Québec, 2018
Note : ★★★★
Maxime Giroux nous revient quatre ans après Félix & Meira (2014) avec un troisième long métrage aux antipodes de la douceur et l’intimité de son dernier drame. Après un financement difficile et 18 jours de tournage, Giroux et son équipe nous offrent un film ambitieux, un film fait dans l’urgence d’être et d’exister. Verdict : un grand film qui s’élève à la hauteur de ce qu’il voulait accomplir et peut-être même plus haut que ce qu’il voulait offrir.
La grande noirceur a un synopsis relativement simple, mais qui permet à de multiples talents de briller. Philippe (Martin Dubreuil) est un déserteur venant de Montréal qui tente de se rendre chez son oncle à Détroit en traversant ce qui semble être le centre ouest américain. Un midwest où le mélange des langues rend compte d’une Amérique plurielle. Sans repère géographique précis, tout ce que le spectateur connait, c’est la destination du protagoniste. Le film est un genre de road movie sous forme d’une suite de différents tableaux qui étrangement ne détonnent pas, mais forment un ensemble qui fascine. Seul l’avant dernier tableau semble un peu forcé avec le manque de subtilité du monologue pouvant le rendre prétentieux pour certains. Tout au long de La grande noirceur, Philippe rencontre différents personnages dans son périple de cette période de grande noirceur. Même s’ils sont tous marquants d’une façon ou d’une autre, certains se démarquent entre autres grâce à leur interprète.
Romain Duris brille dans son personnage sombre mais vivant, démontrant en une seule scène le grand acteur qu’il est. Il livre une performance juste et émotionnelle avec un personnage complexe. Sarah Gadon prend le contrôle d’une femme, qui aurait pu facilement tourner au ridicule, en l’interprétant d’une façon telle que l’on ne peut qu’être étrangement hypnotisé. Elle l’incarne de manière si fascinante qu’on la laisse nous chambouler dans nos attentes de ce qu’elle est. Elle déroute surtout (au figuré et au littéral) le protagoniste que l’on suit dans ce voyage. La blancheur et la blondeur de l’actrice canadienne brillent dans cette pénombre. Le rôle le plus inusité, et physiquement demandant, revient assurément à la chanteuse et actrice française Soko, rôle unique qui semble sortie d’une version assombrie de l’imaginaire de Gilles Carle croisé à celui de Park Chan-wook.
Outre les acteurs, le premier talent technique à briller à l’écran –et il est impossible de le rater pour le spectateur– est l’impressionnante direction de la photographie de Sara Mishara. La directrice photo maîtrise à la fois la lumière naturelle (de magnifiques plans d’extérieur) que la pénombre des sous-sols angoissants ; une longue scène qui semble n’avoir comme source lumineuse qu’une grande chandelle ressort du lot comme un grand accomplissement photographique. Techniquement, le travail de Giroux est méticuleux, de la direction de la photographie, à la direction d’acteurs, au ratio d’image précis (ratio académique aujourd’hui inhabituel de 1.375:1 ou 11:8). Ses cadrages sont toujours impeccables. Même ses plans de transition font douter le spectateur sur leur nature ; un plan où les montagnes enneigées deviennent un gros plan de neige ne peut s’oublier, même par le moins aguerri des spectateurs.
Le réalisateur semble n’avoir rien laissé au hasard. Sans jamais perdre sa destination en tête, Maxime Giroux nous amène dans un voyage visuel et humain. Parfois en nous laissant admirer les nombreux paysages magnifiques, parfois en nous prenant par la main à travers des rencontres de personnages explicitant leurs pensées, mais Giroux le fait toujours pour mieux nous dérouter la scène suivante. La brillance du scénario et de son contenu qui semble au premier degré tomber tout cuit dans le bec du spectateur reposent sur le fait que ces éléments prémâchés sont toujours à cheval sur cette ligne de la neutralité engagée ; le spectateur doit trancher sur ce qu’il veut bien que le film lui adresse. Les quasi-monologues sont à ce point précis qu’ils sont à la fois évidents à leur première écoute, mais peuvent prendre un tout autre sens selon la position du spectateur.
Giroux et ses coscénaristes Simon Beaulieu et Alexandre Laferrière utilisent des références cinématographiques du premier plan jusqu’au dernier pour maintenir leurs spectateurs dans l’abstrait, leur laissant ainsi la liberté d’appliquer l’univers diégétique à ce qu’ils veulent. Ces références à un imaginaire cinématographique collectif accroche le spectateur, mais l’empêche de statuer avec certitude que le film est ancré dans un réel historique. Les deux seuls points du réel sont l’existence des villes de Détroit et de Montréal ; elles sont mentionnées, mais jamais montrées. L’époque, la guerre ou les lieux ne sont jamais identifiés avec certitude. Pour statuer narrativement que le monde dans lequel Philippe vit est en guerre, Maxime Giroux utilisera le célèbre discours de Patton (Franklin J. Schaffner, 1970). Le temps y est peu important, puisque même R.E.M. fait son apparition dans l’univers sonore, jetant le doute sur la possibilité d’un monde sortant d’un futur post-apocalyptique. Même s’il ne s’agit que du seul indice d’un passé probable, le film et le scénario sont à ce point intelligents que ces deux possibilités temporelles demeurent crédibles. Il s’agit d’un film intemporel dans son propos, et donc extrêmement près de l’actualité s’adaptant au présent de son spectateur.
Le choix de rendre hommage au cinéma par de multiples références a ici une double utilité : 1. Mettre de l’avant cette fabrication qu’est le film, tant celle de ceux qui nous l’offrent que celle de celui (le spectateur) qui construit le propos lors du visionnement. 2. Rendre explicite un des propos du film à savoir qu’il y a toujours une douleur derrière chaque légèreté par le leitmotiv référentiel qu’est la figure de Chaplin. Le film alterne continuellement entre le doux et l’amer pour statuer la dure réalité du monde dans lequel son protagoniste évolue. La grande noirceur est une réalité et une vérité transmises par le faux, où sa liberté peut exister qu’en maintenant le faux. Par ce choix, La grande noirceur rend palpable la véritable force du cinéma.
Toute cette construction –le film– nous émerveille. Ce paradoxe qu’est le cinéma se traduit dans toute l’expérience. Tout est sale, mais tout est beau. Rien n’est contextualisé, mais tout est clair. Tout est dit, mais tout reste à comprendre. La grande noirceur est celle que l’on choisit, personnelle ou historique, sociale ou actuelle, mais elle demeure toujours ; au littéral et au figuré. Les discours peuvent être politiques, indépendantistes ou critiques de l’Amérique d’aujourd’hui, tout comme ils peuvent être sur l’Amérique du passé ou du futur. La figure de la guerre (figure puisqu’elle n’est jamais nommée) sert ici de métaphore pour cette noirceur de l’univers mis en images par Maxime Giroux. Mais cette noirceur est remplie de beauté, beautés provenant toujours de la nature. La caméra fait constamment état d’un grand contraste entre l’immensité et la beauté de la nature et la petitesse et la laideur de l’homme.
Le contraste s’applique également aux références cinématographiques qui pullulent le film ; elles sont en quasi opposition. Le divertissant Charlie Chaplin traverse le film tout comme la lourdeur cinématographique du cinéaste Philippe Grandrieux. Même dans l’utilisation de ces références, Giroux alterne entre l’explicite et le subtil. Le personnage principal est une variante de Charlot du célèbre film The Tramp (Charles Chaplin, 1915), célèbre personnage de Charlie Chaplin. Philippe l’incarne explicitement dès la première scène où il gagne un concours d’imitation du personnage emblématique. Martin Dubreuil fait revivre le comique lors d’une scène chaplinesque de pure légèreté où il effectue une de ses chorégraphies célèbres dans le désert sur une musique anachronique jouissive. À la radio, Giroux utilisera même une partie du discours de The Great Dictator (Charles Chaplin, 1940) dès les premières scènes. Notre héros est en quelque sorte ce clown triste errant qui subit cette grande noirceur que le monde lui impose, un peu comme l’étaient les personnages de Chaplin au cinéma. Le cinéaste français Philippe Grandrieux (qui partage le même prénom que le protagoniste principal) se retrouve un peu partout dans le film de Giroux : explicitement, les plans des visages des enfants regardant un écran de cinéma extérieur sont calqués sur la troublante première scène de Sombre (1998), ou subrepticement à travers la musique de Olivier Alary et le travail sonore (La vie nouvelle (2002) et Sombre toujours), ou encore à travers la caméra (scène du milieu industriel qui rappelle la noirceur du bordel de La vie nouvelle, et même l’image quasi noire (Un lac (2008) le temps d’une scène déconcertante et absurde). La grande noirceur est une parfaite balance entre la légèreté de Chaplin (tout en étant ancré dans un drame social) et la violence cinématographique de Grandrieux, cinéaste traduisant les émotions et états d’être par la technique.
Si le personnage de Philippe incarne les yeux qui nous donnent accès à ces paysages et ces rencontres à couper le souffle, Martin Dubreuil est notre cœur qui nous permet de survivre à l’expérience. L’acteur bonifie le protagoniste d’un lourd vécu dans son interprétation (les scènes sans dialogue et celle au téléphone avec sa mère) ainsi qu’une légèreté essentielle à sa survie (et la nôtre) dans ce sombre voyage. Giroux et son acteur ont su attraper une partie de l’aura Chaplin ; une naïveté apparente abritant des drames profondément humains. Dubreuil se met à nu, littéralement, dans cette période d’errance où les dures réalités du monde font souffrir Philippe.
Maxime Giroux nous offre un des plus beaux voyages qu’a connu le cinéma québécois. La grande noirceur fait son entrée dans les grands films québécois. Restreindre l’étiquette de « grand film québécois » a cette limitation culturelle qui ne rend pas justice au film, puisqu’il s’agit avant tout d’un grand film. Point.
Durée: 1h35