États-Unis, 2020
Note : ★★★★
Auréolé du prix de la meilleure mise en scène au dernier festival de Sundance, The 40-Year-Old Version est le premier film de la comédienne, scénariste, réalisatrice et productrice Radha Blank. C’est aussi l’une des plus belles surprises du catalogue Netflix sortie à l’automne 2020. En grande partie autobiographique, l’œuvre en noir et blanc se démarque notamment grâce à la truculence de son personnage principal qui questionne, non sans humour, son désir de vouloir se raconter et les expédients dont il faut user pour pouvoir se retrouver sous la lumière des projecteurs, surtout lorsque l’on naît femme et noire.
Radha est une auteure new-yorkaise n’ayant toujours pas écrit le hit de sa carrière. Après avoir fait partie des 30 dramaturges de moins de 30 ans à surveiller, elle était pourtant promise à un brillant avenir sur les planches. Désormais à l’aube de sa quarantaine, elle dresse un bilan désappointant de son parcours erratique, au regard du temps passé à donner des cours de théâtre plutôt qu’à croire en son talent. Pour réparer ce préjudice, elle se fera justice en dépoussiérant l’une de ses premières amours qu’elle avait jusqu’alors délaissée, le rap, prête à tout pour ne pas voir ses rêves péricliter.
Find Your Own Voice (FYOV)
Rares sont les fois où le milieu artistique encourage les hésitations et les vocations sur le tard à se manifester en toute légitimité. Nonobstant une imagination plus que féconde, la créativité de Radha Blank a pourtant longtemps été bridée par un manque de visibilité. 12 de ses pièces de théâtre n’ont pas vu le jour tandis qu’une seule d’entre elles a réussi à se glisser dans la programmation d’Off Broadway (Seed). Officiant également à titre de rappeuse (RadhaMUSprime) et d’auteure pour la chaîne de télévision Fox, vous avez peut-être eu la chance d’écouter, ou même de voir son travail, à travers les séries Empire et She’s gotta have it de Spike Lee. D’ailleurs, si vous êtes familiers avec cette dernière, vous ne serez pas surpris de retrouver quelques liens de parenté avec son premier opus, pour tout ce qui a trait à l’humour, l’émancipation et la place actuelle de la femme noire dans la société.
Pour les besoins de son film, la réalisatrice ne s’est pas embarrassée à changer le prénom de son héroïne qui n’est nulle autre que son alter ego. Par ce biais là, elle favorise l’adhésion du spectateur à ce personnage fantasque (regard caméra) en maniant avec adresse l’art de l’autodérision, plutôt bienvenue, sur les questionnements existentiels de la jeune artiste qui, de temps à autre, est tournée en ridicule dans des situations somme toute banales du quotidien. En cette circonstance, la professeure ressemble à ces actrices de comédies sentimentales qui s’enfargent dans les aléas de la vie avec une gaucherie souvent réjouissante (scène du bus). À ceci-près qu’elle ne répond pas aux standards de beauté émis par la société, bien qu’elle essaye par tous les moyens de s’y prêter, en buvant des milkshakes santé comme substitut de repas à longueur de journées.
Radha aime coller son oreille au mur pour écouter ses voisins copuler et ainsi palier à la solitude de son quotidien. Volubile et prolixe, son flot de paroles débite à la seconde autant de mots que de mètres cubes s’écoulant d’un robinet d’eau. Pourtant, derrière cette image trompeuse de femme décomplexée se cache un être insécure qui doute de tout, particulièrement d’elle-même. Surnommée Miss B par ses étudiants, les cours de théâtre lui permettent de gagner en confiance, appréciée par certains pour son franc parlé, même si d’autres voient en elle une artiste ratée. Un champ contre champ dans la salle de classe met alors en exergue l’adversité entre la prof et ses élèves, dans un ping-pong verbal plein d’esprit où elle rappelle à une jeune fille qu’elle n’est pas dans Dangerous Minds (John N.Smith, 1995), une redite hollywoodienne où Michelle Pfeiffer incarne cette image archétypale du sauveur blanc.
Créations et défilés de haute culture
Chez Radha, la question de l’identité culturelle est très présente, de ses coiffes à ses objets de déco. A contrario, son agent d’origine coréenne, Archie (campé par l’attachant Peter Kim), n’a pas à cœur d’explorer son ascendance, chose que son amie lui agite souvent sous le nez. Comme s’il fallait à tout prix revendiquer ses racines pour devenir une personne accomplie. S’il est nécessaire pour certains de connaître leur histoire familiale, d’autres n’en ressentent pas le besoin et préféreront s’en émanciper de façon à creuser leur propre sillon. À chacun sa construction identitaire. De fait, l’attachement profond de la jeune femme à sa culture et son envie de la partager vont la pousser dans ses retranchements, parfois même jusqu’à l’excès (la scène d’étranglement d’un producteur blanc est particulièrement jubilatoire).
Il faut dire que J.Whitman (formidable Reed Birney) ne manque pas une occasion de se congratuler de produire une pièce afro-américaine, devant une assemblée faussement empathique laissant échapper des piaillements hypocrites (« ohhh ») envers une communauté à laquelle ils sont étrangers. En vérité, il ne s’y intéresse pas le moins du monde, son expérience noire se résumant à une série de clichés fait d’armes à feu et de « yo » sur fond de misérabilisme social. Il n’a pas la moindre idée de sa complexité qu’il préfère représenter dans une caricature grossière, croyant ainsi satisfaire les attentes du spectateur, pourtant capable de se confronter à la réalité. À force de lisser les traits de caractère des personnages pour les rendre plus accessibles, il finira par leur enlever de leur couleur, de leur identité.
Dès le départ, la cinéaste critique les nombreuses discriminations systémiques qui renforcent les positions sociales inégalitaires, au moyen de stéréotypes et de préjugés véhiculés à l’encontre des productions noires, fréquemment sous-payées, mal subventionnées et mal dirigées. Faut-il qu’elle se cantonne exclusivement à des créations sur l’esclavage pour que sa voix puisse être entendue ? C’est en tout cas ce que suggère son alter ego avec ironie à son agent Archie, évoquant un musical sur la vie de Harriett Tubman (une militante noire américaine, figure de proue de l’abolition de l’esclavage) après avoir essuyer plusieurs refus. Radha est alors face à un dilemme moral de taille. Est-elle prête à consentir à la dénaturation de son texte et de ses intentions afin de voir son travail se concrétiser sur les planches, grâce à des institutions blanches adeptes d’une poverty porn condescendante ? Accepter, c’est cautionner une vision de la communauté noire du point de vue de ces riches blancs aisés qui n’ont jamais mis les pieds (et ne veulent pas les mettre) en banlieue. Leur réalité n’est qu’un mensonge réconfortant leur accordant le plaisir de croire être en mesure de saisir ce que vivent les personnes noires.
On comprend donc mieux pourquoi Miss B est réticente à l’idée de laisser sa pièce de théâtre, Harlem Av, entre les mains de cet homme à l’esprit béotien. Selon lui, le scénario manque d’une authenticité noire à laquelle il n’a pourtant jamais été familiarisé. Dès lors, la réécriture du scénario tourne vite au ridicule lorsqu’une voisine blanche s’offusque de ne pas trouver de lait de soja à Harlem. La réalisatrice pousse à son paroxysme sa satire savoureuse sur la gentrification, dans une mise en image drolatique (images carrées sur fond noir) s’apparentant à un théâtre de marionnettes dont elle tire les fils avec habileté. Elle dénonce les caprices de bobos fraîchement débarqués, refusant de s’intégrer et de s’intéresser à leur nouveau quartier qu’ils abandonneront le jour où le vent changera de direction. En conséquence, de nombreuses dissonances vont poindre lors du workshop entre l’équipe de production et les acteurs qui peinent à saisir le ton de l’œuvre. Séparés par une table, à l’instar d’un candidat face à un jury, ces derniers devront se dépatouiller par eux-mêmes pour se sortir de ce fouillis culturel inintelligible, miroir d’une société tout autant troublée à laquelle Radha essaye de s’adapter.
Je rappe donc je suis
La chambre endeuillée de noir au début du film laisse progressivement place à la lumière lorsque l’héroïne décide de prendre en main sa carrière, dans une belle anaphore visuelle remplie de ses obsessions qui manifestent un désir de changement. Petit à petit, il se dessine chez elle une propension à la transmission qui apparaît sous les traits de sa plume aiguisée, crayonnant des textes de rap avec un naturel confondant. Inspirés par son quotidien, ils sont engagés et fédérateurs, à l’image de ses valeurs. À titre d’illustrations, Poverty porn (« If you wanna get on / You better write me some poverty porn ») représente parfaitement le génie créatif de son talent, loin des gimmicks pauvres et consternants de la nouvelle génération s’abrutissant au son d’un Girl don’t flake, bitch let’s bake. Tout au long du film, ce leitmotiv ne fera qu’asseoir la légitimité de Miss B à se mettre à rapper. Pour ce faire, elle va contacter sur instagram un nouveau Dj (prénommé D) aux beats accrocheurs, dont l’habileté à traduire l’urgence de ses maux est stupéfiante.
À l’issu de leur première rencontre, leur collaboration n’a pourtant rien d’encourageant. D n’est pas intéressé par les menus propos de Radha qui se perd souvent dans des explications futiles et insipides. De prime abord découragée par le mutisme du Dj, davantage intéressé par la pertinence de ses rimes qu’à ses interminables justifications pour ne pas s‘impliquer, elle parviendra à se libérer des peurs qui embastillent son cœur. Il arrive à la mettre en confiance dans un espace où elle peut enfin donner libre cours à son intuition et se donner les moyens de ses ambitions. Malgré quelques préjugés (elle en a comme tout le monde), D un est un gars cultivé dont la mère décédée lui a transmis le goût de la musique, de John Coltrane à Quincy Jones. Il aime fureter à la recherche d’une vérité, celle que l’on cache souvent derrière les apparences, lui avec son pseudo, elle avec ses cheveux. Radha a peur d’elle-même, peur de se jeter à l’eau, de prendre le micro et de laisser aller son flow. Peur d’être à sa place, de ne pas pouvoir faire face à cette mise à nu nécessaire, son nerf de la guerre. Miss B n’est peut-être pas Queen B, mais lorsqu’elle se transforme en RadhaMUSprime, une chose est sûre, sa mécanique bien huilée ne manque certainement pas de sincérité et de causticité. Elle a des choses à dire, des idées à défendre mais une seule voix pour se faire entendre. Elle boxe avec les mots contre les désillusions de la vie, la fièvre au corps et la ferveur de Rosa Parks en tête.
Le titre du film réveillera peut-être en vous un air de déjà vu. Vous ne rêvez pas. The 40-Year-Old Version est un jeu de mot calqué sur la comédie légère The 40-Year-Old Virgin (2005) de Judd Apatow. Une manière preste et efficace de donner le ton du métrage sans même en avoir vu quelques images. Si le calembour prête à sourire, il symbolise également le dépucelage tardif de la carrière de Radha entre l’ivresse et la maladresse des premières fois. Tourné dans un noir et blanc rappelant ce passé que Radha n’arrive pas à quitter, la nervosité de la caméra traduit parfaitement les doutes professionnels et existentiels auxquels elle est confrontée. Ce parti pris esthétique met sur un pied d’égalité les personnages dans un discours qui se veut identitaire. Chacun a un message à faire passer : du couple de vieilles bourgeoises à Archie jusqu’à cet itinérant fort attachant qui vole la vedette, dans une mise en abyme scénaristique aux ressorts dramatiques attendus que la metteure en scène déconstruit avec efficience. À la fois divertissant et euphorisant, le film est empreint d’une spontanéité contagieuse à suivre un personnage qui refuse de laisser son âge régenter ses pensées. Inspirés autant qu’inspirant, quelques gags à répétition bien placés déclencheront une salve de rires en allant au bout de leurs idées, sans jamais tomber dans le brocard complaisant.
40 ans. L’âge de raison pour certains. Pour d’autres, à l’instar de la cinéaste, c’est le moment de réécrire l’histoire. Le moment de se raconter dans un beau brouillon de culture qui s’accompagnera sûrement de quelques ratures dans cette recherche de soi. Une fois ses angoisses contrôlées, il lui sera dorénavant possible de rêver sa vie en couleur. Une vie bigarrée faite d’essais, parfois ratés, mais qui auront au moins le mérite de s’y être hasardés. C’est l’intention qui réveille et révèle l’amour en chacun de nous.
Bande annonce originale :
Durée : 2h09
Crédits photos : Jeong Park/Netflix