Liban, 2018
Note: ★★★★
Récipiendaire du Prix du Jury à Cannes l’année dernière, Capharnaüm traduit très bien l’indigent bric-à-brac qui s’imbrique dans la construction affective d’un jeune libanais de 12 ans sous la coupe de parents indifférents.
À 12 ans, Zain Al Hajj décide de porter plainte contre ses parents (Souad et Sélim) pour avoir été mis au monde, mais surtout pour ne pas avoir su l’aimer et l’élever. Dans les bas-fonds d’un Beyrouth sombre et menaçant, le film revient sur les événements qui ont construit puis poussé Zain, au gré de rencontres fortuites, à commettre l’irréparable. Sur son chemin, il trouvera en Rahil et son jeune fils Yonas, une famille de cœur qui de fil en aiguille va l’aider à s’émanciper et apprivoiser l’absurdité du monde dans lequel il tente désespérément de grandir.
Après la guerre du Liban, il a fallu du temps pour reconstruire le centre-ville de la capitale qui souhaitait retrouver son attrait touristique, commercial et culturel. Mais derrière les apparats du changement asservi par l’argent, Beyrouth, comme beaucoup de grandes villes, abrite aussi bon nombre de miséreux sur lesquels la réalisatrice a choisi de braquer sa caméra afin de les sortir de l’ombre pour faire la lumière sur le sombre dessein qui les attend. Cet envers du décor permet ainsi à la cinéaste d’aborder des sujets aussi délicats et difficiles que l’immigration clandestine et la maltraitance infantile.
Au moyen d’un montage et d’une réalisation documentée, soutenue et concise, Nadine Labaki nous donne à voir le quotidien oppressant de Zain dès les premières minutes, accablé par la malveillance du microcosme dans lequel il évolue. De nombreux plans en plongée soulignent la fatalité du personnage condamné d’avance par une caméra qui le scrute lui et les enfants du coin dans un labyrinthe de rues plus sinueuses et sales les unes que les autres, tel une souris de laboratoire essayant en vain d’échapper à son destin. Une croix flotte dans les airs comme un fantôme au-dessus d’une rue déserte. Les gamins s’évertuent à ramener un peu de vie dans les quartiers pour jouer à la guerre comme les grands avec une cigarette au bec et des armes en bois à la main. Loin des jeux de leur âge, ils ne font que revisiter les images inconscientes d’un passé collectif emprunt de rage où la noirceur du quotidien brille de tous ses feux. La photographie naturaliste, chaleureuse et pénétrante s’apparente alors à un diamant qui chatoie à la lumière du jour et s’estompe lorsque la nuit tombe révélant le sombre versant d’une ville déshumanisée.
Le capharnaüm du film, c’est celui de Beyrouth, celui d’une vie qui passe et repasse ses fils à travers Zain, cet enfant des rues né sans papiers. À 12 ans, il est un jeune garçon responsable, débrouillard et frondeur qui prend en charge tous les maux de sa famille y compris ceux qui ne lui incombent pas. Il se bat cahin-caha et arpente avec assurance ces dédales de rues en usant d’expédients parfois douteux pour aider les siens à s’en sortir, comme en témoigne le trafic de médicament nécessaire au nettoyage des vêtements. Alors que son grand frère est en prison, ses parents s’occupent de lui et de sa fratrie comme on s’occuperait de sortir les poubelles : avec obligation et dédain. Ils ne savent pas élever leurs progénitures autrement qu’en leur criant et en leur tapant dessus à la manière d’une chien attaché par une chaîne à qui l’on donne de la nourriture dans la main. Mais ici la chaîne, on la met au pied de la benjamine de la famille pour ne pas qu’elle s’échappe. À titre de grand frère protecteur, Zain la lui enlèvera pour la préserver de l’insanité de la nature humaine. Toujours sur le qui-vive, il tentera également d’éviter un mariage forcé à son autre sœur de 11 ans. En vain. De fait, la guerre ne s’immisce pas seulement dans les jeux de rues mais au sein même des familles qui semblent former deux clans. D’un côté Souad et Sélim usent de négligence et d’imprudence (le couffin de la petite sert à faire l’épicerie) et de l’autre les enfants se soutiennent pour faire front devant l’oppression familiale, notamment lorsque vient le moment de se mettre au lit. Ils sont là, collés les uns aux autres à se serrer les coudes, séparés par un simple drap des ébats sexuels parentaux. La mère fume constamment en leur présence et mets du rouge à lèvres sur ses joues pour redonner de la couleur à un visage terni par les mensonges de la vie. Les parents ont baissé les bras et les enfants se sont résignés à ouvrir les leurs.
Par conséquent, il est difficile de se construire dans un univers où l’on a pour repère des parents délétères qui à chaque faux pas, chaque maladresse, font exploser la cellule familiale. Ils ne laissent pas d’autres choix aux enfants que de se murer dans un silence protecteur sans réelle porte de sortie. Dès lors privé d’innocence, il leur faut plonger d’urgence dans ce monde hostile où il ne leur est plus permis de rêver. Même la fenêtre ouverte de la pièce où ils dorment est obstruée par un drap, ils baignent alors dans une obscurité où toute possibilité de s’évader est un combat perdu d’avance. Ils se retrouvent incapables de projeter leurs maux ailleurs que dans leurs têtes, condamnés à scruter des murs vides de sens à l’instar de cet ourson abandonné sur une chaise et abîmé par la vie. Dès lors, il faudra à Zain le courage de fuir les siens pour s’épargner les troubles journaliers auxquels il est habitué. Animé par un instinct de survie, l’enfant qui se terrait en lui se réveille au contact d’un pastiche de Spiderman rencontré dans un bus. Il le suit jusqu’à l’orée d’un parc d’attractions où la magie des manèges opère encore sur son âge. Il y fera la rencontre de Rahil (une jeune éthiopienne sans-papiers) et de son fils Yonas qui lui donneront tout ce qu’il n’a jamais reçu : de l’amour et un semblant d’équilibre. Mais il n’est pas facile d’avancer quand on traîne des casseroles (celles de sa famille et de Yonas). L’absence de modèle et de référent le conduira inéluctablement à répéter des gestes commis au préalable sous la malveillance de ses parents dont il cherche inlassablement l’approbation. Sans se rendre compte de leur portée, il les exécutera machinalement à l’instar d’un robot à l’obsolescence programmée.
Khaled Mouzannar cherchait une trame sonore qui irait de concert avec l’aspect documentaire du film. Il parvient à trouver le juste équilibre entre violons mélodiques et silences, faisant ainsi la part belle aux sons diégétiques qui souvent se suffisent à eux-mêmes et ne nécessitent pas de pathos supplémentaire. Et quand les situations deviennent difficiles à supporter, la musique ne sert alors qu’à apaiser le pêle-mêle émotionnel de ces personnages qui jamais ne se reposent à l’extérieur comme à l’intérieur, en raison du bruit sourd et incessant du vrombissement des voitures et de leurs klaxons (l’aspirateur n’arrive même pas à couvrir les cris de la maison). Le tohu-bohu assourdissant de la ville force Zain à se réfugier sur les toits de la ville où il aime y jouer de la musique. En prenant de la hauteur, il lui est plus facile d’appréhender le monde et d’avoir du recul sur sa situation. Il aime être là-haut à l’instar de cette grande roue, au-dessus des hommes et au-dessus de tout. L’occasion de reprendre sa respiration coupée par une éducation négligée qui empêche ses yeux et son cœur de croire en un monde meilleur. Le temps d’un instant il redevient un enfant comme les autres, un simple enfant, loin des basses préoccupations matérielles qui le lient à ses parents.
Dès son premier film, Nadine Labaki n’a eu de cesse de questionner l’ordre moral préétabli avec une impertinence et une ingénuité désarmante tant sa quête de vérité semble habitée par les sentiments les plus nobles qui soit. Déjà dans Caramel (2007) elle remettait en cause le rôle de la police et celui de la femme dans une culture machiste où il est proscrit de revendiquer et d’affirmer son propre corps (virginité forcée avant le mariage, homosexualité réfrénée). C’est pourquoi il est si fréquent de retrouver des acteurs non professionnels dans son cinéma qui se veut fidèle et réaliste: décors minimalistes et lieux de tournages chargés d’histoires qui nourrissent ainsi son œuvre d’une substantifique moelle. Ici pas de consensus émotionnel, mais une envie simple, celle de coller le plus possible au quotidien des comédiens pour faire montre d’empathie envers des personnages aux prises avec les mêmes problématiques. D’ailleurs, Yordanos Shiferaw qui incarne Rahil se fera réellement arrêté pendant le tournage, tout comme les parents du petit Yonas, séparés par l’absurdité du système mis en place, conférant ainsi au film une démarche quasi documentaire. Il n’est pas non plus anodin de retrouver Nadine Labaki sous son vrai prénom devant la caméra en tant qu’avocate de la défense. Certains diront qu’elle force le trait. Pourtant, la mise en abîme s’inscrit parfaitement dans la continuité de son travail qui laisse entrer le soleil sur les personnages parfois non sans humour. Par le biais d’une caméra subjective, elle tente de se glisser dans la peau du jeune garçon en filmant les flashbacks à la hauteur de son âge pour mieux comprendre ce qu’il voit, ce qu’il vit et ce qu’il ressent. Le spectateur se fait alors malmener pendant quelques instants dans ce tourbillon d’émotions, à travers le regard saisissant de Zain.
À la manière des Misérables de Victor Hugo, Capharnaüm s’inscrit dans un plaidoyer social entre justice et dignité humaine où, victimes de leur condition, les nécessiteux se retrouvent acculés par une société qui les pousse à voler pour subsister. Jamais la caméra de Labaki ne juge son prochain, rejetant la faute sur le manque d’instruction, la misère et l’indifférence d’un système qui exige un papier pour prouver son existence. Si Zain n’est pas lettré, il est cependant capable de tenir un langage articulé, dicté par la foi de son témoignage empreint de véracité. Sa plainte symbolique n’est finalement qu’un douloureux cri du cœur, celui d’un enfant comme tant d’autres, inexorablement privé d’amour devant des géniteurs démunis de savoir faire qui ne s’acquittent ni de leurs responsabilités ni de leurs devoirs. C’est cette aberration que dénonce Nadine Labaki en nous présentant les deux parties dans son tribunal allégorique où la construction dramaturgique du récit a l’intelligence de ne pas créer de suspense. Dès le premier plan du film, malgré tout le poids sur ses épaules, malgré toute cette pression, Zain ne courbera pas l’échine et se tiendra debout, envers et contre tout. Deux chaises vides s’offriront pourtant à lui mais il restera là, stoïque et pieds nus, affrontant la vie et ses épreuves, défiant du regard tous ceux qui l’empêcheront de faire peau neuve à chaque déconvenue.
Durée: 2h03