L’histoire du cinéma, pour des raisons qu’on ignore souvent mais que les historiens cherchent à comprendre, a laissé de côté de grands réalisateurs ou des films qui, rétrospectivement, ont eu une importance capitale au développement cinématographique. Albert Capellani et son Germinal sont de ceux-là. Avant le livre que lui a consacré l’historien du cinéma Charles Ford, très justement appelé Albert Capellani : précurseur méconnu (1984), peu d’historiens se sont intéressé à cet homme. Jean Mitry ne lui consacre qu’un petit sous-chapitre dans le premier tome de ses volumineuses Histoire du Cinéma1 et Georges Sadoul dans son Histoire du cinéma mondial ne fait que citer son nom au hasard de deux paragraphes, disant de lui qu’il n’a d’héritage cinématographique que des contes classiques mis en scène avec «lourdeur» et des adaptations de grandes œuvres littéraires qui «passèrent pêle-mêle entre ses mains»2.
À la lueur de ce que les récents historiens qui ont commencé à véritablement prendre conscience de l’importance de Capellani dans le développement du «long» métrage qu’elles seraient les véritables avancées formelles et narratives que Capellani a laissées au cinéma et pourquoi son œuvre n’a-t-elle pas aujourd’hui le mérite qui lui revient? À partir des écrits de certains historiens, comme ceux entre autres de Michel Marie et de Noel Burch, nous essayerons de voir et de comprendre l’importance des films d’Albert Capellani dans le développement de l’art cinématographique. Puis, en analysant une de ses œuvres que plusieurs considèrent comme la plus importante de son œuvre : Germinal, nous tenterons de voir qu’elles sont les innovations, ou plutôt qu’elles étaient les partis-pris, que Capellani a mis de l’avant et en quoi ce film (Germinal) se démarque-t-il des productions françaises et internationales de cette époque. Finalement, nous essayerons de faire une synthèse, d’après les hypothèses qu’ont élaborées certains historiens, des raisons selon lesquelles Capellani n’a pas la place qui lui reviendrait de droit dans l’histoire du cinéma.
Albert Capellani naît à Paris le 23 août 1874. Il commence sa carrière artistique au théâtre comme acteur, puis comme metteur en scène. En 1905, il est engagé comme réalisateur pour la firme Pathé Frère. Le 22 juin 1908, sous la tutelle de la firme Pathé, se constitue la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (SCAGL) et Capellani obtient le poste de directeur artistique3. Avec la guerre de 14, Capellani va aux États-Unis où il tournera plusieurs court-métrages comiques pour, entre autres, Mack Sennett. Entre son début au cinéma et son exil en Amérique, il tourne près de 150 films : du court métrage au long métrage de plus de trois heures.
Il fut longtemps oublié de l’histoire du cinéma. La restauration de son Germinal par la cinémathèque française, permit aux historiens de revoir le film et de lui donner un jugement nouveau. «Grâce à la «mode» des restaurations et des manifestions comme ciné-mémoire, nous commençons à comprendre pourquoi les foules, qui se pressaient aussi pour voir les films de Capellani, y prenaient plaisir, un plaisir que nous pouvons partager à nouveau avec elles…»(N.Burch, p. 225) Michel Marie suggère que si les premiers grands historiens du cinéma, comme Jean Mitry, George Sadoul ou René Jeanne, ont complètement passer à coté de l’œuvre de Capellani, c’est tout simplement dû au fait qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de voir ces films. (M. Marie, p227)
Dans la même année 1993, trois articles de la revue de l’Association Française de recherche sur l’histoire du cinéma (1895) ont pris en reconsidération leur œuvre de Capellani et tout particulièrement son Germinal. Dans La naissance du long métrage en France, Philippe D’Hugues fait la chronique de la naissance et de l’établissement du long métrage en France. Dans la «course» au long métrage pour des raisons de ressources, puisque plus long sont les films, plus grandes était la demande en pellicule. «Cela ne pouvait que chagriner ceux qui n’en fabriquaient pas et devaient l’acheter comme Gaumont, mais réjouir ceux qui en vendaient comme Pathé. Aussi n’est-on pas surpris de voir que c’est la production Pathé et sa filiale SCAGL qui vont accentuer rapidement l’évolution qui va conduire au long métrage moderne» (P.D’Hugues, p.70). En 1909, les productions moyennes ont un métrage d’environ 300-350 mètres : La poupée Vivante (G. Méliès, 345m.), Les mystère de Paris (V.-H. Jasset, 310m) ou La légende du Juif errant (V.-H. Jasset, 218m). C’est la SCAGL, avec un film réalisé par Capellani, qui fait le premier grand pas avec «L’Assommoir», qui fut le premier film français de long métrage, atteignant déjà trois bobines.»(J. Mitry, p.280). Le film (déjà d’après Zola) mesurait 735 mètres. Mais ce n’est pas un cas qui va faire boule de neige, les productions de l’année 1910 restaient toujours dans les mêmes longueurs normatives. L’an 1911 marque le véritable tournant, c’est le public qui «n’accepteraient plus de se contenter de voir ramener les romans de Balzac et les pièces de Shakespeare, Goethe ou Victorien Sardou à une histoire traitée en un quart d’heure au maximum, et réduite a son canevas ou son squelette.» (P.D’Hugues, p.69) L’italien Giovanni Pastrone, qui va nous donner Cabira quelques années plus tard, réalise en 1911 la Chute de Rome qui fait 605 mètres, et, en avril 1911, c’est Capellani qui fait une redonne avec Le Courrier de Lyon qui fait 732m. Le film fait près de quarante minutes et «devient un vrai récit alternant intérieurs et extérieurs, développant l’histoire sur plusieurs niveaux et suivant plusieurs actions et personnages simultanément jusqu’à leur convergence finale […] permettant aux acteurs d’approfondir leur composition» (P. D’Hugues, p. 72).
Durant cette période aux États-Unis, même si la cause du long métrage est loin d’être gagnée, la Vitagraph produit La Bastille (W.Humphrey, 1911), d’après Tales of Two Cities de Dickens qui fait 943m. C’est au Danemark qu’on franchit la mesure symbolique du mille mètres avec Le Rêve noir (A. Nielsen, 1911) qui fait près de 1400m. En juin 1912, c’est encore Capellani qui marquera l’étape suivante avec Les Mystères de Paris, un métrage de 1540 mètres, ce qui donne la norme encore aujourd’hui des longs métrages, soit près d’une heure et demie de projection. Début 1913, la nouvelle marque record est encore une fois un film de Capellani, Les Misérables, qui fait en entier près de 3600 mètres, «un succès historique et pas seulement en France mais dans le monde entier, notamment aux États-Unis où elle impose la notion de films très long» (P.D’Hugues, p.76). C’est dans cette même année que Capellani réalisera le Germinal qui fait lui aussi plus de 3000 mètres de métrage. «Beaucoup moins connu que Les Misérables […] peut-être à cause du nom de Zola qui souffrait alors d’une certaine désaffection pour des causes à la fois politiques et littéraires.» (P.D’Hugues, p.76) Avant même de nous intéresser formellement à un film précis de Capellani, il nous parait évidant qu’Albert Capellani a son importance dans l’établissement et dans la normalisation du long métrage en France et même dans les répercutions que cela a pu avoir à travers le monde.
1913 fût l’année du Germinal en France et l’année de Last Days of Pompeii (M. Caserini) et Quo Vadis (E. Guazzoni) en Italie, 1914 fût celle de Judith Of Berthulia (D.W. Griffith) et The Squaw Man (C.B. DeMille) aux États-Unis ou de Cabiria (G.Pastrone) en Italie, et 1915, l’année de The Birth of a Nation (D.W. Griffith). Il y a formellement quelque chose qui se passe dans le monde du long métrage et tous semblent se diriger vers le même point, tous sauf Le Germinal. C’est l’époque du développement du langage cinématographique, de la standardisation du montage (alterné, parallèle…), mais Capellani semble refusé cette évolution et décide d’évoluer dans une autre direction. « Après les Lumières, Capellani est l’un des premiers réalisateurs […] de la réalité. […] C’est un cinéaste du cadre et non du montage et il faut considérer ce parti-pris, non comme un archaïsme, mais comme un principe esthétique productif.» (M. Marie, p.232)
L’histoire du Germinal est celle d’un individu, Etienne Lantier, mais un individu qui agit pour la collectivité et au évolue au sein de cette collectivité, c’est l’histoire d’un village qui fait grève contre un employeur.
À la fin des années dix, D.W. Griffith, avec d’autres, développe les découpages cinématographiques, c’est-à-dire filmé une scène a partir d’un point [X] puis, pour une raison particulière, faire un gros plan sur un objet pour revenir dans un plan d’ensemble ou dans une alternance en champ contre-champ ou personnage regardant et personnage-ou-objet regardé. Koulechov, formaliste-cinématographique et cinéaste de propagande communiste, dans son texte La Bannière Cinématographique, encense le découpage à l’américaine et donne l’exemple d’un assemblé filmé par un américain : «Il convient bien de découper la scène en deux temps :1) l’orateur ;2) le public qui l’écoute. […] il est nécessaire de montrer en alternance trois fois l’orateur et trois fois le public. Mais pour le tournage de chaque prise, il faut changer l’emplacement de l’appareil et montrer de trois points de vue différents l’orateur et de trois points du vue différents le public et même des visages distincts. » (L. Koulechov, p.44)
Il y a une individualisation des personnages, un «individualisme petit bourgeois»4. Et c’est un peu ce que va faire son collègue Eisenstein dans Le Cuirassé de Potemkine. Dans une scène de groupe, il nous montre spécifiquement, et en gros plan, la réaction des personnages à l’action ou à un évènement. Pourtant, c’est supposé être un cinéma socialiste, donc du refus de l’individu pour la glorification de la collectivité mais le gros plan est par sa signification une monstration d’un personnage unique et non d’une communauté. C’est par son utilisation du plan d’ensemble et du plan frontale que Capellani est plus social, voir plus «socialiste» que Eisenstein. «Germinal c’est le cinéma du collectif […] Germinal est par excellence le film de ce vivre ensemble.» (N.Burch, p.221) De vivre ensemble mais aussi d’agir politiquement ensemble.
Dans une scène d’assemblée syndicale, au lieu de découper le plan entre l’orateur et le public, il place judicieusement sa caméra derrière l’assistance, ainsi le spectateur n’a pas l’impression d’assister à une version cinématographique de la réunion syndicale, mais d’y assister réellement. La scène est filmée en plan séquence à partir d’un point unique. La position de la caméra donne à l’image la figure iconique de l’assemblée syndicale, iconique au sens où Saint-Ignace-de-Loyola l’entendais :« [devant une représentation de la nativité] le premier point est de voir les personnes, c’est-à-dire Notre-Dame, Joseph, la servante et l’enfant Jésus après qu’il est né, me faisant, moi, comme un petit pauvre et un petit esclave indigne qui les regarde, les contemple et les sert dans leurs besoins, comme si je me trouvais présent, avec tout le respect et la révérence possibles. Et réfléchir ensuite en moi-même afin de tirer quelque profit. » (Saint-Ignace-de-Loyola, p. 101)
Eisenstein citait De-Loyola dans ses théories, mais en pratique, par son montage maladif, empêchait toute projection du spectateur dans l’action, donc dans la révolution qu’il filmait. Capellani est plus moderne que Griffith ou Eisenstein, son utilisation du plan séquence a quelque chose de théoriquement très tarkovskien : « Je réfute le soi-disant « cinéma de montage » et ses principes, car il empêche le film de dépasser les limites de l’écran en ne permettant pas au spectateur d’apporter, comme en surimpression, sa propre existence à ce qu’il voit. » (A. Tarkovski, p. 139)
Alors que les Italiens développaient le cinéma colossal des reconstitutions historiques (Last Day of Pompeii, Quo Vadis) ou mystique (Cabiria) et que les Américains inventaient le découpage technique (Griffith) et le jeu ‘sur joué’ des acteurs (DeMille), Albert Capellani développait un cinéma naturiste, narratif et social : «Germinal, c’est le cinéma du collectif, de l’individu dans le groupe social, dans le paysage naturel ou industriel. C’est enfin un cinéma de récit socio-psychologique où jamais l’action-pour-l’action ne l’emporte sur la substance narrative. C’est un cinéma pour Grandes Personnes» (N. Burch, p.221)
Mais pourquoi les historiens sont-ils passés à coté de Capellani? Personne ne peut avoir de réponse absolue. En nous basant sur ce que Noel Burch et Michel Noel en disent, nous pouvons peut-être utiliser l’hypothèse suivante : parce que, pour ceux peu nombreux parmi les historiens qui ont eux la chance de voir ces films, les fausses ressemblances avec le cinéma des attractions semblent trop nombreuses, soit une frontalité théâtrale presque permanente de la caméra, une autonomie du plan-tableau (comprendre ici que dans le cinéma des attractions, on parlait du plan-tableau, alors que l’utilisation qu’en fait Capellani est en fait un plan séquence). Ces historiens ont eu une certaine tendance à voir le cinéma français comme retardataire sur les autres alors que Capellani est en fait, peut-être trop en avance pour être compris à l’époque d’un Sadoul ou d’un Mitry. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, la redécouverte du réalisateur et d’un de ces films phares par des jeunes cinéphiles, critiques, historiens et théoriciens qui ont connu et apprécié le cinéma en plan-séquence d’un Tarkovski ou d’un Béla Tarr et le naturiste social d’un Mike Leigh, d’un Ken Loach ou du free-cinéma anglais et du cinéma-direct5 québécois ou à la Jean Rouch, reconnurent en Albert Capellani non seulement un patriarche oublié du cinéma mais un véritable réalisateur de génie aux chefs-d’œuvre injustement oubliés.
1 Mitry, Jean. 1968. Histoire du cinéma I (1895-1914). Paris: Éditions Universitaires.
2 Sadoul, Georges. [1949] 1976. Histoire du cinéma mondial : Des origines a nos jours. Paris: Flammarion
3 Rapporté par Pierre Lherminier dans une annexe des Écrits Autobiographique de Charles Pathé (P.311)
4 Expression de Noel Burch, p.219
5 Voir la séquence de la foire populaire où la caméra situer en plein rue semble attirer le regard des passants, qui y vont des grimaces devant l’objectif. Si nous passions outre les habits des passants, c’est plan qui pourrait facilement trouver sa place dans une scène des Raquetteurs (Brault, Carrière et Groulx, 1958)
Bibliographie
- Burch, Noël. 1993. «Germinal. Avant le sujet ubiquitaire». 1895, Hors Série (octobre 1993) pp.217-225
- Ford, Charles et René Jacques. [1947] 1966. Histoire Illustré du Cinéma 1 : Le cinéma Muet. Paris : Marabout Université
- Ford, Charles. 1984. Albert Capellani, Précurseur Méconnu. Paris : Centre national de la cinématographie.
- Hugues, Philippe d’. 1993. «La naissance du long métrage en France». 1895. No. 13. pp.67-79
- Koulechov, Lev. [1922]1993 «La bannière cinématographique» dans L’Art du Cinéma et Autres Écrits. Lion : L’Age de L’homme
- Marie, Michel. 1993. «Place de Germinal dans l’histoire du cinéma français». 1895, Hors Série (octobre 1993), pp.226-233
- Mitry, Jean. 1968. Histoire du cinéma I (1895-1914). Paris: Éditions Universitaires.
- Pathé, Charles. 2006. Écrits Autobiographiques. Paris : L’Harmattan
- Saint-Ignace-de-Loyola. 1992. Texte autographe des Exercices spirituels et documents contemporains, 1526-1615. Paris : Brouwer
- Sadoul, Georges. [1949] 1976. Histoire du cinéma mondial : Des origines a nos jours. Paris: Flammarion
- Tarkovski, Andrei. 1989. Temps Scellé. Paris : Cahiers Du Cinéma