États-Unis, Japon, 2003
★★★★ ½
Sofia Coppola, fille du célèbre Francis Ford Coppola (The Godfather) a une approche du cinéma bien différente de celle de son père. Là où celui-ci entreprend de grandes histoires avec un dispositif chargé sur des grosses productions, la cinéaste aime se pencher sur des sujets plus personnels, traités avec humanité et lenteur. Elle travaille d’une manière qui laisse beaucoup de place à la témérité, au hasard ainsi qu’à l’improvisation. Une démarche parfaitement appropriée pour son long-métrage de 2003, Lost in Translation.
Le film est au diapason de l’errance et des questionnements existentiels, du dépaysement et de l’abandon de soi de ses personnages, amenant une dimension contemplative et réflexive. La mélancolie est aigre-douce, l’atmosphère réconfortante et l’humeur résiliente. La bande sonore, tantôt nostalgique des années 1980, tantôt grungie, tantôt ambiante, nourrit cette impression éthérique, flottante, comme dans une éphémérité qui se dilate. Bref, un sentiment difficile pour les mots.
Lost in Translation donne à voir l’errance existentielle de ses personnages qui traversent des périodes charnières de leur existence dans la fugacité d’un voyage au Japon. La sensibilité avec laquelle Sofia Coppola accorde son dispositif aux thématiques du film invite le spectateur à s’égarer avec les personnages, à vivre leur solitude, à les accompagner dans leurs déambulations, à profiter de leurs retrouvailles, à faire partie de leurs conversations et à souffrir de leurs aurevoirs. Le film débute avec Bob Harris (Bill Murray), acteur quinquagénaire en pleine midlife crisis. Ayant eu une carrière florissante dans une gloire passée, le comédien has been en est rendu à devoir se rendre à Tokyo pour tourner une publicité de whiskey. Son mariage est à la dérive, il a oublié l’anniversaire de son enfant, il se retrouve dans un pays dont il ne connaît et ne comprend rien. Tout semble aller pour le pire quand ce dernier fait la rencontre de Charlotte (Scarlett Johansson). Fraîchement mariée et diplômée à l’université en philosophie, celle-ci accompagne son mari ayant un contrat de photographie au Japon. Elle le suit sans trop savoir quoi faire de sa propre existence : elle n’a aucun prospectus de carrière et s’en fait à l’idée de voir son mariage vieillir et d’avoir des enfants. Bien que séparés par l’âge, leur situation et leurs questionnements aident Bob et Charlotte à se trouver, à se comprendre, à s’entraider ainsi qu’à rendre le voyage moins pénible. L’empathie, l’ouverture, le partage et le plaisir donnent place à une relation qui se passe de mots dans laquelle la complicité transcende l’amitié.
Comme le titre l’indique (« lost in translation » est une expression anglophone signifiant la perte de sens d’un terme, d’une expression, d’une anecdote ou d’une phrase dans sa traduction d’une langue à l’autre), une portion importante du film comporte sur l’incompréhension. D’abord, l’incompréhension liée au dépaysement à la rencontre d’une autre culture dont les personnages ne connaissent rien. À cet effet, quand des personnages japonais s’expriment dans leur langue, il est intéressant de noter que le film se passe de sous-titre, ce qui met le spectateur en adéquation avec l’incompréhension des personnages. Autre que cette difficulté liée au fait d’être plongé dans un pays, une langue et des coutumes inconnues, il y est aussi question de l’incompréhension de leurs proches par rapport à ce qu’ils vivent. La femme de Bob ne comprend pas la phase de questionnements qu’il traverse et n’arrive pas à l’aider alors que le mari de Charlotte, de son côté, trop absorbé par son travail, croit que celle-ci est prétentieuse à cause de ses « grandes » études et n’a pas le temps de l’écouter. De plus, le décalage horaire empire la situation. Avec 14 heures de différence, Bob et sa femme ont une plage commune restreinte pour se parler, tandis que Charlotte n’arrive pas à vivre sur le même fuseau horaire que son mari. Cela dit, c’est dans toute cette incompréhension et ces déphasages que Bob et Charlotte arrivent à se comprendre et à être perdus ensemble.
La démarche de la cinéaste répond également aux besoins du film. Coppola dit elle-même accorder une grande importance au hasard, à l’écoute de sa propre témérité et à la confiance qu’elle concède à ses acteurs. Cela se ressentant d’autant plus après avoir jeté un œil au scénario qui ne fait que 71 pages. Considérant la règle générale en scénarisation qui prétend à 1 page = 1 minute, le film, s’étalant sur 104 minutes, laisse amplement de temps à l’inspiration des acteurs et de la réalisatrice. Ainsi, une ligne dans le scénario, « Bob makes her laugh », peut prendre la place d’une grande anecdote dans laquelle se lance Bill Murray afin de répondre au besoin de la cause. Coppola raconte aussi en entrevue avoir vu un parc un jour de pluie et s’y sentir si inspirée qu’elle a décidé d’annuler une scène qui devait se tourner le jour même dans un restaurant (auquel la réservation avait déjà été faite il y a longtemps) pour prendre des images à l’extérieur. En feuilletant le scénario, on réalise qu’une des grandes scènes du film, un moment de contemplation de Charlotte, n’y existait pas. Cela semble toutefois être une façon idéale de concevoir le cinéma pour un film aussi intimiste qui s’intéresse d’autant plus à l’impression du moment qu’à une intrigue globale et qui s’arrime entièrement autour de ses personnages.
Le film donne à voir de manière assez intéressante une dichotomie entre la vie nippone le jour et la nuit. Les éclairages néons et un esprit déjanté règnent bien souvent une fois le soleil couché. Charlotte et Bob en profitent pour se retrouver au bar de l’hôtel ou se laisser aller dans les rues de Tokyo. La nuit devient également un champ d’expérimentation pour la cinéaste qui en profite pour explorer des formes, tel que le vidéoclip avec la scène iconique dans l’un des fameux Karaoke Box de Tokyo. Comme un retour à la réalité, une atmosphère sobre, souvent grise et aux couleurs fanes revient le jour venu. Alors que tous les habitants vaquent à leurs occupations l’air stoïque, c’est davantage le jour que Charlotte vit sa solitude. Elle en profite pour explorer et errer dans différents coins du pays. D’ailleurs, cette dualité est utilisée à l’ouverture et à la fermeture du film. Quand Bob arrive, il fait nuit. Il est assommé par le voyage, la situation qu’il traverse et le dépaysement. En route pour l’hôtel, il regarde une ville aux allures mystérieuses par le hublot du taxi. Cependant, Bob quitte Tokyo de jour. Il refait le chemin inverse à son arrivée alors que tout pour lui semble littéralement « plus clair ».
Les conversations existentielles, les silences, tout comme les mots ainsi que les périodes de déambulations des personnages, finissent par porter fruit. Charlotte se sent d’autant plus prête à aller de l’avant dans sa vie conjugale. De son côté, bien qu’il semble toujours mécompris de sa femme, Bob choisit de se remettre au centre de ses priorités et de prendre soin de lui-même. Après s’être perdu et cherché en vain, s’être abandonné à l’égarement et s’être retrouvé dans la perdition, les personnages se sentent prêts à affronter les épreuves de leur vie respective. Peut-être ne se reverront-ils jamais, mais cela ne peut rien à ce qu’ils ont vécu, au lien qu’ils ont construit et à ce qu’ils se sont apportés l’un et l’autre.
Lost in Translation est une œuvre au sujet lourd abordé avec la délicatesse et la sensibilité d’une cinéaste qui a su réaliser un film tel que Virgin Suicides et le rendre accessible malgré le poids de son intrigue. Les thèmes sont en symbiose avec la forme téméraire, contemplative et réflexive dans laquelle le long-métrage est tourné et le résultat est indicible.
Sofia Coppola s’est réunie une fois de plus avec Bill Murray l’année dernière pour le film On the Rocks (notre critique ici) réalisé pour Apple TV+. Celui-ci raconte l’histoire d’une jeune mère de famille qui tente de reprendre contact avec son père coureur de jupons afin de soulager ses doutes sur son mari. Ceux-ci se retrouvent alors dans une débandade à New-York. Considérant le retour de Bill Murray et le fait que Bob Harris tourne une pub de Whiskey, le dernier film de Coppola complète l’expression « Whiskey on the rocks » et sème les germes d’une résonance entre les deux œuvres. À voir.
Bande annonce originale anglaise :
Durée : 1h44