gens de la justice restaurative que j’ai rencontrés ressemblent à leur justice. Ils sont ouverts, ils sont sympathiques, ils sont chaleureux, ils sont tolérants. Ils sont dynamiques, très dynamiques. Il y a quelque chose aussi qui leur ressemble, ce ne sont pas des gens qui sont dans une démarche sacrificielle, qui souffrent pour aider les autres. Ils ne souffrent pas, ils s’éclatent. Soit c’est leur métier et ça les passionne, soit ce sont des gens qui vont occuper leur retraite ou remplir leur temps libre en faisant quelque chose d’enrichissant et d’utile. Il y a beaucoup de vitalité, de dynamisme et d’humour dans ce panel de gens que j’ai pu rencontrer donc c’était important pour moi de raconter ce côté-là également. Je ne voulais pas qu’on se dise : « c’est Jésus » et qu’ils soient représentés dans le sacrifice de quelque chose. Ce n’était pas du tout mon approche. Je les envie en fait, j’avais envie de faire comme eux, de faire ce qu’ils font parce que c’est passionnant. Donc oui, la drôlerie il en fallait un petit peu car un film qui matraque trop et qui n’est que dans la dureté, pour moi, en tant que spectatrice, ça me met en défense et je ne laisse plus passer mes émotions. Ça m’intéresse mais il faut que je me protège. C’est pourquoi j’ai eu besoin de donner aussi des respirations au propos du film.
« La justice restaurative c’est un sport de combat ». Cette phrase est prononcée au début et à la fin du film comme un mantra, comme le cercle de parole où l’on se passe le bâton pour parler, pour favoriser l’écoute et le respect des interventions sans les couper, la caméra s’attardant sur les mains, avec cette idée de transmission. Même si le combat, il est bien souvent face à soi-même car il faut apprendre à se regarder et à aimer ce que l’on voit, ne plus se déprécier…La bienveillance accompagne autant les protagonistes que les spectateurs du film tout au long de l’expérience.
Oui il y a du combat partout mais il y en a surtout pour imposer la justice restaurative à la société.
Est-ce qu’elle a du mal à être financée ? Le savez-vous ?
Oui, ça a du mal à prendre, parce qu’il y a beaucoup de méconnaissance et de défiance de la part du monde judiciaire et de la justice pénale en général. Ça va tout à fait à l’encontre de ce que l’on pense. A priori, les gens ne voient pas les bienfaits de mettre des auteurs d’agressions et des victimes en relation. Ils se disent que ça va revictimiser les victimes, ce que l’on ne veut pas évidemment.
C’est cet enjeu que l’on voit dans le film lorsque le personnage d’Élodie Bouchez parle avec son supérieur de ses craintes d’aller trop loin dans l’accompagnement avec le personnage d’Adèle. C’est vrai qu’il faut faire attention car c’est un modèle qui doit faire ses preuves, on ne peut pas se permettre de fauter, de rater parce que ce sont des projets nouveaux, très fragiles.
Oui et en même temps ce n’est que de l’humain, ce n’est pas de la science exacte donc effectivement il y a potentiellement des choses qui pourraient mal se passer, même si tous les protocoles sont faits pour mettre des garde-fous et qu’il ne se passe pas n’importe quoi. Ce ne sont pas des apprentis sorciers qui disent : « allez-y rencontrez-vous et prenez-vous dans les bras ». C’est très préparé. C’est tout ça que les gens doivent comprendre. Oui cela peut ne pas correspondre à certains mais cela peut également faire beaucoup de bien à d’autres.
Durée : 1h58
Je verrai toujours vos visages est actuellement en salle au Québec.
Cette entrevue a été réalisée dans le cadre de la 29ème édition du Festival Cinemania.