Jungle Fever

Plus subtil, mais plus pertinent, Spike Lee nous livre ici son plus grand film.

1991. Rodney King se faisait casser la gueule par quelques policiers sans scrupules alors que Mandela venait d’être libéré et que Dr. Dre, Easy E et compagnie étaient sortis de Compton depuis un bout de temps. C’est aussi le moment ou Spike Lee décidait de sortir tout doucement Jungle Fever alors que la poussière du fulgurant Do the Right Thing retombait à peine, aidé par l’excellent Mo’ Better Blues entre temps.

 

Le synopsis du film peut être expliqué par son titre : Jungle Fever ou, tel qu’expliqué par le personnage joué par Spike Lee lui-même dans le film, le désir charnel interracial et de découvrir l’autre pour confirmer ou infirmer les mythes sur les différentes cultures. L’ouverture du film est assez claire en ce sens alors que l’on voit une photo de Yusuf K. Hawkins, un jeune adolescent noir tué à Brooklyn, car il fut pris pour le copain d’une jeune fille blanche du quartier par une milice raciste. Tout de suite, le ton est donné ; Wesley Snipes est un jeune architecte noir prospère, marié et père d’une petite fille, qui se lancera dans une aventure avec sa secrétaire Annabella Sciorra, Italienne, au grand dam de leurs communautés respectives.

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D’aucuns trouveront en surface qu’il s’agit là d’un film mineur, entre-deux, propret, sans ambition et conformiste pour Spike Lee. L’histoire est en effet une boucle narrative simple, nourrie de clichés mille fois rabâchés et qui au final peut paraître dépassée, voir rétrograde. Ce serait totalement passé à côté de la vision évoluée de Spike Lee où, comme dans tous ses films, la réalité est beaucoup plus complexe qu’elle n’y paraît. Si le propos éditorial est plus édulcoré qu’à l’habitude, c’est dans les subtilités que celui-ci se révèle.

En effet, les personnages de Wesley Snipes et Annabella Sciorra campent leur rôle de manière classique, stéréotypé et sans grande saveur. Les rapports entre êtres humains sont toutefois toujours complexes et c’est à travers les personnages secondaires que ceux-ci se dévoilent : Samuel L. Jackson dans le rôle de sa vie en junkie déjanté accompagné par une toute jeune Halle Berry ; Spike Lee lui-même qui nous livre moins un commentaire éditorial que des réflexions diverses et surtout, John Turturro, autour duquel la profondeur narrative réside. En plus d’en faire le seul véritable personnage attachant du film, celui-ci est révélateur d’un adoucissement de l’obsession italo-américaine de Spike. Celle-ci est toujours palpable, mais bien dosée. Dans son portrait social, Lee ne porte aucun jugement sur les rapports entre les gens de différentes origines ; il utilise plutôt les clichés à profusion (père noir évangéliste, famille italienne ultraprotectrice, etc) et se les réapproprie pour confronter le spectateur et se jouer de lui avec des dénouements complexes et inattendus.

Alors que dans Do the Right Thing, Spike Lee appuyait ses idées et son message avec une mécanique narrative forte, en palier et qui culmine avec cette finale mémorable, son désir est tout autre dans Jungle Fever. Il nous place simplement devant nos préjugés, nos idées préconçues, et, plutôt que de trop appuyer son message, il nous présente son histoire et les réflexions s’imposent d’elles-mêmes. Au lieu de nous placer en retrait, incrédule devant des portraits violents et sans concession des rapports sociaux et raciaux, il nous invite doucement à y pénétrer, pour mieux les comprendre de l’intérieur.

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Si le message est amené avec profondeur, maturité et rigueur, la manière dont il est appuyé l’est tout autant. C’est en effet dans la maîtrise technique de Lee que son propos se concrétise admirablement. Nous n’avons qu’à penser au fabuleux plan-séquence ou Wesley Snipes fait sa demande à ses patrons; la caméra tournoie, l’étouffe, l’enferme et on réalise l’issue de la scène via les mécaniques formelles bien avant la fin du climax narratif. Jamais la caméra de Lee ne se sera promenée avec autant d’aisance, d’audace et de pertinence en alternant les coupes franches et déstabilisantes avec les longs plans étouffants des rues de New York. Elle est la parfaite démonstration de la maîtrise de Spike, qui conserve son énergie juvénile avec une maturité désarmante.

On ne saurait enfin passer sous silence la magnifique bande sonore, gracieuseté de Stevie Wonder. En plus d’être une pièce indispensable de l’œuvre comme dans beaucoup d’autres films de Spike Lee, elle est par moment carrément une partie prenante du récit. L’exemple le plus probant se trouve au moment ou Flip (Wesley Snipes) recherche son frère (Samuel L. Jackson) et où, dans un gigantesque repaire de junkies à ciel ouvert, l’absence de dialogue est compensée par la voix douce de Stevie Wonder qui entonne Living for the City[1] :

A boy is born // in hard-time Mississippi /// surrounded by // four walls that ain’t so pretty

C’est à travers cette représentation riche, subtile et tellement authentique de la complexité des rapports humains que nous voyons Spike Lee au sommet de son art dans ce qui, encore aujourd’hui, peut être considéré comme son chef-d’œuvre.

 



[1] Exemple tiré de l’excellent Reverse Shot dans un article s’attarde presqu’uniquement à l’apport de la musique de Stevie Wonder au film.

 

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