Entrevue de Romain Duris et Guillaume Senez pour Une part manquante

Bonjour Guillaume, bonjour Romain, 150 000 enfants sont enlevés chaque année au Japon par l’un des deux parents lors d’une séparation. Vous y étiez en promotion pour votre second film, Nos batailles, lorsque des expatriés vous ont parlé de cette histoire. Qu’est-ce qui vous a donné envie de la raconter ?

Guillaume Senez : Le fait d’être là, ensemble au Japon, d’être confronté à cette problématique nous a beaucoup touchés. On avait envie de tourner ensemble à nouveau avec Romain. On brainstormait un petit peu, on cherchait un sujet. Puis, quand on a entendu parler de ces enlèvements, on s’est dit qu’on tenait quelque chose. Il y avait une espèce de continuité aussi par rapport à mon film précédent, Nos batailles (2018), une envie de continuer à explorer la parentalité, en l’occurrence la paternité. C’était comme une évidence. On s’est lancé dans l’aventure et puis quelques années plus tard, le film est là, à Montréal, à Cinemania.

Vous avez décidé de prendre le parti pris du point de vue d’un immigré français, ce qui est plutôt rare. Qu’est-ce qui vous a décidé à traiter ce sujet sous ce prisme-là?

GS : Plusieurs choses. Tout d’abord le fait que Romain et moi étions au Japon quand on a découvert ce sujet-là ensemble. Dans un premier temps, on nous a effectivement d’abord parlé des problèmes d’expatriés. C’est après qu’on a su que 85% de ces enlèvements concernaient des familles japonaises. On parle de 150 000 à 200 000 enfants enlevés chaque année. Ensuite, c’est vrai que c’est à travers le prisme de la paternité qu’on a entendu parler de cette histoire-là. Il y avait donc une espèce d’évidence que Romain incarne ce personnage de français et de père. Néanmoins, nous avons essayé de montrer dans le film que ça touche autant des étrangers que des Japonais et des Japonaises. Il y a aussi Jessica, le personnage de Judith Chemla, une maman française fraîchement arrivée. C’était intéressant de parler de ce sujet en ayant le point de vue d’une femme également, parce qu’il y a autant d’hommes que de femmes qui sont touchés par ce phénomène.

Ce personnage campé par Judith Chemla, j’ai trouvé justement qu’il agissait comme un miroir face au personnage de Jay, plutôt calme. S’il était un élément, ce serai l’eau. Il y a quelque chose d’apaisant et de purificateur chez lui. D’ailleurs, on le voit souvent aller au bain public. Alors que le personnage de Jessica est beaucoup plus dans le feu, beaucoup plus animé également.

GS : Oui, c’était intéressant de montrer un personnage féminin avant tout. Et Jessica, c’est une espèce de miroir de Jay qui a vraisemblablement vécu la même situation qu’elle il y a 9 ans. Cela nous a également permis d’éviter d’avoir un début de film laborieux très explicatif, comme on le voit souvent à l’écran. Du coup, on découvre ce que Jessica vit et on se dit que c’est ce que Jay a dû vivre lui-même 9 ans plus tôt. On imagine alors, sans doute, qu’il avait lui aussi ce caractère latin, un peu moins dans la réserve ou dans la pudeur où il se trouve à présent. On aimait bien aussi cette idée que Jay soit, dès le début du film, presque plus Japonais que les Japonais. Par la suite, Jessica va le faire évoluer. Elle va peut-être l’aider à redevenir l’homme qu’il était avant, à ranimer le feu nécessaire à son combat. Ce qui est sûr, c’est qu’il change. Il recommence à boire également. J’aime particulièrement ces fluctuations dans les personnages. Ça monte, ça descend, ça crie, ça pleure, ça rigole, ça s’embrasse. Je trouve que c’est à l’image de la vie. On peut être réservé mais vouloir s’octroyer des moments de folie. J’aime bien ces complexités-là dans les caractérisations du personnage.

Jay ne se tourne pas vers la facilité. Il n’est pas dans le rejet complet du pays alors que sa situation familiale pourrait l’inciter à verser dans ces excès. Au contraire, l’aspect culturel est très prégnant dans votre film. Il est très bien rendu. La façon dont vous décrivez son quotidien fait de répétitions et de routines, c’est un mélange entre un lâcher-prise et la recherche constante de sa fille. Il conduit son taxi et comme vous le disiez, il connaît presque mieux la ville que les gens du coin. Il renseigne même à un moment donné un Japonais. Quand il va au bain public, il cache son tatouage parce qu’il sait que c’est tabou au Japon. Il est parfaitement intégré finalement à cette culture-là. Néanmoins une profonde solitude se dégage de lui. Cet isolement vous le rendez très bien à l’image je trouve, avec la lenteur du cadre et avec le jeu des acteurs. Comment vous avez construit cet isolement avec votre personnage?

Romain Duris : Dans le jeu, la réalité de la situation le pousse de toute façon dans une certaine solitude. J’ai bien ressenti ça quand j’ai croisé Vincent Fichaud, un papa qui est dans le même cas de figure. Il n’a pas vu ses enfants depuis 6 ans, du coup, il est dans un combat et une mission quotidienne. J’ai bien senti en lui parlant qu’il avait du mal à se distancer de la situation et à s’autoriser à vivre différemment, à vivre autre chose. Cela crée alors de la solitude, cela crée quelque chose de très profond que personne d’autre ne peut comprendre. C’était assez fort d’avoir ce vécu comme bagage pour jouer le personnage. Il est vrai que cela m’a habité totalement et que je n’ai pas craint d’être juste vide ou trop léger. Il y a quelque chose qui se passe, même dans les silences comme vous dites, quand il va au bain, à chaque moment un peu anodin de la vie quotidienne.

Ça vient figer quelque chose.

RD : Oui. Je ressentais quelque chose de profondément vibrant en moi. C’est ce que j’aime et on a d’ailleurs beaucoup parlé de l’intériorité de Jay avec Guillaume. Alors que le personnage de Jessica est beaucoup plus tourné vers l’extérieur.

Complètement.

RD : J’ai bien aimé explorer cette intériorité parce que c’est quelque chose qui fait sens avec la culture japonaise, avec le fait qu’il est là depuis un certain temps. Il y a une cohérence dans sa façon d’être et dans sa façon de vivre ses émotions.

Oui, parce que le Japon est un pays où, contrairement à la France, on ne parle pas fort. Par exemple, lorsqu’il se fait licencier, il est sur la réserve. Quand Jessica vomi, il la prend à part. Culturellement parlant, elle frappe un mur lorsqu’elle arrive et qu’elle se rend compte que les choses ne se passeront pas comme elle le souhaite, comme elle les connaît.

Et pour vous Guillaume, la solitude du personnage de Jay dans le cadre, dans la réalisation, comment cela s’est mis en place?

GS : J’aimais bien cette idée du taxi parce qu’on ressent cette solitude d’une manière très forte. Il y a 40 millions d’habitants à Tokyo. C’est une mégalopole, c’est extraordinaire tous ces gens que l’on voit passer. Lorsqu’on est chauffeur de taxi, on en croise toute la journée mais bien souvent, on ne leur parle pas, ou presque pas. Il y a une solitude du chauffeur de taxi que je trouvais très belle. On a vu ça dans pas mal de films. C’est vrai qu’au Japon, lorsqu’on conduit, il n’y a pas cette communication directe comme on peut la voir dans d’autres pays. Et puis, il y a aussi le fait qu’il soit étranger, comme beaucoup de chauffeurs de taxi à Tokyo. Franchement, les Japonais ne prennent pas si souvent ce moyen de transport. C’est plutôt les étrangers qui le prennent. On trouvait ça assez beau qu’il soit isolé et qu’il croise plein de gens, ce qui vient encore plus accentuer sa solitude.

Et même par rapport à Lily, sa fille, cette évolution de leur relation dans le taxi, c’était quelque chose de beau à mettre en place. C’est presque un huis-clos où une intimité se crée soudainement dans cet habitacle. Au début on est témoin de la relation entre un chauffeur de taxi et sa cliente qui, petit à petit, va se transformer entre un père et sa fille.

Et cette transformation, on la voit aussi à l’image. La ville, je l’ai trouvée tronquée, souvent cadrée de manière serrée. Il n’y a pas d’horizon, aucune échappatoire. Alors que vers la fin, il y a une sorte de parenthèse où les personnages se retrouvent et peuvent vraiment connecter l’un avec l’autre. C’était quelque chose d’écrit depuis le départ cette respiration-là, sachant qu’il y a une menace qui les guette?

GS : C’était vraiment important. Il fallait cette ouverture vers quelque chose d’un peu plus lumineux. On voulait insuffler plus de lyrisme et filmer ça comme une espèce d’épiphanie. Soudainement, avec cette rencontre, hors de la ville, presque hors du temps, on bascule dans une autre relation. Et puis il y avait également ce petit côté emprunté au suspens alors que la connexion qui se crée entre eux est plutôt belle. J’aimais bien ce paradoxe-là, parce que la vie ce n’est jamais ni tout blanc ni tout noir, ni complètement le bonheur, ni complètement le malheur. On oscille tout le temps. Il va se faire expulser, c’est dur et douloureux, et en même temps, il a retrouvé ce lien si précieux avec sa fille. Il y a quand même quelque chose de beau. Ils restent en contact. J’aime bien la complexité au cinéma. C’est quelque chose qui me fascine. Je l’aime bien en tant que spectateur alors j’essaie d’en insuffler aussi dans mes films.

Il y a un malaise au début entre le père et la fille lorsqu’ils se retrouvent. Et puis la scène de la pêche vient les rapprocher. Ça m’a beaucoup fait penser à une tradition Martiniquaise. On tire les filets avec les pêcheurs également. Je trouve ça beau que ce soit au travers de cette pratique ancestrale qu’ils arrivent vraiment à connecter un peu plus.

GS : Oui. Ça lui permet de lui montrer son ancien métier, de lui apprendre quelque chose de sa personne. C’était une chouette idée. Je ne savais pas qu’il y avait cette tradition en Martinique.

Oui. Ça s’appelle la senne et se pratique au lever ou au coucher du soleil.

GS : C’est aussi avec des enfants? Il y a aussi une espèce de transmission?

C’est très communautaire. Il n’est pas rare que des résidents ou des vacanciers viennent aider les pêcheurs au soleil couchant.

J’ai été surpris de voir que l’affiche reflète également cette parenthèse. Le travail de la photographie change aussi à ce moment-là. C’était important pour vous que l’affiche reflète ce positivisme ?

GS : Je ne m’occupe pas de l’affiche. C’est un travail qui ne me concerne plus à cette étape-là. J’ai la chance de travailler avec un chouette distributeur. On me demande mon avis et je le donne. Cependant, quand on réalise un film, on signe un contrat de cession de droits. À un moment donné, le film ne m’appartient plus. On travaille pendant des années sur une œuvre d’art, l‘œuvre d’art se finit et d’autres personnes s’en emparent. Je ne peux pas dire que je n’aime pas l’affiche. Je trouve qu’elle est efficace mais ce n’est pas une intention de ma part.

Sur cette affiche, on voit un cellulaire. C’est intéressant. On entend de plus en plus qu’on est déconnectés les uns des autres alors que c’est une application qui va leur permettre de garder un lien.

GS : Exact, c’est à travers ce téléphone qu’ils vont rester en contact. La photo de profil de Lily, c’est la photo qu’ils ont faite sur la plage. Il y a beaucoup de choses dans ce selfie. C’est difficile pour moi de parler de l’affiche. J’ai beau l’aimer beaucoup, ce n’est pas moi qui l’ai choisie. Ce n’est pas mon idée.

Dans une scène, Jessica et Jay portent des casques de construction et vont se défouler en cassant des objets. Je l’ai trouvée intéressante parce qu’au fond, ils essayent de se réparer en passant leur soirée à démolir ce qui les entoure. Elle amène surtout un peu de légèreté et de comédie dans un moment de vie qui ne l’est pas.

GS : Oui. Ceci dit, je dois vous avouer que ce n’est pas quelque chose de typiquement Tokyoïte. Il y a des fury room partout dans le monde, surtout dans les mégalopoles. Les gens ont besoin d’exutoire et comme vous dites, de se réparer. Le fait de casser des choses volontairement, ça peut permettre une forme de réparation chez des gens. Donc oui, c’était l’intention effectivement. Tout comme la légèreté. Le sujet est déjà tellement lourd et douloureux qu’on s’est dit qu’il fallait des respirations dans le film. Il y a le singe, la fury room. Il y a plein de petites choses pour qu’on puisse souffler un peu. Sinon, le film aurait été trop plombant et de fait, irregardable. L’idée, c’est de transmettre une émotion. Le rire est une émotion. On avait besoin de ces moments-là. Comme de la musique.

Pour le rôle de Jay, vous avez appris le japonais. Est-ce que ça fait partie des raisons pour lesquelles vous avez accepté de jouer ce personnage? Dans votre filmographie, vous semblez souvent animé par le challenge pour interpréter vos rôles.

RD : Ce n’est pas ce qui m’a fait accepter le rôle. C’était logique pour moi de travailler avec Guillaume après le film qu’on avait fait ensemble. Cependant, il est clair que ça rajoutait de l’attirance pour le projet que le personnage soit au Japon avec cette langue nouvelle à apprendre. C’était assez fou de m’imaginer parler un jour japonais dans la vie. Le cinéma permet de faire ces choses là. C’est génial.

Et avec une fluidité assez folle.

RD : J’ai eu du temps pour préparer le rôle. Je me suis donné 4 mois en bossant tous les jours. C’était agréable car c’est moi qui gérais ma durée de travail. Et lorsqu’il n’est pas forcé, le cerveau est un ami. Quand on a une échéance trop courte, quand il y a de la pression, c’est là que ça peut coincer parfois. C’est à ce moment-là que l’on peut avoir du mal à apprendre alors que l’apprentissage peut être une étape très agréable. Pour moi, c’était que du bonheur. J’étais enfermé dans une espèce de concentration où beaucoup de choses se passaient dans ces heures d’écoute de la langue et de répétitions. Je faisais déjà mon solitaire. Quand on travaille sur des films, on gagne toujours à mettre en place une forme de discipline dans les répétitions qui s’étalent dans le temps. Je pense à De battre mon cœur s’est arrêté (Jacques Audiard, 2005) pour lequel j’ai dû apprendre la technicité du piano. J’ai donc travaillé les partitions musicales. Cela nous permet, à nous les acteurs, de rentrer dans une espèce de concentration en amont sur ce qu’est le personnage. Pendant les répétitions de piano, je pensais à mon personnage. Si à chaque film je pouvais avoir quelque chose de ce genre à répéter, je serais très content.

Cela fonctionne bien avec la façon de travailler de Guillaume visiblement. J’ai lu qu’il aimait beaucoup faire répéter le texte, garder une spontanéité dans les dialogues. J’imagine que vous préparez beaucoup en amont, cela vous permet de garder cette spontanéité-là dans l’improvisation.

RD : Oui. J’aime bien rajouter des petits mots, des petites expressions que j’entendais. Pour bousculer la mécanique. Pour que ce soit moins rodé.

Dernièrement, vous avez une très belle maturité de jeu à l’écran. Sur une période assez courte, vous avez incarné beaucoup de personnages de père, notamment dans Le Règne animal (Thomas Cailley, 2023) ou encore Dans la brume (Daniel Roby, 2018). Est-ce que c’est des questionnements qui vous habitent ? Ou c’est juste le hasard ?

RD : De toute façon, j’arrive à un âge où tu es père ou tu ne ne l’es pas. Et souvent, la question du pourquoi se pose. Pourquoi tu es papa mais aussi, de quelle façon tu l’es?

En effet vos personnages évoluent avec le temps. Vous étiez le premier rôle pour incarner Arsène Lupin (Jean-Paul Salomé, 2004). Dans Les 3 mousquetaires : D’Artagnan (Martin Bourboulon, 2023), vous êtes maintenant Aramis. Vous ne faites plus de rôle de jeune premier.

RD : J’ai eu mon compte. Je ne suis pas frustré. Je n’ai pas de manque. Dans les rôles de papa, il y a plein de belles choses à sortir, à offrir. Il y a une intensité de jeu qui me plaît.

Elle se sent cette intensité.

RD : Elle est magique et elle change tout le temps. Elle évolue aussi. J’en parle parce que je ne pensais pas que ça allait me remplir à ce point-là. Il se trouve qu’à chaque fois, ce sont des papas que j’aime énormément. C’est un goût personnel, autant dans cette histoire où c’est un papa empêché dans un amour un peu empêché, comme dans Le règne animal que vous avez cité. C’est un papa aimant qui a pour mission de sauver un monde en plein évolution. J’ai eu beaucoup de chance d’incarner des papas assez peu communs, qui ne sont pas lisses. Je retrouve finalement dans ces rôles, la même intensité que l’amour que j’ai pu vivre dans des personnages en couple avant.

GS : Et puis tu aimes bien jouer des personnages différents. Tu n’aimes pas jouer la même chose de manière générale. Tu as la chance qu’on te propose des rôles différents et surtout, des rôles de pères différents. Enfin, il me semble.

RD : Vive les papas.

Ça va être le mot de la fin.

GS : Et Vive les mamans aussi quand même.

RD : Je vais les jouer.

***

Durée : 1h38

Cette entrevue a été réalisée dans le cadre du festival de films Cinemania.

Credit photos :

Copyright Une part manquante : Les films Pelleas/Versus productions

Copyright De battre mon cœur s’est arrêté : UGC

Copyright Le règne animal : 2023 Nord-Ouest Films/Studio Canal/France2 Cinéma/Artémis productions

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