France, 2018.
Note: ★★★★ 1/2
À l’évidence, Plaire, aimer et courir vite est de loin la plus riche, complexe et abordable des œuvres de Christophe Honoré, affichant un langage cinématographique pénétrant dont on savoure chaque moment, scènes après scènes, comme une madeleine de Proust.
1993. Alors que Cyril Collard reçoit le César du meilleur film, Léo Ferré meurt, Axelle Red chante Sensualité et Vincent Lacoste naît. 1993. L’époque des jeans tailles hautes, des chemises amples rentrées en dedans et des ceintures qui sortent du passant. Jacques (saisissant Pierre Deladonchamps) est un écrivain, trentenaire et sidéen. La clope au bec, il aime écrire son journal le dimanche, marcher la nuit et vouvoyer les garçons qu’il rencontre pour la première fois. Il n’a jamais été proche de ses parents ni de ses frères et sœurs, s’entourant d’une famille de cœur composée de son fils Loulou, sa mère et son voisin Mathieu (pittoresque Denis Podalydès), un vieux cynique ronchon mais attachant. Pendant ce temps-là, Arthur (candide Vincent Lacoste) étudie à Rennes. Du haut de ses 22 ans, il couche avec des garçons, sort avec des filles mais sa rencontre insolite et fortuite avec Jacques, aussi déraisonnable qu’inattendue, va venir chambouler ses plans de vie.
Il est de ces films sincères et touchants qui apposent leur signature dès les premières minutes en marquant substantiellement notre cœur et notre mémoire d’une empreinte indélébile. Plaire, aimer et courir vite fait partie de ceux-là. Qui a grandi dans les années 90 se souviendra des heures passées au téléphone avec ses amis à peine la cloche de l’école sonnée, des longues missives que l’on s’écrivait à distance à défaut de pouvoir s’appeler, des cartes postales que l’on attendait parfois tout un été. On avait presque oublié l’époque où l’on pouvait griller des clopes du bar au cinéma du coin dont l’odeur nous accompagnait jusqu’au petit matin. On avait presque oublié les numéros qu’on griffonnait sur un bout de papier lorsque le cellulaire n’était pas encore inventé, les cabines téléphoniques de quartier où l’on trépignait en attendant de se faire rappeler. On avait presque oublié.
Grâce à l’affabilité de Christophe Honoré, on se remémore la spontanéité avec laquelle on communiquait librement, sans téléphone intelligent ou écrans interposés qui de nos jours inoculent une obsolescence programmée dans les relations interpersonnelles. Avec une retenue plutôt bienvenue, le réalisateur nous montre alors des choses auxquelles on ne s’attend pas et ne montre pas ce à quoi tout le monde s’attend (aucune explication n’est donnée sur la naissance de Loulou dont la mère est une amie). Depuis son premier film (17 fois Cécile Cassard, 2002), il a beaucoup œuvré pour normaliser l’homosexualité souvent figée comme une image d’Épinal. Sans cacher le stupre racoleur souvent lié à sa sexualité, il évite de compartimenter les relations, préférant mettre l’emphase sur la simplicité des scènes du quotidien (réveil, petit-déjeuner) pour en faire ressortir d’indicibles secrets. Il nous dispense ainsi des écueils sur la frivolité associée à la communauté gay et se garde de juger les différentes figures qu’un ménage peut afficher.
Qu’importe le(s) garçon(s) pourvu qu’il y ait l’ivresse.
La vulnérabilité du couple face à la pléthore de candidats à l’amour a toujours existé et ce, peu importe la génération. Le phénomène s’est juste amplifié avec l’apparition d’outils technologiques sophistiqués qui nous connectent de plus en plus les uns aux autres tout en favorisant de moins en moins d’interactions humaines dévoyées de l’essentiel. Curieusement, la reconstitution d’époque sonne toujours juste au regard de l’absurdité du monde actuel où les moyens de communication modernes font du tort à des gens qui, le moral en berne, ont oublié le plaisir de découvrir, partager et donner. Certes, les figures de style parfois insistantes pourraient s’avérer hasardeuses mais la démarche sincère du cinéaste et le plaisir coupable évident qui l’anime séduisent plus qu’ils ne déroutent. Redondante pour certains, divertissante pour d’autres, la logorrhée verbale et esthétique du cinéaste démontre plus que de raison une certitude, celle de ne laisser personne indifférent. Avec une ferveur non dissimulée, il nous invite à rembobiner le fil de notre vie pour redécouvrir de précieux moments qui, telle une peau de chagrin, s’apparentent à une VHS usée par le temps. La douce nostalgie avec laquelle il s’attarde et s’accroche à cette époque révolue semble avoir façonné l’homme qu’il est maintenant devenu, capable de regarder son passé avec un affermissement prononcé.
De ses idoles d’adolescent, Honoré retiendra plusieurs inspirations majeures dont Bernard-Marie Koltès ou encore François Truffaut qui n’auront de cesse de l’accompagner tout au long de sa carrière (leurs tombes apparaissent même dans le film). Il gardera de ce dernier cette légèreté à filmer des histoires où les personnages ne se lassent pas de lire à l’écran. Dans le courant de sa filmographie, il développera en compagnie de Louis Garrel une relation semblable à celle que Truffaut entretenait avec Jean-Pierre Léaud. Toutefois, son habituel Doisnel est ici remplacé par Vincent Lacoste qui s’affranchit dignement de cette lourde tâche en offrant une prestation bien au-delà de son adorable et charmante bouille juvénile. S’il semble incommodé et désorienté par une sexualité qui n’est pas la sienne dans les premières scènes, on finit malgré tout par croire et s’attacher à cette nouvelle figure de jeune adulte responsable qu’il substitue à celle de l’éternel adolescent (il est directeur de colonie et plus fauteur de trouble). En effet, au contact de Jacques qui va l’aimer et le tutorer sur le milieu gay (qu’est-ce qui différencie un wrong blond d’un Vondelpark ou d’un Whitman), il finira symboliquement par s’asseoir sur le muret duquel il se faisait reluquer en contrebas, s’attirant les faveurs d’hommes lascifs et libertins pour des ébats nocturnes. Dans cette quête d’émancipation, la relation que noue le jeune amant avec Loulou n’est pas sans rappeler celle que Léo entretient avec son frère Marcel dans le film Tout contre Léo (en 2002, adapté d’un roman éponyme du réalisateur). Il y questionne la légitimité à dissimuler la mort d’un adulte à un enfant car ses affects ne sont pas pris en considération, retardant ainsi la fragile construction émotionnelle d’un homme en devenir.
On n’avait pas senti Christophe Honoré aussi inspiré et investit qu’à la sortie des Les chansons d’amour (2007), à ce jour son film le plus populaire auprès des critiques comme du public. Quel plaisir de retrouver la même frénésie poétique pour décrire les rencontres amoureuses, les hésitations du cœur et la peur de l’éphémère. Il y a une forme de pudeur dans sa volonté de ne pas tout verbaliser pour mieux laisser parler le frisson des corps qui s’entrelacent et embrassent, le temps d’un instant, un destin commun. Lorsque Jacques fait la connaissance d’Arthur dans un cinéma de province, le spectateur assiste à un vaudeville truculent des dialogues jusqu’aux mises en situation qui viennent nourrir le jeu de leur désir naissant. On est témoin de leur premier face à face au même titre qu’un chaperon lors d’un rendez-vous galant grâce à un cadrage en plan serré derrière la nuque qui nous permet de les épier en arrière de leur siège de ciné. La lumière en contre-jour rappelle alors un jeu d’ombres chinoises qui se poursuit dans la rue, l’ombre de l’un essayant d’attraper l’ombre de l’autre dans une inéluctable tentative de rapprochement. Bien que l’attraction entre les deux hommes soit instantanée, ils sont rarement réunis à l’écran, séparés par des encadrements de portes ou des éléments du décor élevant entre eux une barrière matérielle mais également physique qui fait écho à l’inexorable présence de la maladie de Jacques. Quand on lui annonce son hospitalisation soudaine, il pose intuitivement une main sur son oreille comme si ne pas entendre la décision des médecins allait lui permettre de repousser l’inévitable (il est condamné plusieurs fois par le cadrage). À défaut d’utiliser son ouïe, il va mettre à profit ses autres sens, notamment la vue, en photographiant, à l’instar de Melvil Poupaud dans le touchant Le temps qui reste (François Ozon, 2005), des inconnus à l’hôpital ainsi qu’Arthur de manière à les figer dans le moment présent et de les rendre éternellement vivants, le temps de faire le deuil de l’autre (un ancien compagnon longtemps aimé) jusqu’au deuil de soi (une vie à déprogrammer).
Des nuits fauves (1992) de Cyril Collard au Jeanne et le garçon formidable (1998) de Ducastel et Martineau en passant par Les témoins (2007) de Téchiné, le cinéma français a longtemps brossé le portrait d’une génération insouciante et désinformée sur l’arrivée du Sida dans le milieu gay. L’année dernière, le multi-récompensé 120 battements par minute ébranlait la croisette dans son âpre représentation d’une jeunesse combattive et politiquement active. À tort, on va beaucoup comparer Plaire, aimer et courir vite à ce dernier en raison du degré élevé de parenté du sujet et de l’intervalle succinct entre la sortie des deux métrages. Pourtant, chacun dispose d’un langage cinématographique qui lui est propre, au service d’une même cause, celle de légitimer le droit à l’amour dans l’adversité (la maladie). La comparaison s’arrête bel et bien là, loin des réunions d’Act Up Paris (association qui lutte contre le Sida) que le film d’Honoré évoque à peine, cherchant ainsi à se distancer du militantisme parfois insistant et anxiogène de Robin Campillo. En dépit de la rudesse des années sida qui amène son lot de questionnements (où, avec qui et comment mourir ?), on pourrait s’attendre à un film sombre et pesant mais il n’en est rien. De nombreuses incises humoristiques amènent une forme de légèreté envers des corps essayant de se délester d’un poids beaucoup trop lourd à porter. La drôlerie de certains quiproquos vient alors contrebalancer l’impétueuse émotion liée au spectre de la mort qui rôde et sonne le glas de leur amour. L’éloquence du cinéma d’Honoré réside là, dans ce juste et parfait équilibre entre rage de vivre et douceur du trépas.
In fine, à la manière d’une auto-fiction, le metteur en scène mêle réalisme et fantaisie en ravivant les souvenirs douloureux du passé à des fins thérapeutiques. Il prend un malin plaisir à brouiller les pistes en représentant Arthur comme son alter égo breton secoué par le décès brutal de son père lorsqu’il avait 15 ans. Sa désinvolture affichée peut détonner dans le douloureux paysage sidéen mais elle ne sert pourtant qu’à amplifier les effets contraires de l’amour qu’il découvre en compagnie de Jacques, l’un et l’autre vivant réciproquement leur premier et dernier amour. C’est pourquoi Honoré prend le temps d’installer sa romance et cherche tant à ralentir son histoire, teintée d’un spleen constant pour mieux saisir l’urgence de la maladie qu’il oppose ainsi aux vétilles du quotidien où se cache la peur de ne pas se revoir. Une peur qui fait monter le désir d’un cran et incite les protagonistes à saisir l’instant présent, sans se soucier des lendemains incertains. Rien ne sert de courir, il faut s’aimer à point.
Durée: 2h12
Ce film a été vu dans le cadre du Festival Cinemania.