Wings of Desire : Conte gothique dans une Allemagne hantée

Allemagne de l’Ouest et France, 1987
Note : ★★★★½

Deux ans avant la tombée du mur de Berlin, Wim Wenders co-écrit et réalise Wings of Desire, un conte moderne situé dans l’Allemagne de la Guerre froide : mélancolique, hantée par un traumatisme national, encore en processus de guérison. Le film a débuté en 1987 au Festival de Cannes, où Wenders a remporté le prix de la meilleure réalisation. Glauque et déprimant à première vue, Wings of Desire fait pourtant preuve d’un humanisme profond. À travers les deux personnages principaux, les anges Damiel (un des rôles les plus connus de Bruno Ganz) et Cassiel (Otto Sander), on survole la ville et on a la chance d’entendre les pensées les plus vulnérables d’une multitude de personnes.

À Berlin-Ouest, Damiel tombe en amour avec Marion (Solveig Dommartin), une trapéziste mélancolique qui se reflète sur ses rêves brisés lorsqu’elle apprend que le cirque pour lequel elle travaille va encore fermer à cause d’un manque de financement. Malgré le fait que c’est l’histoire principale du film, puisque cet événement provoque une quête spirituelle chez Damiel qui l’amènera à abandonner son statut d’ange et devenir mortel afin de tenter sa chance avec Marion, Wings of Desire est bien plus qu’une simple histoire romantique. C’est également une lettre d’amour au désordre de la vie, à la pensée et à la culture, à la ville de Berlin, et à l’humanité, tout simplement.

Un city symphony moderne

Genre popularisé dans les années 1920-30, le city symphony explore de façon intime et poétique l’espace urbain, se penchant sur le quotidien et tentant de capter l’esprit d’une ville donnée, ainsi que la routine de ses habitants. Wings of Desire est un héritier de ce style cinématographique : la caméra est fluide, toujours en train de plonger, imitant le vol des anges qui flottent dans le ciel de Berlin et observent ce qui se passe en dessous d’eux. D’ailleurs, la traduction exacte du titre allemand, Der Himmel über Berlin, veut littéralement dire « le ciel de Berlin », et le film retourne toujours vers cette idée du point de vue céleste, l’approche holistique de la ville et de l’humanité.

Damiel et Cassiel se rencontrent régulièrement afin de discuter de ce qui a capté leur attention, et étonnamment c’est toujours les moments brefs et spécifiques : une femme mouillée sous la pluie, un enfant qui a impressionné son enseignant. Dès le début, c’est établi que la joie de vivre réside dans les petits plaisirs, les tranches de vie auxquelles on ne pense jamais mais qui, réunies, représentent la plus grande partie du temps qu’on passe sur la Terre. Puis, les deux anges semblent toujours fascinés par les imperfections, les soucis, le désordre, tout ce qui rajoute de l’intrigue à nos vies, qui fait en sorte qu’on apprécie le beau temps après la pluie.

C’est quelque chose que les adultes oublient. On comprend rapidement que seuls les enfants peuvent voir les anges : ils ont encore leur curiosité, leur ouverture d’esprit. Les adultes — distraits, préoccupés, angoissés — ne s’aperçoivent presque jamais qu’ils frôlent des présences surnaturelles. La narration revient souvent sur un poème de Peter Handke, qui discute de manière nostalgique l’enfance, exacerbant l’idée de la croissance et de la lourdeur d’être adulte. Cette idée s’étend également au niveau de la ville, nous rappelant que l’Allemagne du film est âgée, souffrante. Portrait craché des adultes qui la peuplent, c’est une nation qui rumine beaucoup sur son passé rempli de soucis, se demandant comment elle va survivre à la suite.

L’élégance du gris, le chaos des couleurs

Afin de distinguer les différentes perspectives sur le monde, le directeur photo Henri Alekan utilise le noir et blanc pour les anges, et les couleurs pour les humains. Ainsi, le monde des anges semble propre et élégant grâce à la palette de gris, mais également froid, stérile, mélancolique, trop axé sur la pensée. Damiel s’en plaint vers le début de l’histoire, regrettant de ne connaître que la spiritualité. Alekan, qui a également été directeur photo pour La belle et la bête (Jean Cocteau, 1946), un autre conte gothique, réussit parfaitement à rajouter un charme féerique au film.

Le monde humain est coloré, et même si certaines couleurs entrent en collision, ce manque d’harmonie contrariant l’aspect classique du noir et blanc est au moins réel, sensoriel, imparfait comme la vie humaine. La caméra flâne souvent, nous invitant à réfléchir à l’existence humaine et à la beauté de la routine, du chaos urbain. Même si la proximité qu’on éprouve dans les grandes villes peut parfois être étouffante, n’est-ce pas plus rassurant que la solitude des anges qui se perchent au sommet des statues pour toujours contempler, observer, sans jamais se salir les mains ou se faire mal?

Culture et vulnérabilité émotionnelle

À partir de l’esthétique gothique, une transition fluide se fait vers la sous-culture goth des années 1980. Dans une des meilleures scènes du film, Damiel et Marion se rencontrent enfin à un concert de Nick Cave and the Bad Seeds, et c’est absolument charmant et immersif d’errer, grâce à la caméra, au milieu de la foule, bougeant au rythme de la musique comme si on dansait avec les spectateurs. Une connexion mythique se crée entre le passé et le présent : en continuant de nourrir un style esthétique à travers l’art, l’humanité reste elle-même, maîtresse de son propre destin.

Wim Wenders semble tisser un lien étroit entre l’expression vulnérable des sentiments et le contact avec la culture. Plusieurs scènes se déroulent dans une bibliothèque, visiblement le lieu favori de plusieurs anges, qui sont attirés par la multitude de personnes qui s’y installent afin de nourrir leurs réflexions avec des livres. Les humains réfléchissent à leurs vies, leurs relations, leur passé, leur futur, tout en lisant des histoires que d’autres avant eux ont rédigées. Les concerts semblent similairement permettre le dégagement d’énergies émotionnelles; Damiel suit Marion à un concert alors qu’il est encore un ange et semble fasciné par les réactions de cette dernière à la musique. Plus tard, leur rencontre se produira également à un concert.

Défense du voyeurisme

Avant Wings of Desire, Wenders était surtout connu pour des road movies — incluant le fameux Paris, Texas (1984) — et des documentaires. Malgré le fait que ce film semble dévier des anciennes concentrations de l’auteur, on y retrouve les deux mêmes fascinations : regarder et errer. Après tout, les anges agissent un peu comme des documentaristes de l’espèce humaine, l’observant dans tous ses états, puis se faisant des comptes rendus de leurs journées et de ce qui a le plus attiré leur attention. Le ciel est comme une route pour eux, sur laquelle ils circulent sans destination précise, seuls avec leurs réflexions.

Wenders rédige ainsi une lettre d’amour au voyeurisme, au fait d’observer et de documenter avec soin et avec amour nos propres vies, ce qu’on a de plus précieux au monde. Dans les mots d’un autre grand film (Lady Bird, 2017), l’amour et l’attention ne sont-ils pas un peu la même chose ?

Cependant, grâce au pouvoir qu’ont les anges d’entendre les pensées des gens, l’observation gagne un nouveau niveau de complexité. On est invité à aimer les gens non pas à cause de leur apparence, mais de leurs réflexions parsemées de tristesse, d’amour, d’angoisse, de liberté, bref, à apprécier le vrai chaos de la pensée humaine. On s’y retrouve et on comprend qu’à la fin on est tous pareils, d’une personne à l’autre, à travers l’histoire, depuis toujours et pour toujours.

 

Bande-annonce :

Durée : 2h07
Crédit photos : Basis-Film-Verleih GmbH et Argos Films

 

Vous en voulez plus? On parle des anges de Wim Wenders dans notre critique de Pour l’éternité de Roy Andersson ici et on parle d’un autre film de Wenders, Le Sel de la Terre, ici.

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