Entrevue avec Pascal Plante : Les chambres rouges

Canada, 2023

Note : ★★★★

RENCONTRE AVEC UN CHIC TYPE

Lundi dernier, nous avons rencontré Pascal Plante pour la sortie de son dernier film Les chambres rouges. Un réalisateur aussi passionné que passionnant.

Après Les faux tatouages (2017, notre critique ici) et Nadia, Butterfly (2020), tu viens de réaliser ton 3ème film, Les chambres rouges, très différent de ses prédécesseurs. D’où te vient ce désir de changer de registre à chaque nouveau métrage?

Il y a une réponse un peu philosophique ou personnelle. C’est que si je m’abreuvais toujours du même puits créatif, j’aurais vraiment peur de manquer de choses à dire. On dirait que pour chaque film, j’essaye de siphonner un maximum le sujet, de distiller ma compréhension d’un phénomène X ou Y. Par exemple, j’ai fait un film qui parle de la natation et de retraite sportive avec Nadia, butterfly. Quand les gens me demandent si je souhaite refaire un autre film de sport, je leur réponds spontanément absolument pas. Rires. Je ne peux pas affirmer que dans 20/30 ans mon envie ne sera pas là car il se peut que mon puits créatif se soit naturellement rempli de plusieurs façons, notamment de choses que j’observe, que je lis, que j’ai vécu. Mais à court terme, il est essentiel et même vital pour moi de butiner d’une bulle créative à une autre. Je fais de la jachère. De toute façon, ma cinéphilie est intimement liée à mon désir de cinéma, à mon acte créateur, en ce sens que je regarde beaucoup de films qui se ressemblent et que je rêve du film sur un sujet X ou Y que je n’ai pas vu ou avec un angle nouveau. Il peut y avoir plein de façons de trouver une forme de fraîcheur sur un sujet ou sur un propos. Pour moi, c’est intimement lié à ce que je consomme comme cinéma, mais encore là, ma cinéphilie est éclectique. Peut-être aussi que je suis un produit de ce que je regarde massivement quand je suis en période d’écriture et de recherche. On était en pleine pandémie en 2021 quand j’ai écrit Les chambres rouges et je suis tombé dans le rabbit hole des true crime. J’ai revisité tous mes classiques des films d’horreur. Je ne sais pas pourquoi, le cinéma d’horreur est étrangement réconfortant en période de pandémie.

On exorcise le mal.

Ouais exact. Longue réponse pour dire que ma cinéphilie étant éclectique, c’est naturel que mes films le soient également. Cela dit, je me plais à penser que malgré moi, sans agir de façon consciente, il y a un certain regard, appelons ça le style peut-être, qui se transpose sûrement un petit peu d’un film à l’autre. Si je me vois dans 20/30 ans continuer à faire des films, c’est la seule façon de me protéger au lieu de se cannibaliser et de se bouffer les entrailles sur les mêmes sujets.

Pendant longtemps, les snuff movie étaient considérés comme des légendes urbaines, alimentant les fantasmes de nombreuses personnes. Dans une scène au tribunal, on apprend qu’à ses débuts, la diffusion en direct affectait grandement la qualité des vidéos projetées dans les red rooms sur le dark web et qu’il est dorénavant possible d’accéder à du contenu de qualité.

Sur un sujet aussi délicat, comment tu t’es documenté, procuré des éléments de réponses? Quelles ont été tes références durant l’écriture du film ?

Bonne question. Rires. Je n’ai jamais regardé la vidéo d’un humain où on le voit être torturé ou mourir devant la caméra. La vidéo de Magnotta, c’est des centaines et des centaines de milliers de vues.

10 millions même.

Ah oui carrément. J’avais vu la journée où il y avait eu le plus de trafic, ils estimaient que c’était entre 400 000 et 500 000 personnes en une journée.

C’est énorme.

Oui. On peut toujours la visionner et les vues continuent de s’accumuler. Il y a une nouvelle audience. J’aurais pu pour une curiosité d’ordre sociologique les regarder ces vidéos là, mais j’ai quasiment peur de ce que ça pourrait faire sur mon cerveau. Je n’ai pas envie de voir ça. Donc je suis resté à un, deux, voire trois degrés de séparation de mon sujet. Je lisais à son propos au lieu d’aller complètement dans la méthode gonzo. Ça m’a permis de garder mon historique de navigation safe. Cependant, même si c’est un film de fiction qui devient de plus en plus expressionniste et qui se dissocie un peu du réel, ça m’importait d’avoir une fondation très documentée. Longue réponse pour dire que j’ai consulté, que ce soit pour le côté judiciaire (j’avais des avocats qui m’ont aidé avec le jargon judiciaire) et technologique. Appelons ça l’internet profond. Il y a des choses que j’ai aussi checké moi-même pour inventer les faux messages entre les usagers, les chat rooms et trouver leurs avatars. J’ai passé du temps sur 4Chan et juste ça, ça m’a joué un peu dans la tête. Sinon par rapport à la traite humaine, je ne suis vraiment pas allé là. Mon expert principal consultant technologique, il s’appelle Alexandre, c’est un super bon vulgarisateur et lui-même, quand il y avait des questions plus pointues, il avait son propre réseau pour trouver des réponses à mes questions. Ils ont fait un test de livestream sur le réseau Tor en pré-production du film pour s’assurer que ça fonctionne. Je le mentionne parce que tout le mythe autour des red rooms, spécifiquement sur le réseau Tor, vient d’une grande question technologique comme la vitesse de navigation est vraiment lente : « est-ce que c’est même faisable ? ». La réponse en 2022 après des recherches est oui en fait. On l’a testé. Il y a des contraintes, tu ne peux pas avoir des millions de personnes qui sont loggés en même temps et tu ne peux pas diffuser en HD. L’état islamique a même fait des décapitations sur Facebook live. Donc la question n’est pas « est-ce que ça existe ? ». On peut affirmer qu’il y a beaucoup de cas où des meurtres et des actes horribles se sont retrouvés sur internet en direct. Maintenant, tel que c’est dépeint dans le film, je jongle un peu avec cette idée de folklore caché et je joue également avec le doute qui l’accompagne.

Et pourquoi ce sujet ? Qu’est ce qui a impulsé et motivé son écriture ?

Est-ce que c’est l’idée de faire un film de genre? Est-ce que ça te faisait peur de t’atteler à un tel sujet ou tu l’as vu comme un moyen de stimuler ta cinéphilie ?

Stimuler ma cinéphilie ? Définitivement. Maintenant, les red rooms, c’est un sujet qui est arrivé un peu plus tard. Ce qui a lancé la recherche puis le désir de jongler avec tout ça, c’est le phénomène sociologique des groupies de tueur en série. C’est avec la productrice du film Dominique Dussault que l’on a entendu parler de ce phénomène-là. On se questionnait des années avant le travail d’écriture : « mais qui sont ces femmes ?». On se disait que ce serait des personnages intéressants, qu’il faudrait essayer de les comprendre, que ce serait un contre point à presque tous les films de tueurs en série qui sont, soit à propos de l’enquête, soit le portrait du tueur lui-même. Dans un monde où le true crime est ultra populaire, on se disait que parmi les spectateurs, c’est tout à fait plausible que des gens de la vie ordinaire se rendent dans les salles d’audience. Dans les procès supers médiatisés, il y a des fans qui viennent et des gens normaux à qui il ne suffit que de 2 clics pour les retrouver en ligne. Ils ne sont même pas cachés. Tous les tueurs ont leur page FB, leur fan page et ce n’est même pas considéré comme du contenu à censurer. Mon point, c’est que le climat d’hyper connectivité du monde dans lequel on vit avec l’internet haute vitesse en tout temps aide à trouver n’importe quelle communauté rapidement. L’histoire des groupies est donc venue d’abord, et ensuite, il y a eu la petite épiphanie en processus d’écriture que si le crime est interactif, tout à coup, il peut y avoir un pont entre la spectatrice qui consomme ça et le bourreau, sachant qu’en plus, éthiquement et philosophiquement parlant, on voulait que le tueur soit un objet et qu’il ne parle pas. C’était clair dès le départ que le personnage allait rester dans son coin, seul.

Mutique donc.

Exactement.

Et c’est d’ailleurs ce qui est intéressant dans ton film. Étrangement, le dénouement du procès importe peu. C’est presque secondaire. Le suspense est instillé au travers les raisons qui poussent Kelly-Anne à s’y rendre tous les jours avec dévotion. C’est un personnage complexe car il n’est pas intelligible facilement pour le spectateur. On ne sait jamais ce qu’elle pense, ni qu’elle va être sa prochaine action. Comment as-tu construit son ambivalence ?

Alors déjà sur papier, quand on regarde les aptitudes que Kelly-Anne (Juliette Gariépy) possède en ce qui a trait au hacking, que tu fais un trailer un peu sombre, tu sais que tu vas te faire instantanément comparer à David Fincher. Rapidement, il y avait le spectre de la comparaison avec Lisbeth Salander de Millenium qui planait. Je t’avoue que j’ai eu un malin plaisir à réaliser autre chose. Par exemple, les costumes et l’aura que l’on a voulu créer autour de Kelly-Anne, c’est rapidement devenu quelque chose que l’on voulait de très spectral là où Lisbeth c’est…

Très graphique ?

Oui, elle évolue à côté de murs avec des graffitis. On dirait qu’elle existe dans la ville, beaucoup dans l’informatique, elle est très terre à terre dans la manière dont elle est dépeinte. Nous, à l’inverse, on aimait que Kelly-Anne flotte un peu sur le récit de façon spectrale.

C’est marrant que tu dises ça parce que tu as un plan dans le film où elle quitte un logement dans un halo de lumière. On dirait vraiment un fantôme. Elle ère dans le film.

Oui. C’est complètement voulu. Même le choix du premier plan quand elle est dans la rue, on dirait presque un vampire qui se réveille d’un sommeil de mille ans. Même dans son habillement, on ne donne aucune clef sur le passé de Kelly-Anne. On ne peut pas par exemple la psychanalyser : « elle agit comme ça parce qu’elle a eu tel trauma… ». On ne peut pas la saisir par ce qu’on appelle le backstory. Et tout à coup, tout ce qui est autour d’elle devient générateur de sens : le choix de son pseudonyme en ligne, la décoration, le mélange dissonant, l’art médiéval… tu as l’impression qu’elle aime la poésie et en même temps, elle fait ce qu’elle fait et elle consomme ce qu’elle consomme. On a voulu la rendre dissonante et la faire exister de façon métaphorique. Maintenant, je sais que ça peut aller à l’encontre du plaisir de certains spectateurs qui aimeraient être beaucoup plus ancrés dans le réel. On peut se dire que c’est dur à croire qu’elle fasse tout ça, qu’elle dort dans la ruelle et qu’elle a toutes ces compétences-là.

C’est justement ça la force du film.

C’est ce que je défends en tout cas. C’est justement parce que le film est expressionniste et qu’il passe à travers le regard d’un personnage, lui-même métaphorique, que l’on se retrouve tout à coup dans une fiction où on peut complètement transcender la fondation documentaire et juste s’amuser.

En effet, elle sait où elle s’en va, contrairement à Clémentine (Laurie Babin, une autre groupie), perdue, qui la confronte plusieurs fois sur ses motivations. Par le biais de son personnage, tu t’amuses en légitimant les questionnements du spectateur auxquels tu n’offres jamais de réponse, ce qui renforce, en mon sens, le suspense du film et son climat angoissant. Tu aimes déstabiliser le spectateur ?

Oui mais je ne le fais pas de façon sadique et détachée. Ce jeu avec le spectateur, il est intimement lié avec mon propre plaisir de cinéphile. Quand tu vois un bon film de Michael Haneke ou mettons les bons Lars Von Trier (avant qu’il devienne complètement nihiliste), ils jouent beaucoup dans ta tête et ils savent en tout temps ce que tu penses. Ils te donnent une petite tape dans le dos et te gardent là pour quelques scènes, pour ensuite te briser et t’amener ailleurs en te déroutant constamment. En fait, moi j’aime ça les cinéastes qui réalisent leurs films comme un bon joueur d’échec et qui se disent : « je sais que tu penses que ça va aller là mais moi sachant ça, je vais te surprendre en te donnant exactement l’inverse en allant ailleurs ». Après, il faut savoir le faire d’une façon surprenante mais qui ait l’air inévitable. Faire des twists complètement saugrenus, faut pas jumper le shark, faut pas faire des actes de dieux qui arrivent partout pour dérouter. Sinon, on se sent floué comme spectateur. Mais quand c’est construit d’une façon plutôt habile, tu n’as quasiment pas le choix après ça de te dire « bravo, la personne était dans ma tête et savait exactement comment me dérouter ». Mon point, c’est que c’est intimement lié à mon propre plaisir et j’essaye juste humblement, pas que je me compare à Haneke, de faire un film qui agit selon ce principe là, à mon échelle. C’est un acte généreux de cinéaste, il n’y a pas de sadisme là-dedans. C’est le fun un film de genre comme ça, c’est le fun de se sentir angoissé. C’est safe, c’est de la fiction. On flirte avec le danger mais on est safe.

Le film fonctionne bien grâce à la dichotomie entre Kelly-Anne et Clémentine. L’une est à l’aise, seule, dans un condo froid et austère digne d’une publicité IKEA, quand l’autre est attirée par les paillettes du showbiz, la gloire et la célébrité rapide, nourrie d’un besoin d’attention afin de se sentir validée en tant qu’être humain. Elle peine à interagir normalement socialement. Sa solitude est accentuée notamment dans la scène où elle se retrouve à dialoguer en direct face à un écran de TV dans une émission populaire.

Tu sembles questionner l’époque dans laquelle on vit, la facilité avec laquelle, de nos jours, la société juge et condamne sans même attendre l’issue d’un procès.

Cette scène là, je sais que c’est une sorte de parenthèse dans le récit mais c’est une partie qui m’importait parce que le film, encore une fois, suit le point de vue de Kelly-Anne qui a une vision plutôt étriquée. Elle est au palais de justice, elle est chez elle, elle est en ligne. C’est plutôt étroit comme regard sur le monde. Le show populaire en question m’importait alors parce que ça élargissait tout à coup l’univers. Pour créer un faux true crime je pense qu’il faut s’attarder un petit peu à des détails (à un moment donné, elle lit un journal : « qu’est ce qui est écrit sur la première page »). Donc le discours populaire, ça m’importait de le mettre pour élargir encore une fois la réalité du film…

Et le débat ?

Oui, pour qu’on adhère encore une fois à l’idée du faux true crime.

Sachant que ce qui est intéressant, c’est que cette émission est en direct, il y a même un inséré en bas de l’écran qui le notifie, néanmoins Kelly-Anne va faire un arrêt sur image…

Comme un livestream

Oui ça fait se questionner sur les images que l’on voit et leur sens réel.

Absolument et tu sais, cette scène là sert narrativement parce que dans un film aussi froid, aussi austère, aussi dark, Clémentine vient tempérer le récit.

Tu sais, on sort juste de la Covid. Tout le monde ne pense pas comme nous, il y a des gens qui s’affichent fort, des convois de la liberté… Je trouve qu’il y a une prise de conscience parfois d’une certaine intellegentsia libérale dont il ne faut pas dire qu’ils sont tous des fous parce que sinon, on accentue un certain clivage social d’une certaine façon. Mon point, c’est que même si Clémentine est introduite comme une personne à laquelle 99% des spectateurs ne vont pas spécialement adhérer à cause de ses élucubrations, il était important pour moi qu’elle nous gagne un peu à l’usure. C’est à dire qu’on finisse part étonnamment, mais sûrement, s’attacher à elle même si elle peut gosser et déranger au début du film. Juste se rappeler que punir arbitrairement les gens qui ne pensent pas exactement comme la norme que nous impose la société, c’est l’autoroute vers la réélection de Trump. Mon point, c’est que cette scène là, elle sert aussi à nous donner envie de la prendre dans nos bras parce qu’elle est mêlée mais au moins, elle agit humainement. Elle est à fleur de peau de ses émotions et il y a quelque chose de louable avec ça.

En fait, elle nous ramène à une forme de réalité qu’on peut oublier avec l’univers du dark web, une forme de réalité avec laquelle on peut étrangement se reconnecter.

Oui et pour moi le phénomène des fans obsédés par les tueurs est très complexe. Mais rapidement, c’était une intuition de scénario dès les premières versions qu’il n’y ait pas qu’un seul personnage capable d’endosser tout un phénomène social. Pour moi, l’idée d’avoir un autre personnage principal qui soit très différent, ça permet de se dire qu’il y a tout un spectre existant. Si je faisais un documentaire, il y aurait peut-être 12 personnages. Là, il y en a deux, mais il y a plein d’autres gens qui peuvent exister, qui peuvent être attirer par ça pour plein de raisons.

Quand on voit Les chambres rouges on pense au travail de Michael Haneke dont tu parlais tantôt mais aussi celui d’Alejandro Amenabar sur Tesis (1996).

Ah c’est le fun que tu me nommes ce film-là, je l’adore. Je l’ai vu peut-être deux fois par le passé. C’est un des rares films que j’ai réécouté en pré-production du film.

Surtout que c’est un des premiers films à cette époque qui questionne comme Funny games notre rapport à l’image. Image que tu questionnes toi-même beaucoup (camera qui filme d’autres caméras, des écrans, des reflets dans les vitres), suggérant une banalité de notre exposition permanente aux écrans qui pénètrent toutes les sphères, même celles du tribunal.

Penses-tu que les médias ont un rôle important à jouer dans la fascination morbide grandissante du public envers ce type de matériel et de fait, dans la prolifération de vidéos snuff? « j’étais curieuse, je voulais voir ça en vrai » dit Kelly-Anne. On pense à l’affaire Luka Magnotta dont on parlait tantôt.

100%. On est spécifiquement confrontés depuis quelques années aux school shooting. Je pense qu’il y en a plus d’un par jour. Il y a une banalité et une prolifération tellement extrême de la violence qu’il y a eu une prise de conscience médiatique. Par exemple, on nomme moins les tueurs, on parle davantage des victimes, contrairement à l’époque de Magnotta où son nom faisait tous les gros titres.

C’était du pain béni pour eux, ça fait vendre. J’ai l’impression qu’on se questionne moins sur la portée que sur la rentabilité.

Tu sais pour bien des gens, j’ai l’impression que ce petit boost de notoriété-là peut les pousser à commettre des actes de violence, ne serait-ce que pour exister le temps d’un instant. Donc je trouve ça bien qu’on soit au milieu d’une prise de conscience médiatique. Mais parallèlement à ça, tu as Netflix qui sort un show sur Ted Bundy aux 3 mois. Il faut que les médias aient une réflexion de fond parce que traire cette vache à lait de façon aussi irresponsable, à plus soif, ad nauseam, il y a de quoi se questionner. Parce que consommer, c’est voter et on vote pourquoi quand on regarde 6h de Jeffrey Dahmer ?

Tu sembles tirer la sonnette d’alarme sur la facilité avec laquelle il est possible de pénétrer l’intimité d’une personne virtuellement. La séquence où Kelly-Anne surfe de site en site pour trouver des informations personnelles est assez déroutante. On n’avait jamais vu ça de façon aussi fluide à l’écran. Kelly-Anne dit de Guenièvre son assistante vocale : « elle entend tout et voit tout ». Certains plans dans l‘appartement du personnage sont même filmés comme une camera de sécurité, ce qui accentue soit une forme de paranoïa soit de réalité. Avais-tu cette envie de sensibiliser les gens sur leur utilisation et leur consommation des réseaux sociaux ?

Rires. C’est drôle, je connaissais ça sans être parano. Je suis un peu comme un cordonnier mal chaussé parce que j’ai lu énormément sur la sécurité mais en parallèle, je ne change pas mes password aux 3 mois. Je sais que c’est une bataille difficile parce que nous, en tant qu’être humain productif, nous aimons que ce soit rapide et utile. Tout le monde le sait aujourd’hui qu’un cellulaire ça nous « espionne » mais il y a plein de gens qui finissent par se dire : « c’est le monde dans lequel on vit et ce n’est pas plus grave ». Je fais moi-même mon mea culpa, je suis aussi un peu victime de ça. Ça fait quelque fois que j’accompagne le film et je commence à prendre le pouls lors des questions/réponses, et il y a des gens qui me disent que ça leur a donné le goût de changer leur mot de passe, de faire un peu plus attention à des choses comme ça. Ça me fait rigoler car l’objectif premier de mon film n’est pas nécessairement d’être militant, sauf que ça fait réfléchir les gens pareil. Pour en revenir à la scène que tu décrivais un peu plus tôt, c’était très important pour moi que ce ne soit pas le hacking avec des algorithmes qui travaillent, que ce ne soit pas du charabia qui fonctionne d’un coup de baguette magique.

Et c’est ça la force de la séquence, c’est qu’il y a toute une suite logique d’actions.

Exactement, c’est scénarisé.

Tu mets en exergue avec ce hacking la déshumanisation des gestes posés par leurs auteurs qui ne mesurent pas toute l’horreur qui va par la suite défiler devant leurs yeux.

Complètement. Mettons sur letterbox quelqu’un donne une étoile au film, spontanément, on a envie de le stalker un peu, on a envie de savoir qui il est. Tu cherches son twitter, son instagram, tu vois ce que je veux dire. À un certain point, le premier hacking qu’on fait, c’est de naviguer à travers les informations personnelles que les gens mettent eux-mêmes de leur propre chef sur internet.

Et c’est ce qui fait que l’on se pose beaucoup de questions lorsque l’on voit le film. On peut à de nombreux moments se mettre à la place du personnage.

Oui, même si c’est un personnage qui est distant, froid, sociopathique et auquel 99% des gens ne s’identifieraient pas, elle existe dans le même environnement technologique que toi et moi.

C’est ça qui est effrayant.

Exactement, c’est complètement voulu.

Juliette Gariépy est impressionnante dans le rôle de Kelly-Anne, un personnage qui ne cligne jamais des yeux, un peu comme Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux (Jonathan Demme, 1991). Avais-tu en tête cette référence à l’écriture du film ? Était-ce une direction d’actrice voulue ?

Un peu. Je sais que ça peut paraître cliché les personnages sociopathes qui ne clignent pas des yeux mais ça fait son effet. J’avais envoyé à Juliette une référence d’un film hongrois nommé en langue étrangère aux Oscars (On body and soul de Ildiko Enyedi, 2017) et dans ce film, il y a un protagoniste radicalement stoïque qui ne cligne jamais des yeux. Ça m’est arrivé que l’on fasse des prises et que je dise à Juliette de faire pareil. C’était des notes voulues. Tu sais les films de genre, c’est très codifié. C’est comme si j’étais conscient d’être coupable d’utiliser certains clichés pour ensuite vraiment en subvertir d’autres afin d’aller ailleurs.

Mais ça en prend des clichés qui sont attendus par le spectateur aussi.

Exactement. Il faut quand même répondre à certaines attentes pour en subvertir d’autres.

J’imagine que c’est ce qui a dû être excitant pour toi en tant que cinéphile et en tant que réalisateur de tourner un film de genre, Le long plan séquence dans la salle d’audience où la caméra plane au moyen de travellings lents participe à l’atmosphère glaçante mais aussi grisante du film, là où d’autres confrères auraient privilégiés un montage cut, un rythme saccadé. C’est ce que je trouve intéressant dans le film cette lenteur inquiétante à laquelle le spectateur n’a pas le choix de faire face et qu’il subit, tout comme l’horreur décrite. Mais cette horreur, tu ne la montres pas, ce que faisait très bien aussi Amenabar dans Tesis dont on parlez tantôt. Tu ne la montres pas et tu la suggères.

Comment as-tu construit l’esthétique du film ?

C’est drôle, ça fait me penser à l’image d’une chaise de dentiste parce que dans mon processus de recherche, je ne voulais jamais rien voir. Mais en cherchant à ne rien voir, tu finis parfois par pogner un petit élément en pièce détachée et ton imaginaire il part. Je trouvais ça intéressant. Je vais te donner un exemple. À un moment donné, j’étais tombé sur un article qui racontait que la police était tombée sur des gros containers dans un port et à l’intérieur, elle avait trouvé une salle avec du polythène partout avec une genre de chaise de dentiste avec des straps. Et tu te dis, un lieu comme ça, on s’entend que c’est facile d’imaginer de quoi. Je me rappelle avoir vu juste une image de la salle, il n’y avait pas de sang, il n’y avait rien. C’était juste un container avec du polythène et une chaise de dentiste et c’était horrible, complètement horrible. C’est comme si j’essayais de retrouver cet effet-là dans le film. Parfois tu parles d’un sujet, tu génères suffisamment d’images dans la tête des gens et tu fais suffisamment en voir autour pour qu’ensuite ce soit ton cerveau qui fasse le reste. C’est psychosomatique, la violence est générée à même ton propre cerveau. Et même si on entend les mêmes cris et qu’on voit les mêmes indices, le degré de barbarie, lui, revient à chaque spectateur.

C’est parfois des choses simples en effet qui viennent nourrir l’imaginaire des gens. Au procès lorsqu’on voit sur les écrans de TV les 3 victimes en split screen, cet effet appuie l’idée que ce sont des corps qui ont été physiquement morcelés. Tout au long du film, tu en fais plusieurs, notamment dans la scène où Kelly-Anne et Clémentine regardent la vidéo d’un meurtre avec une lumière rouge, elles sont physiquement coupées par un halo de lumière. Et ce split screen, il vient appuyer et rendre un caractère angoissant.

Oui et pour faire du millage sur ce que tu dis, on a même utilisé du split diopter durant le film, quand le foyer est flou en avant et en arrière. C’est bien vu. Selon moi pour créer l’horreur, je te donne des indices. Tu vois la photo d’une jeune fille vivante et souriante puis tu vois la chaise de dentiste. Ensuite, c’est toi qui te fais le film dans ta tête. Je crée tellement un climat de faux true crime qu’à mon avis, tout montrer ça aurait été trop violent. De toute façon, comme un bon livre, un bon podcast, je voulais que ça foute la chienne, que ce soit angoissant. Je n’utilise pas de jumpscare par exemple, ce n’est pas vraiment ce genre d’ADN d’horreur-là. C’est vraiment plus un ADN d’horreur qui vient du slow burn. C’est même lié au choix de mise en scène rythmique le fait d’avoir ces longs plans dans la salle d’audience qui flottent justement comme un fantôme. Encore une fois, c’est dans le champ lexical du fantôme. C’est peut-être aussi ma réaction à tellement de films d’horreur cheap sur Netflix, ceux qui commencent avec une scène d’horreur mais sans que je connaisse les personnages au départ. Et tout ce que je vois dans cette scène d’intro, ce sont des artifices.

Une forme de gratuité.

Oui alors que lorsque tu travailles fort le contexte, ça fait la différence. Je suis davantage gagné par un film angoissant quand le qui/où/quand/quoi des personnages vit, existe et ensuite on peut aller creuser. C’est hyper important pour moi ces premiers actes-là. Un bon joueur d’échec ça ne peut pas faire le coup de grâce en deux move. On pense à une stratégie sur la durée. Le film fait deux heures, il faut qu’il y ait un crescendo.

Et ça se sent quand on voit le film, de la musique de Dominique Plante avec du clavecin, au surnom Lady of shalott de Kelly-Anne à Guenièvre son assistante vocale, tu as délibérément choisi d’insuffler un univers médiéval au scénario comme tu en parlais tantôt. En quoi cela venait étoffer ton scénario ?

Je me disais : « Dissocions-nous de Lisbeth Salander. Faisons autre chose ». Ça, c’était le point de départ. C’était drôle parce que la productrice du film ne comprenait pas trop le monde médiéval, elle avait de la misère à voir que ça collait avec l’univers. En fait, moi je trouve que ça colle par dissonance parce que ça ne colle pas du tout justement. Si je vois quelqu’un avec un gros tee-shirt de black metal, que l’on discute musique et que la personne me dit qu’elle aime Katy Perry, tout de suite je me dit : « wow ». Tu piques ma curiosité. La facilité d’un cyber thriller ça aurait été de prendre de a musique électronique, un peu techno. Nous, on est allé avec un mélange de noise et de baroque puis plein d’autres choses. C’est ce qu’on appelle la personnalité. Le fruit de plein de choses qui peuvent être contraires mais qui ensemble, peuvent coller et donner quelque chose d’intéressant. Les premières notes de clavecin sont donc vraiment importantes. Ce n’est pas vraiment le même film si tu lui mets de la musique d’horreur à laquelle on s’attend.

Surtout que tu travailles également le son à côté, que ce soit des bruits graves, sourds, des vrombissements qui viennent accentuer les angoisses.

J’ai fait beaucoup de conception sonore par le passé donc la dimension son, je ne la sous-estime pas. C’est intimement lié à l’émotion recherchée dans une scène. Parfois, les sons ne sont même pas audibles : le son des vents, du métro… On a travaillé fort. Dans un film d’atmosphère, il faut se demander justement quelle l’atmosphère on souhaite créer. Le fait que l’on entende constamment le vent chez elle, je pense que ça contribue à l’espèce d’atmosphère glaciale qui règne. On utilisait des vents qui sonnaient froids. Ça fait drôle à dire, on dirait que j’entends des vents spécifiques dans ma tête, des vents d’ailleurs que plein de band de black metal utilisent parfois entre deux chansons.

Un vent froid ne sonne pas comme un alizé des Antilles.

Oui et j’aime bien quand on ne sait pas où le sound design termine et où la musique commence. À d’autres moments, j’aime ça également lorsque la musique arrive vraiment d’une façon où elle se fait entendre.

Comme la scène du clavecin ou celle en gros plan sur le regard du tueur. C’est très efficace, on n’a pas besoin d’un jumpscare.

En même temps, lors d’une projection à Karlovy-Vary pour la première mondiale, alors que le son était un peu fort, j’ai vu des gens sursauter. C’était pas fait pour ça mais je pense que tu prêtes tellement l’oreille que lorsque ça arrive, ton corps réagit.

Il y a un climax particulièrement réussi en plus dans cette scène.

Pour l’anecdote, toute cette séquence a été montée, rythmée au montage par cette chanson source temporaire. Finalement, l’artiste n’a pas voulu qu’on l’utilise et c’est son droit. J’en ai fait le deuil terrible et après ça on a travaillé fort pour que ce soit au moins aussi bon. Il a fallu reprendre la mélodie principale et le son des cris qu’on entend, ça peut paraître glauque dit comme ça, ce sont des filles qui sont venues faire la post-synchro. On leur a demandé de nous faire entre guillemets des cris musicaux, des cris qui sont un peu prolongés afin de pouvoir les traiter, les distorsionner et les mélanger à la musique. Mon point, parce que tu faisais le pont entre le sound design et la musique, c’est que c’est un exemple extrêmement flagrant car ce cri a été conçu pendant notre post-synchro, notre conception sonore, tout en sachant pertinemment que ça allait se mélanger à la musique. Il y a eu un tango assez intime entre la musique et le sound design. On dirait qu’on a peur parfois d’attirer l’attention sur un artifice du cinéma.

Je pense que c’est en rapport avec ce que tu disais tantôt, on est souvent face à des produits conçus pour être consommés (Netflix) et ça peut apparaître artificiel. C’est comme la nudité d’ailleurs, si elle n’est pas gratuite et qu’elle a un intérêt artistique et une utilité pour servir l’histoire et les personnages, on ne la questionne plus.

Absolument. On ne la questionne plus. Dans Under the skin (Jonathan Glazer, 2013), il y a beaucoup d’atmosphères qui passent par la musique du compositeur, c’est pourquoi on aime autant Ennio Morricone et John Williams, parce que ce n’est pas de la musique tapie qui agit comme un plaster. C’est une musique qui lorsque c’est le moment, le bon moment, elle se déploie. On voulait oser la mélodie. Il y a beaucoup de scores contemporains qui ont l’air d’être invisibilisés. Moi je voulais une mélodie qu’un enfant de 3 ans puisse fredonner, bon un enfant de 3 ans ne verra pas le film.

On n’espère pas en effet. Rires.

Un genre de ritournelle obsédante mais plutôt simple. La musique de Rosemary’s baby (Roman Polanski, 1968) est un peu comme ça, la musique de L’exorciste (William Friedkin, 1973) l’est également. Des ritournelles angoissantes basées sur la répétition.

Candyman aussi.

Oui. Absolument. Dans cette idée de faire quelque chose de circulaire, d’obsédant qui nous roulent en tête.

Kelly-Anne est souvent filmée entre deux autres personnages (au tribunal, dans le métro), accentuant l’idée qu’elle est au centre de tout mais pour autant capable de se fondre dans la masse.

Invisible oui.

Introvertie, solitaire. Elle peut-être n’importe qui. Ce qui la rend encore plus effrayante et perturbante et tout comme le tueur, elle vit dans une prison de verre : un appartement rempli de vitres alors que le tueur est dans une chambre de verre, elle joue au sport dans un cube de verre. Ce mimétisme effrayant entre les deux (reflets) c’est quelque chose que tu avais en tête à l’écriture dès le départ ?

Quand même un peu oui. C’est un autre outil pour renforcer, taper sur le clou de cette idée spectrale. C’est de là que vient sa paranoïa. Tout d’un coup, elle commence à être regardée, à être vue. Au début du film, elle a ce god complex qu’ont beaucoup de hackers d’ailleurs de se croire invincibles. Personne ne peut jamais les voir mais quand l’étau se resserre, la parano, ça rentre fois 1000.

Pour toi c’est une question de pouvoir ? L’intérêt pour elle n’est pas spécialement la finalité du procès mais simplement de gagner ?

J’accueille plusieurs interprétations. Mais disons que cette notion là est présente. C’est une joueuse de poker qui a un regard satisfait quand elle écrase quelqu’un, avec un côté sadique. Par rapport à l’idée des réflexions des cages de verre, elles sont dans l’ADN visuel imbriqué dans la notion métaphorique que je voulais de ce personnage là qui est partout et nulle part à la fois. Invisible. Le film pour moi parle d’une certaine banalité du mal d’une certaine façon. En ce qui concerne le tueur, c’est rien contre Maxwell McCabe qui le joue et qui est super, je l’adore mais on voulait qu’il ait l’air de rien, qu’il ait l’air d’être ton voisin.

Ce n’est pas un corps érotisé qui suscite de l’intérêt, au contraire.

On voulait le look d’une personne qui passe beaucoup de temps sur son écran d’ordi. On voulait qu’il ait l’air de rien. C’était imbriqué dans l’idée que tout ce monde-là horrible, ça peut être des gens que l’on croise dans la rue, dans le métro. Surtout à l’ère de l’hyper connectivité, les jardins secrets des gens, on ne les connaît pas, que ce soit de la pornographie un peu trop intense ou des choses encore bien pires. Je trouvais ça intéressant de réfléchir aux pulsions et la banalité de tout ça.

Et après un sujet aussi fort que Les chambres rouges, est-ce que tu as déjà en tête le sujet ou la forme de ton prochain film ?

Oui et ça va être encore très différent. Ça devrait être un film d’époque.

Et avec la musique au clavecin des chambres rouges, ça fera une bonne transition.

Durée : 1h58
Crédit photos : Danny Taillon

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