États-Unis, 2021
Note : ★★★★
Premier film de l’actrice britannique Rebecca Hall, Passing est une adaptation du roman éponyme de l’Afro-Américaine Nella Larsen (1929) évoquant avec finesse et pertinence les dérives d’une acculturation extrême que s’impose un des personnages principaux dans le Harlem des années 20. Un sujet encore d’actualité qui n’a de cesse de diviser une Amérique pourtant bigarrée, dans ce portrait sans fard en noir et blanc empreint d’une juste sagacité.
Passing (Clair-obscur en français) raconte l’histoire de deux femmes noires qu’un hasard providentiel amène à se revoir dans de bien étranges circonstances. Seule, assise à la table d’un salon de thé bourgeois, Irene Redfield (vibrante Tessa Thompson) observe discrètement un couple d’amoureux et deux amies d’un âge avancé qui semblent n’avoir plus rien à se raconter. Elle sort son miroir de poche et se repoudre fébrilement le contour des yeux. Puis, un visage isolé qu’elle n’avait pas remarqué se détache du lieu. Deux yeux curieux la scrutent fixement. Bien que l’intimité de leur relation passée se soit étiolée avec le temps, Clare (troublante Ruth Negga) reconnaît sur le champ son amie d’enfance qui peine en retour à l’identifier au premier regard. Quelque chose diffère dans son allure, dans ses manières. Sa silhouette est sensiblement la même, à ceci près que son port de tête, relevé d’une chevelure blonde, trahit une volonté de ressembler aux femmes caucasiennes et mondaines d’une société à laquelle elle n’appartient pas. Toutes deux métisses, elles ont en commun une pâleur de peau leur permettant de passer aisément pour blanche. Une illusion cultivée par Clare qui rêve à un statut social inaccessible en raison de son apparence, nourrie d’une appétence au risque pour le moins discutable. Tour à tour intriguée et déconcertée par ce simulacre, Irene va alors renouer des liens avec cette amie dont la probité est fortement questionnée. À tort, à raison ?
Passing. Popularisé à la fin des années 1920, le terme désigne une personne capable d’appartenir à un groupe social différent du sien en dissimulant, entre autres, son origine, son orientation sexuelle ou encore sa religion. D’un point de vue ethnique, l’expression est attribuée aux métis noirs américains qui, sans enfreindre la loi, transgressaient l’ordre moral en se faisant passer pour des blancs (Passer la ligne est d’ailleurs la traduction française du titre du roman). L’histoire du film prend place un demi-siècle après l’abolition de l’esclavage et pourtant, malgré l’obtention du droit de vote, les Afro-Américains ne sont toujours pas considérés comme des citoyens ordinaires au sud du pays où la ségrégation fait rage. Souffrant d’innombrables lynchages, ils fuient alors en direction des villes industrielles du Nord-est, à l’instar de New York. C’est ici que naît le mouvement de la Renaissance de Harlem, un bouillonnement intellectuel qui tire son nom du célèbre quartier, berceau d’une création artistique majeure pluridisciplinaire (musique, peinture, photographie, sculpture…) devenu le refuge d’une certaine élite (Duke Ellington, Louis Armstrong, Booker T. Washington…) questionnant la place de l’homme noir sur le sol américain. Toutefois, la plus grande reconnaissance de ce renouveau culturel s’effectue à travers la littérature noire américaine dont la diffusion s’étend au-delà de sa propre communauté, souvent soutenue par des hommes blancs progressistes.
Si les œuvres du passé évoquaient principalement des récits d’esclaves (W.E.B. Du Bois, Frederick Douglass…), la modernité de l’époque permet aux voix de se diversifier, en partie grâce au travail d’historiens noirs. Certains militent en faveur de l’égalité des minorités et dénoncent la sombre réalité des stéréotypes véhiculés sur le Noir esclave (Alain Locke dans The New Negro, 1925). Des idées analogues à celles de la Négritude, un courant littéraire et politique français cher au regretté Aimé Césaire (Cahier d’un retour au pays natal). L’écrivain et poète martiniquais y revendique l’identité noire, rejetant toute forme d’assimilation culturelle, à l’image d’une francité colonialiste qui perpétue la honte de soi et dépersonnalise les êtres (Sartre dira même de la Négritude qu’elle est la négation de la négation de l’homme noir). En revanche, d’autres critiquent cette fierté noire et les excès qui peuvent en découler. Un facteur commun se détache néanmoins : celui de vouloir mettre de l’avant l’héritage africain au cœur même des conflits ethniques toujours en vigueur aux États-Unis. D’ailleurs, ne dit-on pas Afro-Américain alors qu’en Europe le simple terme noir prévaut ? Une divergence qui met de l’avant le douloureux syncrétisme (métissage de traits culturels) des communautés et la difficulté à géminer les classes sociales : comment s’intégrer à son pays d’accueil tout en gardant sa culture d’origine ?
« La Négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture ». Aimé Césaire
Rêver en couleurs
Dans les années 20, le pays connaît une période économique faste, mais il est cependant rare que des noirs parviennent à intégrer les classes moyennes et aisées de la société américaine. Clare en a bien conscience. C’est pourquoi, lorsqu’il lui est donné l’opportunité de marier John Bellew, un riche banquier blanc et respecté (solide Alexander Skarsgard), elle saisit l’occasion pour échapper à sa condition et se faire un nom. Si elle se sent d’abord libre en passant la ligne, subrepticement, le regret naissant de ne plus appartenir à sa communauté vient alors la ronger. En effet, le déni d’identité qu’elle s’inflige pour prétendre à une meilleure stabilité financière l’amène à se couper de sa famille et de ses expériences de vie passées, puis à se déprécier. Elle change de couleur de cheveux, de toilettes, jusqu’à son accent lors d’une scène de téléphone malaisante où elle imite la voix d’une femme blanche de manière triviale pour passer une commande (une manœuvre reprise par le personnage de John David Washington pour tromper son interlocuteur dans BlacKkKlansman de Spike Lee en 2018). Le rôle d’une vie. Celui qui colle à la peau et dont on ne peut plus se défaire. Une peau qui a naturellement foncé avec les années, incitant son mari à lui donner le sobriquet « Nig » (abréviation de Nigger) qu’elle accepte sans broncher. Tous les moyens sont bons pour réussir son « passage », mais à quel prix ? Peut-on parler d’un transfuge de classe réussi lorsque ce dernier s’accompagne d’une restriction de libertés ? Propulsée dans un milieu qu’elle ne connaît pas, extirpée d’une communauté qu’elle n’a plus le droit d’aimer ?
Pour apprécier toutes les subtilités disséminées dans l’œuvre, il convient de s’intéresser à son sous-texte singulier. Face à l’iniquité de la réalité portraiturée en amont dans le roman, la réalisatrice ne manque pas de nuancer son propos et de distiller, dès l’ouverture du film, un parfum trouble et inquiétant. Des voix s’entremêlent dans le brouhaha quotidien d’une ville occupée, tandis que le cadre flouté laisse tranquillement entrevoir une dalle de béton où, dans une atmosphère vaporeuse, se croise un pêle-mêle de pieds plus disparates les uns que les autres. Pressés de poursuivre leur chemin sans se laisser marcher dessus, ils sont là, noyés dans ce flot urbain tumultueux, à la recherche d’une échappatoire et d’une direction à prendre. Témoin du caractère épineux et sensible de son sujet, ce premier plan traduit bien les doutes habitant les deux personnages féminins qui se cognent à la vie avec toute la dureté qu’elle peut parfois occasionner. De fait, la réalisatrice ne pose jamais de jugements à leur égard, offrant deux points de vue qui diffèrent tout en restant complémentaires. Chacune a ses motivations et essaye, à sa manière, de se protéger des discriminations sociales et raciales que la loi ne condamne toujours pas à l’époque. Clare joue de faux-semblants apparents là où, chez Irène, le mensonge s’inscrit ailleurs, dans les limbes de ses désirs. Sans le savoir, elles se sont créées leur propre prison faite de chimères qu’un ratio d’image 1,33 : 1 vient mettre en exergue. Son utilisation judicieuse les condamne alors à un univers anxiogène dont l’issue est vaine. En outre, la metteuse en scène possède un sens du cadre indéniable, s’appuyant sur des lignes géométriques parfaites pour que tout s’aligne à l’écran, dans une imagerie graphique en noir et blanc bien sentie signée Eduard Grau. Et quand un escalier en colimaçon vient à l’occasion perturber toute cette rectitude, c’est pour mieux mettre en relief les afflictions labyrinthiques vécues par les deux héroïnes, dans les langes de leur désespoir.
La dichotomie des sentiments
Tout les oppose. La première envie la vie de famille établie et chaleureuse de son amie mariée à Brian (un médecin noir campé par l’impassible André Holland) alors que la seconde jalouse la liberté de l’autre à pouvoir briller en société grâce à sa nouvelle identité. En sortant de son rang, la jeune parvenue vit un rêve américain en demi-teinte, épousant non seulement un blanc raciste, mais également les stéréotypes qu’il fanfaronne à qui veut l’entendre (il associe les mots robbing et killing en parlant des noirs). Pour que le subterfuge fonctionne, elle veillera même à ce qu’aucune femme de ménage noire ne travaille pour eux afin que son secret ne soit pas éventé. Cette union lui ouvre en grand les portes d’un monde épris de superficialité dont les codes ne lui sont pas encore familiers. Cependant, à force de sarcler sa culture jusqu’à la racine, elle finit par ressentir le manque de sa communauté d’origine, rêvant à sa vie passée et à cette authenticité qui lui fait dorénavant défaut.
Lorsqu’elle revoit son amie, elle croit donc un instant trouver en elle une complice à son jeu de dupes. Mais il n’en est rien. S’il arrive à Irene de passer la ligne en sortant de son quartier pour des raisons pratiques, elle ne le fait qu’à de rares occasions, comme en témoigne sa toute première apparition à l’écran. Un chapeau sur la tête, bordé d’une légère mousseline, laisse à peine deviner son menton. C’est l’été, il fait chaud et on ne sait plus si la transpiration visible sur son visage est due aux températures de saison ou à la gêne de ne pas appartenir à cet environnement majoritairement blanc. Une seule chose est sûre, quand vient le temps de rentrer chez elle, son imposture reste au vestiaire. C’est pourquoi lorsqu’elle rencontre le mari de Clare, Irene est en colère, contrainte de chausser les souliers d’une autre sans avoir eu l’opportunité de s’y préparer. L’itération d’une musique jazzy apposée sur un travelling latéral devant son habitation vient d’ailleurs souligner la difficulté qu’elle ressent à se positionner (tout comme le spectateur), conférant à la scène, un sentiment d’inquiétude autant que d’incertitude. De plus, pourvue d’une acuité visuelle et d’un flair bien senti, la photographie se démarque également dans sa représentation sombre mais chaleureuse des intérieurs noirs (chez les Redfield et au dancing) tandis que la luminosité vive et froide des extérieurs se montre particulièrement agressante pour les yeux (le salon de thé et la demeure des Bellew sont des espaces réservés aux blancs à l’atmosphère menaçante). Le film nous enseigne alors la différence entre ce que l’on est, ce que l’on souhaite devenir et l’image que l’on donne à voir.
Fenêtre sur faux-semblants
Avec un sens moral irréprochable, Irene est une femme aimante et attentionnée envers son mari. Elle le déchausse même à l’occasion, heureuse en apparence de vivre une vie rangée autant qu’épanouie. Femme moderne et de caractère, c’est elle qui, au besoin, conduit Brian en voiture, loin d’être sous le joug d’un patriarcat toxique et oppressant. Lors de désaccords, elle n’a donc pas son pareil pour lui tenir tête concernant l’éducation de leurs deux enfants. Elle les élève dans une bulle illusoire et cherche, en les maintenant dans l’ignorance, à les préserver du racisme qu’ils finiront malgré eux par découvrir malgré tout. Au contraire, son mari tente de les préparer au monde de demain, en discutant du sujet sans peur d’évoquer la sombre réalité qui les attend. Dès lors, un abîme se creuse inexorablement entre eux, à l’image de la fissure du plafond de leur maison qui met en évidence leurs mésententes, en s’immisçant dans leur couple de la même façon que Clare s’invite dans leur quotidien. Une présence qui déplaît d’ailleurs à Zulana, la femme de ménage des Redfield à l’accoutumée en retrait. On pense naturellement à Devine qui vient dîner ce soir où pareille situation se produit avec l’arrivée dans la belle-famille du personnage campé par Sydney Poitier. Noir et médecin de surcroît, il est tout d’abord perçu comme une menace, à l’instar de Clare qui, dans une métaphore joliment habitée, jouera à l’indienne et aux cow-boys avec les deux fils d’Irene. Cette scène, aussi insignifiante puisse-t-elle paraître, prélude du sort inéluctable du personnage que l’on découvre, fidèle à l’ambiguïté du roman, dans une finale magistralement mise en scène, au moyen d’une plongée ascendante invitant le spectateur à prendre de la hauteur et à jouir d’une vue d’ensemble pour mieux éclairer ses pensées sur l’histoire qui vient de lui être présentée.
Au fil du temps, on s’est aperçu que l’ascension sociale n’est jamais individuelle. Elle existe seulement avec le concours des autres, nourrissant l’idée que le passing est apparu en réponse au racisme. D’une certaine façon, le fait même qu’il puisse exister et fonctionner prouve bien le caractère factice et absurde des barrières supposées séparer les gens au regard de leur couleur de peau. Afin de démasquer les partisans de cette pratique, les politiques discriminatoires durant l’Apartheid en Afrique du Sud utilisaient notamment des expédients pour le moins douteux. Un des tests consistait à planter un crayon dans la chevelure de la personne soupçonnée et s’il restait en place, on en déduisait qu’elle était soit noire soit métisse. Si l’imposture venait à être dévoilée, les ségrégationnistes appelaient à la raison en dénonçant, selon eux, un acte de trahison. Mais le vrai crime, c’est celui qu’ils exercent contre l’humanité, croyant détenir un ascendant sur leur prochain, sur leur voisin. Des États-Unis à l’Afrique, du Sud au Nord comme de l’Est en Ouest, on est tous fait de chair et de sang.
Toutes ces discriminations exhortent alors certaines personnes à se blanchir la peau et à se raidir les cheveux. Des cheveux crépus mal aimés pour leur différence et jugés négligés sur leur apparence, dont la nature fragile n’a pourtant jamais empêché les coiffures d’avoir une symbolique très forte. Longtemps, le terme crépu a été utilisé avec condescendance pour humilier et rabaisser toute une communauté qui doit encore de nos jours désapprendre les remarques intériorisées sur le sujet. On parle de réappropriation du corps et de l’esprit (Black is beautiful) dans une optique de déconstruction afin de rebâtir et d’asseoir une identité dont il faut être fier. De facto, Ruth Negga est l’ambassadrice parfaite pour incarner toute l’ambivalence de son personnage, elle qui par le passé jouait déjà dans Loving (Jeff Nichols, 2016)), un film sur l’histoire vraie de Mildred Jeter et Richard Perry Loving qui durent s’unir dans un État voisin compte tenu l’interdiction des mariages interraciaux.
On ne l’avait pas vu arriver derrière la caméra. Principalement connue pour son rôle dans Vicky Cristina Barcelona (Woody Allen, 2008) qui lui vaudra une nomination aux Golden Globes, Rebecca Hall s’est par après surtout illustrée dans des films de second plan, ne renouant jamais vraiment avec le succès. Produit par Forest Whitaker, son premier film, Passing, s’attaque au sujet délicat et sensible de l’identité culturelle qui lui est moins étranger qu’il n’y paraît. Il faut savoir qu’elle partage avec l’auteure du roman, un métissage afro-américain hérité de son grand-père maternel, conférant à ce premier opus, une authenticité et une sincérité des plus touchantes. En effet, son aïeul se serait fait passer pour un homme blanc tout au long de son existence. Une vérité que la jeune réalisatrice décide ici de questionner, tout comme Rhada Blank (The 40-year-old version, 2020), à travers une réflexion profonde sur les enjeux sociaux et raciaux d’une Amérique qui refuse encore de reconnaître sa part de responsabilité. À méditer.
Durée : 1h39
Crédit photos : Sony Pictures Imageworks
À visionner sur Netflix.
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