Corée du Sud, 2018.
Note : ★★★★ 1/2
Chang-dong Lee livre un doux puzzle aux diverses possibilités d’interprétations (littéral et figuré) des évènements se déroulant à l’écran. La virtuosité de la caméra et la richesse scénaristique font de Burning une œuvre à déguster lentement et plus d’une fois. La douceur de ses personnages et de sa lumière est enivrante. Un grand film d’une rare richesse douce amère.
La première heure de Burning prend son temps à nous faire découvrir ses personnages, ses enjeux et ses situations. Tout semble anodin, et peut le demeurer, mais le film et son scénario mettent en place différents éléments de ce casse-tête qui culminera à une finale dramatique, mais profondément émotive. Cette heure est lente, mais belle. Si le spectateur s’immerge et retient les différents morceaux permettant de comprendre le mystère, il sera admiratif du scénario de ce film. Basée sur la nouvelle Barn Burning du japonais Haruki Murakami, Burning raconte et met en images l’histoire de Lee Jong-su qui croise par hasard une amie de jeunesse, Shin Hae-mi. De ces retrouvailles, une relation se développe alors que les deux personnages sont respectivement dans un carrefour de leur vie ; lui par le procès imminent de son père le forçant en quelque sorte à retourner à la petite ferme familiale pour y régler les affaires alors que son père est en prison, et elle, par l’organisation d’un voyage personnel en Afrique pour y découvrir l’appétit de la vie. Si leurs situations respectives semblent lourdes, Chang-dong Lee ne les traite pas avec lourdeur, mais bien avec légèreté à travers des conversations quasi anodines. Elle explique dans son énergie empreinte de naïveté la philosophie du Little hunger et Great hunger, deux états déterminant ton approche face à la vie. De son côté, lui ne parle presque pas de la situation de son père. Pendant son voyage, il s’occupera de nourrir son chat, chat que l’on ne verra jamais dans son petit appartement. Tout juste avant de partir, lors de la visite dudit appartement, ils auront une relation sexuelle. Le film statue alors leur intérêt commun; lui en apparence plus émotionnelle, elle, plus sexuelle.
La situation est chamboulée au retour du voyage de Hae-mi. Jong-su l’accueille à l’aéroport. À partir de ce moment, Hae-mi sera toujours en présence de Ben (Steven Yeun), comme des inséparables. Leur relation n’est pas claire, tant pour le spectateur que pour le protagoniste principal. Mais cette inséparabilité est certes dérangeante bloquant tout rapprochement entre les deux possibles amoureux. Le duo devient alors un trio jusqu’à une scène charnière où les trois personnages boivent dans la cour avant de Jong-su au couché du soleil. Chang-dong Lee cristallise alors son film dans la virtuosité par cette scène, un plan-séquence, où Hae-mi danse en se dénudant sous le regard des deux hommes dans le décor des champs de la campagne coréenne aux frontières de la Corée du Nord dans une magnifique lumière rosée. Ce moment de grâce n’est ni sexuel ni psychédélique ; il est tout simplement poétique et émotionnel pour Hae-mi, et Chang-dong Lee le rend bien à son spectateur. À la fin de cette soirée, Ben démarrera sa voiture alors que Jong-su tente un rapprochement envers Hae-mi. La voiture fera une dizaine de mètres pour la récupérer alors que Jong-su lui chuchote un reproche face à ses agissements où il affirme que seules les putes dansent les seins nus devant des hommes. Ces au revoir teintés d’hostilité seront les derniers mots échangés entre les deux personnages, Hae-mi disparaissant par la suite. À ce moment, Burning devient un thriller (enquête, poursuite en voiture, espionnage, etc.) pour déterminer ce qui a bien pu se produire avec son amie d’enfance.
Le réalisateur sud-coréen maîtrise la lenteur, les champs contre champs, les poursuites en voiture, les moments de nervosité et les scènes de filature, mais ce mélange et cette efficacité sont étrangement sur un même ton: la douceur. Rien n’est spectaculaire, mais rien n’a besoin de l’être. La musique est minimaliste, si elle est présente dans une scène. Le cinéaste prend véritablement son temps d’instaurer une ambiance, ambiance qu’il n’abandonnera pas malgré les changements de genres.
Ah-In Yoo dans le rôle de Jong-su a la démarche et le visage de ce beau naïf qui tombe amoureux et qui s’accroche. Jong-seo Jeon est rayonnante dans ce personnage vivant avec un côté enfantin faisant à sa tête. Et Steven Yeun excelle dans ce mystérieux personnage et livre une performance en subtilité aux antipodes de celui qui lui a donné la célébrité (le rôle de Glenn Rhee dans The Walking Dead [AMC, 2009-]. Les deux acteurs clouent le film avec deux performances magistrales dans la scène finale, une sorte de confrontation où d’un côté la déroute et le choc rencontrent une grande émotivité, le tout sans dialogue. Par cette seule scène, Yeun nous démontre l’étendue de son talent en venant s’accrocher aux spectateurs.
NDLR La suite du texte aborde la conclusion du film et ses possibilités de lecture. Si vous ne l’avez pas vu, cela vous le divulgâchera. Nous préférons vous en avertir.
Lecture non figurée
L’installation d’un potentiel amoureux jumelé à la disparition et à l’enquête qui s’en suit appelle à la lecture du meurtre de Hae-mi par Ben. Elle disparaît, la montre que lui avait offerte Jong-su se trouve dans la salle de bain luxueuse de Ben, avec quelques produits de maquillage, Ben est somme toute étrange. La scène finale où Jong-su poignarde Ben et brûle sa voiture et ses propres vêtements nourrit cette idée du meurtre passionnel motivé par la vengeance, Jong-su étant notre point de vue nous permettant d’accumuler ces différents indices tout au long de son enquête. La violente conclusion nous permet de voir le désespoir chez l’homme au cœur brisé de manière explicite et complexe, magnifiquement rendu par Ah-In Yoo. Avec cette fin, le spectateur peut être totalement satisfait de l’expérience cinématographique proposée par Chang-dong Lee. Là où le scénario, coscénarisé par le réalisateur et Jungmi Oh, gagne en complexité et fait naître une autre possibilité, une plus subtile et complexe, par l’accumulation de différents petits détails et coïncidences. Leur présence en trop grande quantité appelle au questionnement.
Lecture au figurée
Ainsi, une lecture plus imagée, plus métaphorique devient une forte possibilité : Ben serait en fait l’incarnation physique de ce changement, cette transformation de Hae-mi. Improbable à la première pensée, mais plusieurs éléments du scénario pointent vers cette possibilité.
Dès la première scène, les scénaristes nourrissent la lecture de la transformation. Il est explicité que la protagoniste féminine est dans une période charnière; elle remet sa vie en question, sort d’une période de transformation physique (elle s’est fait faire des chirurgies esthétiques malgré son jeune âge), est hypersexualisée par son emploi qui n’est qu’alimentaire, exhibe une forme de naïveté. Elle désire plus que ce que sa vie lui offre à ce moment et décide donc de partir en Afrique quelques semaines. Malgré sa propension à tout partager avec Jong-su, sa vie demeure somme toute mystérieuse, principalement incarnée par son minuscule appartement et son chat possiblement imaginaire. Ces différents éléments ne sont pas encore suffisants pour adhérer à l’hypothèse de la manifestation physique de sa nouvelle personnalité, mais demeurent intrigants. Elle serait en quelque sorte la little hunger, philosophie qu’elle explique à Jong-su lors d’une de leurs conversations. À son retour, les indices se multiplient. Jong-su va la récupérer à l’aéroport, moment où Ben apparaît pour la première fois, revenant du même vol qu’elle. À partir de ce moment, jamais Hae-mi ne sera revue sans la présence de Ben. Le malaise s’installe dès son apparition : qui est-il? Pourquoi est-il toujours là? Jong-su et Hae-mi se donnent rendez-vous dans un café. Encore une fois, Ben s’y présentera avec cette dernière. L’interaction entre les deux nouveaux amis peut être révélateur : Hae-mi et Ben se jouent avec les mains, il lui déclarera qu’il voit son cœur sombre qu’elle doit éradiquer, un peu comme si elle devait devenir le great hunger. Deux scènes comportent des interactions du trio avec d’autres personnes; à chaque fois les ami.e.s de Ben. Une au restaurant où l’attention n’est que sur Hae-mi, Ben n’interagissant avec personne, mais étant physiquement présent en position d’observateur. Une seconde dans l’appartement de Ben où elle n’interagira avec personne d’autre que Jong-su et son hôte. Socialement, si un existe, l’autre ne participe pas activement aux interactions comme si sa présence ne serait que pour supporter l’autre. Dans cette période de transition, cette évolution des manifestations physiques concorde avec la progression de la transformation. Elle débute seule étant sous la forme qu’on lui connaît. Elle évolue en une forme de dualité avec la présence de Ben dans cette relation abstraite comme si le little et le great hunger cohabitaient dans un même espace. Les deux scènes où ils sont en groupe marquent également cette évolution, ce transfert d’une personnalité vers une autre; Hae-mi est non seulement la seule à interagir, mais est également le centre de l’attention, Ben étant relégué au second plan. La seconde scène, il y a une inversion ; Ben est au centre des échanges, alors que Hae-mi s’efface.
Scène charnière
Cette période de transformation culmine à une scène charnière, qui marque en fait la disparition de Hae-mi. La scène festive se produit suite à la visite à l’improviste de cette dernière et Ben chez Jong-su. En dansant au soleil couchant, Hae-mi (mais surtout la performance de Jong-seo Jeon) enrobe de nostalgie et de poésie ce moment viscéral. Elle semble emportée par une douce intensité, comme si elle faisait le deuil d’une partie d’elle-même, mais jamais dans la violence ; à l’image du film. Lee offre avec ce plan-séquence un moment de beauté ultime, avec une direction photo impeccable de Kyung-pyo Hong, une enivrante chorégraphie, et une mise à nue lourde de sens. C’est à cette mise à nue que Hae-mi disparaîtra. La suite du film se transformera progressivement en thriller se concluant sur le meurtre passionnel.
Personnage(s) symétrique(s)
Au sens narratif strict, Ben est considérablement différent de Hae-mi, il en est presque la symétrie. Elle se cherche dans sa vie, il est affirmé dans la sienne. Elle émet une forme de naïveté, il est confiant. Elle est explicite avec sa sexualité, il est charmant et séducteur sans être déplacé. Elle est dans une situation financière relativement précaire, il est financièrement aisé. Hae-mi est à la recherche d’une meilleure version d’elle-même, alors que Ben est un être équilibré et socialement confiant. Malgré ses différences, il n’y a pas de jugement envers le personnage féminin, mais il y a bien une incarnation lourde de sens si l’on considère les genres de Hae-mi et de Ben. Il faut donc développer les étapes de sa transformation en fonction des genres.
Les étapes de la transformation
La transformation de Hae-mi comportent trois périodes : féminin (naïveté), recherche sociale (cohabitation), masculin (affirmation). Ces incarnations représentent les clichés de la vision sociale associée au genre masculin et féminin, non pas un jugement de supériorité entre les genres. Le film matérialise cette vision par l’incarnation physique des caractéristiques que le personnage possède : une jeune femme naïve qui se sexualise pour obtenir une quelconque validation versus un bel homme riche, jeune adulte, confiant et séduisant qui ne se soucie pas des problèmes quotidiens. Cette fluidité entre les corps, cette évolution dans l’incarnation devient alors un élément révélateur de la société dans lequel le film prend place. Ben révèle également un passe-temps étrange, celui de brûler des serres par pur plaisir (le burning du titre, et le Barn Burning de la nouvelle). Si ce passe-temps est véridique, il le fait en toute impunité alors que Hae-mi danse les seins nus dans un contexte privé et elle est condamnée. Tout au long de son film, c’est comme si Chang-dong Lee avait fait le choix d’imager, par les caractéristiques de son personnage, des corps sociaux qui incarnent ces clichés entre hommes et femmes. Il a rendu visibles des changements de l’innocence ou de l’infériorité à une confiance et une supériorité qui se traduit en classes sociales ET en genres socialisés. Il serait faux d’accoler un message misogyne ou sexiste au réalisateur, il rend plutôt la réalité sociale à travers son histoire. Le film ne se situe pas dans la revendication ou la condamnation, il montre tout simplement.
Les brûlures
Cette fin sanglante est d’autant plus dramatique si cette hypothèse est valide; Hae-mi/Ben, alors qu’elle est socialement et personnellement confiante, ne peut vivre parce qu’un homme, Jong-su, somme toute simple, ne tolère pas cette transformation chez la femme qu’il aime et qu’il désire. Son crime passionnel, demeure passionnel, mais est enflammé par cette infériorité ressentie et cette impossibilité à accepter qu’une femme puisse être supérieure en certains points. Son crime se manifeste que parce qu’il se sent inférieur et préfère anéantir (le burning du titre) l’objet de son affection, et par le fait même, l’objet de son désir. Jong-su a des relations problématiques avec les femmes puisque la seule autre mise en scène dans le film est sa mère, femme l’ayant abandonné avec son père alors qu’il était jeune. Son père lui avait alors demandé de brûler tous les vêtements de sa mère dans la cour, cour qui est le théâtre de la danse de Hae-mi. Dans un magnifique flash-back directement relié à cet événement traumatique de son enfance, Chang-dong Lee nous montre un jeune Jong-su regardant une serre brûlée et non pas une pile de vêtements. Cette faute importante dans ce souvenir est lourde de sens surtout si le spectateur retient avec l’ultime scène que Jong-su écrit son histoire ; le film était en fait sa subjectivité, partant de sa vision des événements. Cette substitution de bûché effectue alors un rapprochement entre sa mère (jeune Jong-su dans la même cour) et Hae-mi (le passe-temps de Ben qui brûle des serres).
Burning devient alors un film sur ces brûlures impossibles à guérir ou à arrêter. Se brûler, brûler l’autre. Mais surtout brûler d’un désir qui nous dépasse. Jong-su brûle de tout son être et cette incapacité à se gérer déforme sa réalité et lui fait commettre l’irréparable. Si le film est après tout pessimiste, dans sa vision non figurée (disparition et vengeance passionnelle) et celle au figuré (crime passionnel et relation de désir entre un homme et une femme transformée, libérée), il demeure un grand film où cohabite une richesse interprétative qui saura séduire son spectateur.