CRANKS : LA DOUCE ET ABRUPTE BALADE DES MOEURS

Canada, 2019
Note : ★★★ ½

Le cinéaste canadien Ryan McKenna (Le cœur de Madame Sabali, 2015) a donné naissance à ce petit bijou intitulé Cranks, long-métrage présenté lors du Festival du Nouveau Cinéma 2019 ainsi qu’aux Rendez-vous Québec Cinéma 2020. Le procédé formel utilisé, le tableau vivant en noir et blanc, permet de rendre compte des banalités, manies et excentricités diverses d’un groupe d’habitants de la ville de Winnipeg. Les protagonistes donnent l’impression d’être prisonniers de la sphère radiophonique, aspect prenant l’allure d’une narration incessante dans l’histoire, sous formes d’extraits où il est difficile de comprendre le début et la fin, ou parfois carrément inaudibles. En fait, il est difficile de discerner la prison des protagonistes de celle du spectateur, confiné à l’écoute de la radio. Cette dernière nous fait entendre l’animateur Peter Warren, journaliste associé à diverses controverses ayant animé la célèbre émission Action Line de 1971 à 1998, discuter politique, économie, sociologie – autrement dit, toute forme d’actualité ou problématique de cette société, à cette époque. Les personnages font preuve de beaucoup de neutralité, et leur émotion se révèle principalement au travers de ces lettres qu’ils écrivent, et où celles qui sont explicitement dirigées vers Peter font principalement preuve de colère envers lui. L’ensemble des lettres écrites par les protagonistes touchent à différentes sphères, où il est question par exemple de la place de la femme, des relations de couple, du sentiment amoureux, de la présence fantomatique d’une personne décédée, des difficultés financières, du rapport société-individus dans sa globalité. Il s’agit d’une promesse audacieuse que de démontrer l’impact sournois de ce programme ainsi que l’aversion de ces gens qui apparaissent comme des âmes silencieuses, désabusées, survivants de chaque instant, embourbés dans leur petit train-train quotidien jusqu’à ce qu’une manifestation de désespoir ou une petite danse exotique leur fasse jeter un œil curieux – ou pas.

Il est particulier d’assister à cette symphonie urbaine en noir et blanc où le genre cinématographique permet de décupler ce que représente Winnipeg, et tout particulièrement les échos déroutants de l’ensemble des problèmes de la population téléphonant à l’émission Action Line. Le spectateur est voué à entendre l’émission de radio presque continuellement, là où l’attention s’en remet à deux grands personnages : d’une part, les appels à la radio et de l’autre, l’amalgame d’êtres humains dans leur quotidien. Les appels permettent d’accoler, de façon assez abstraite et déconstruite, des idéaux et des problèmes à cette société où ces âmes humaines effectuent des actions ne répondant qu’à l’excentricité vague ou bien à la monotonie. Et puis il y a ce fil qui les relie, ou bien ce troisième personnage : les fameuses lettres, cette confession, cette révolte silencieuse juxtaposée à la beauté des plans. Il y a des questions, il y a de la haine – c’est-à-dire tout ce que peut susciter un être tel que Peter Warren comme répondant aux mœurs d’une société. Il y a résonance au coeur du traitement de ces trois protagonistes atypiques ; si le piaillement radiophonique permet de soulever l’aspect sans éclat de la succession de futilités, les correspondances ramènent le calme de l’introspection détachée. Les rebondissements anodins de la petite routine des personnages se veulent mornes et se font absorber par la présence des échanges radiophoniques, ces derniers représentant en quelque sorte la musique de ce film, la berceuse qui surplombe à un point où l’oreille s’habitue.

Ryan McKenna signe une œuvre impeccable sur le plan formel, alors que son superbe noir et blanc épouse la formule des correspondances disparates. Et cette idée brillante et accrocheuse qu’est Cranks permet de rendre hommage aux petites réalités laissées pour compte jusqu’à ce que quelqu’un décide de s’y intéresser – et ce, en offrant un cinéma expérimental façonné par les enjeux résultant du pouvoir de parole accordé à une figure aux idées et aux actions féroces et provocatrices.

 

Durée : 1h35

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